Au cours des années cinquante, on voyait des soucoupes volantes partout : dans le ciel bien sûr, mais aussi dans les films, les livres, les bandes dessinées. Sans que l’on sache si on y croyait ou non, elles contribuaient à alimenter le climat socio-culturel d’une époque à la fois prospère et inquiète. À partir des années soixante-dix, promues au rang d’OVNI, elles quittèrent le champ de l’imaginaire pour entrer dans le domaine de la science. Tout en restant cantonnées au niveau spéculatif, elles firent l’objet de très sérieux rapports publiés par des savants envisageant leur existence et, pourquoi pas, la possibilité plus ou moins prochaine d’une rencontre. Avec Steven Spielberg le possible devient probable, et le probable certain. Un petit garçon part sur la route pour répondre à un appel inconnu : débute la plus belle des fictions. Jusqu’alors, les homoncules verts venus visiter notre Terre avaient souvent des desseins belliqueux, colonialistes voire exterminateurs, filant la métaphore paranoïaque de la menace communiste ou des dangers du péril atomique. Après plus de vingt ans de conservatisme obstiné et de repli sceptique, consistant à prêcher la méfiance à l’égard de tout ce qui est étranger, Rencontres du troisième type démontre la grandeur de l’invitation au consentement et propose une acceptation collective : par délégation, c’est toute une humanité qui s'y alloue, peuplade indienne, savant français, quidams américains... Les autorités ont perdu l'esprit suspicieux qui les motivait, songeant surtout à se réserver la primeur de l’évènement dans un élan d'amour jaloux. L'armée ne pointe plus ses canons vers les envahisseurs, comme dans La Guerre des Mondes : elle protège leur mystère contre l'importunité des foules. Une contemplation éblouie de l'altérité a remplacé le dégoût qu'excitaient auparavant les êtres venus d'ailleurs, et la défiance politique ou métaphysique s’est inclinée devant une conception positiviste de l’homme et de sa place dans l’univers.


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Fait exceptionnel dans sa carrière, Spielberg signe seul le scénario (il ne reviendra à l’écriture qu’à l’occasion d’A.I.). Preuve supplémentaire de son engagement, il veut François Truffaut pour interpréter le rôle du professeur Lacombe, lequel accepte. Une admiration réciproque lie les deux hommes : quand le père de la Nouvelle Vague incarne une figure tutélaire pour le kid de Cincinnati, qui voit en lui un ambassadeur de paix, le tout jeune trentenaire est perçu comme l’héritier d’Hitchcock par l’auteur des 400 Coups. Mais, à l’instar de ses fidèles amis Francis Ford Coppola, Martin Scorsese et Brian De Palma, Spielberg se distingue aussi par un cinéma qui respire son temps. Duel donnait à lire la mauvaise conscience coupable de l’ère nixonienne, terrorisée par l’agression vietnamienne. Sugarland Express orchestrait un éprouvant rodéo automobile au cours duquel éclatait la fureur médiatico-populaire de la province américaine. Les Dents de la Mer tenait un discours nourri d’images fantasmatiques de la culture occidentale et développait une représentation critique des USA : magouilles et scandales politico-financiers. L’idéologie démocrate et le mysticisme tranquille du cinéaste programment son quatrième long-métrage, reflet d’une Amérique carterienne, bonne, pacifique, accueillante, désireuse d’oublier le Watergate et les blessures encore fraîches d’un conflit traumatisant. Poursuivant à sa manière l’utopie de Star Wars, sorti quelques mois plus tôt, il glorifie l’idée que la voie du peuple est écrite dans les étoiles. Il rompt avec la tradition pessimiste des scripts passéistes et anti-progrès, prône les vertus d’une science galvanisée par le recul incessant des limites du connaissable. Son intelligence non obscurantiste se vérifie à travers le langage mis au point pour échanger avec les extraterrestres, qui utilise la démarche artistique, plus exactement musicale : cinq notes composent le code universel qui permettra la communication. Les astronefs et les épiphanies d'outre-galaxie ne ravagent pas le paysage, elles le nimbent et le font vibrer. Les engins spatiaux tiennent à la fois de la méduse translucide, du lustre de cristal et du gigantesque manège multicolore. "Je ne sais pas ce qui arrive, mais c’est beau", constate Lacombe devant le spectacle magique des astres dansants. Et si au "plus de jouir" de Lacan se rapprochent bien des situations où les personnages sont mus par un "plus de voir", alors il est logique que le cheminement dramatique atteigne son apogée lors de la conjonction finale, où chacun est littéralement cloué d’extase par le carrousel rutilant qui s’offre à son regard.


Nocturne, dominé par le ciel étoilé des rêves enfantins, Rencontres du troisième type inaugure pour Spielberg un cinéma de l’émerveillement, des halos lumineux et des images-cocon, ce qui explique que sa mise en scène multiplie les signes de foi. Cela commence pourtant par une brûlure, alors que Roy Neary, brave électricien de l’Indiana égaré en pleine nuit sur une route déserte, observe l’engin qui passe au-dessus de sa voiture. Un rayon aveuglant tombe sur son visage et laisse la trace cuisante d’un coup de soleil, marque partagée par tous ceux qui, comme lui, ont vu. La petite silhouette d’un enfant de dos faisant face à un encadrement de porte saturé de lumière orangée est un plan iconique par lequel le cinéaste semble éprouver sa propre capacité d’illumination du monde. Mais une telle expérience ne va pas sans effroi : la séquence impressionnante qui voit les appareils ménagers, gadgets et jouets mécaniques en convulsion se mettre à battre la breloque, dans leur maison où Jillian et son fils de trois ans sont assiégés par des forces surnaturelles, fait naître une impression de chaos relevant de la terreur authentique. Ce sentiment rime avec une autre forme d’angoisse, née d’une crise plus grave et plus existentielle, qui confère au film sa fondamentale ambigüité : celle de l’échec conjugal et du dysfonctionnement familial. Roy se comporte comme un gamin irresponsable, farfelu, étouffé par l’ambiance hystérique qui règne chez lui. Il sanglote à table, se fait traiter de pleurnichard par son fils, se dispute violemment avec son épouse, s’enferme dans la salle de bains pour calmer ses nerfs. Il est obnubilé par une vision qu’il tente fiévreusement de reconstituer en argile dans son salon, jusqu’à mettre le domicile sens dessus dessous et faire fuir son entourage. Son obsession, qui paraît relever de la psychiatrie, n’est au fond qu’un exutoire pour échapper à un état profondément dépressif. Le film dépeint ainsi la divagation d’un homme en rupture, d’un déserteur n’hésitant pas à abandonner les siens, sans le moindre remords, pour accomplir une mission qui le dépasse et