Et toi, pourquoi tu aimes le cinéma ?


Certains répondront que le cœur même du cinéma se trouve dans l’artiste derrière, dans l’histoire qu’il veut raconter, dans ce qu’il met de son âme sur un bout de pellicule ; d’autre s’exclameront que le cinéma est avant tout un art visuel, que seuls la densité d’un plan, la beauté d’une mise en scène, le mouvement audacieux d’une caméra orgueilleuse comptent. Tous seront d’accord pour admettre que le cinéma ce sont les deux aspects, l’histoire et le visuel, enlacés l’un à l’autre comme deux êtres complémentaires, où l’un sert l’autre, où l’un porte l’autre. Le cinéma c’est une image qui nous émeut. Le cinéma c’est une histoire qui éblouit nos yeux. Le cinéma c’est tout ça à la fois, un tableau, un poème, une danse, un monument, un chant, un livre qui se feuillète de lui-même sous nos pupilles exaltées où aux contre-plongées se substituent les métaphores, aux gros plans se substituent les anaphores, aux travellings se substituent les oxymores. Si nous aimons le cinéma aussi c’est parce qu’il glisse en nous des souvenirs, des instants de vies qui resteront, qui nous forgeront. Le cinéma inocule notre mémoire, enrobe nos sentiments, et parfois un film c’est presque aussi bien qu’un baiser, qu’une caresse, qu’un fou rire. Peut-être en faisons-nous parfois trop, mais un art qui dialogue tant avec nos vies ne peut pas être pris avec des nuances, et c’est sans honte qu’à la fin d’un Premier Contact je me dis que « je ne m’en remettrai jamais », ou que je m’énerve d’une colère réelle et palpable contre un film que j’ai trouvé abject, et oui j’en fais trop, parce que j’aime en faire trop, parce que le cinéma me fait en faire trop. Pour moi, et pour beaucoup je pense, le cinéma est une partie de ma vie, un film vu a la même valeur qu’une photo de vacances dans un album, les larmes versées peuvent avoir la valeur d’une peine passée. Pourquoi j’aime le cinéma donc, parce qu’un jour, un jour dont je me rappelle encore, un jour qui compte comme un souvenir ancré profondément, un jour de forte émotion, un jour, j’ai regardé Requiem for a Dream. Et ce même jour j’ai rencontré Darren Aronofsky qui, même s’il ne le sait pas, a changé ma vie, l’a sauvée. Darren Aronofsky est un réalisateur qui sans cesse m’a parlé, m’a aidée, et Requiem for a Dream est la première étape, les premiers mots qu’il m’a adressés, et bordel que c’étaient de grands mots. Parce que dans Requiem for a Dream il y a tout.


Dans Requiem for a Dream il y a la grandeur visuelle. L’esthétique qui parcourt les images a sa propre beauté, sa beauté granuleuse et sale, sa beauté malaisante et maîtrisée, qui donne aux plans cette esthétique télévisuelle si bien pensée, avec des tons bleuâtres, verdâtres, et des couleurs qui bavent aussi désabusées que les personnages, aussi tristes que leur vie. Ce n’est pas une beauté au sens classique du terme, mais particulière au cinéma, lorsqu’une image est si maîtrisée qu’elle dégage l’ambiance parfaite qui conviendra au film, quand bien même cela doit passer par la dégradation volontaire de la netteté, de la colorimétrie. Cette même beauté passe par la réalisation, dérangeante et inspirée, où l’outil cinéma est exploité jusqu’à sa moelle, du split-screen à la superposition, de l’accéléré au ralenti, du très gros plan sur un œil s’ouvrant à l’éloignement pour la poésie d’une jeune fille attendant calmement de dos sur un ponton.


Dans Requiem for a Dream il y a le désespoir. Vous savez qu’il y a des moments dans la vie où on a besoin du désespoir. Où empêtré dans mille problèmes, dans un blocage émotionnel douloureux, on a désespérément besoin qu’un intermédiaire nous illustre ce qu’est la détresse, nous impose de la peine, afin de se libérer. Requiem for a Dream fait partie de ces films qui façonnent une émotion pure, qui construisent un ressenti. Repensons tous à cette vieille dame, assise dans sa cuisine, livrée seule à une caméra qui la filme de trop près, pour l’obliger à parler, à dire qu’elle se sent vieille, à dire qu’elle se sent seule, devant son fils qui l’ignore trop, devant cet objectif qui l’emprisonne. C’est cette dame, Ellen Burstyn, qui pleure, qui nous fait pleurer, parce qu’elle cristallise en elle un désespoir immense, une peur du passé et du futur, une solitude écrasante qui broie l’individu.


Dans Requiem for a Dream il y a le social violent. Par le portrait désabusé d’individus grignotés, malades, accros, Darren Aronofsky peint une Amérique poussiéreuse et épuisée. Ce n’est pas un film sur la drogue, c’est un film sur l’addiction, sur la dépendance à toutes choses, futiles ou importantes. Requiem for a Dream fait vivre des personnages en quête de n’importe quoi, en recherche d’un avenir qui se disloque entre leurs doigts maigres, parce qu’ils se sentent esseulés dans une ville immense qui les laisse en parias, parce qu’ils veulent être épris de tout pour trouver une raison, un but. La drogue c’est le violent moyen d’oublier qu’on a toujours déçu sa mère, l’héroïne c’est l’ultime échappatoire pour rêver alors que les immeubles laids et brûlants nous clouent au sol, la cocaïne c’est l’espoir d’un jour fonder son magasin, d’un jour être heureux, d’un jour aller loin de tout ça, les amphétamines c’est la solution pour se sentir belle, parce qu’on veut être regardé, admiré, à nouveau enfin exister. La véritable drogue du film ce sont ces rêves inatteignables qui les font tous s’agiter, Harry, Tyrone, Marion, Sara, et qui s’écrasent au sol en éclats souillés.


Dans Requiem for a Dream il y a l’amour. C’est, je pense, la facette que l’on a tous tendance à oublier, et pourtant ce film regorge d’amour. La scène d’ouverture montre la détresse d’une mère qui affectionne désespérément son fils au point de le laisser faire ce qu’il désire. Cette même mère qui voudrait passer à la télé, pour montrer à tous son enfant qu’elle aime tant, pour ressusciter son mari. Le dernier plan du film, c’est cette mère qui enlace son fils en souriant, ce sont leurs deux corps l’un contre l’autre, parce que c’était ça le rêve, être ensemble, se soutenir, s’aimer et être heureux. La dernière chose que le personnage d’Harry réclame à l’écran alors qu’il est étendu sur son blanc lit d’hôpital, ce n’est pas son héroïne, mais c’est Marion, la femme qu’il aime. C’est pour elle que son visage se tord en sanglots, elle est son ultime pensée dans l’agonie, son véritable manque qui le possédera toute sa vie. Le rêve c’était d’aimer et d’être aimé, et ce songe s’étouffe de lui-même dans ces plans des cinq dernières minutes qui montrent chacun de nos personnages absolument seuls, allongés, leur corps détruits, coupés, malades à l’image de la tendresse qu’on leur a arraché.


Dans Requiem for a Dream il y a aussi la musique magnifique, l’impression d’être secoué en tous sens, le dégoût, la peur, la colère, le choc, le coup de poing. Il y a aussi tout Darren Aronofsky, sa passion pour l’obsession même, l’amour qui n’a jamais quitté ses films, la folie qui habite chacun, l’affection envers toutes les possibilités du cinéma.


Requiem for a Dream c’est un souvenir mémorable, c’est un choc émotionnel aussi puissant que la vie réelle, c’est une histoire déchirante et violente, c’est une esthétique sublime et inventive, c’est tout ce pourquoi j’aime le cinéma.

CrèmeFuckingBrûlée
10

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le 8 mai 2017

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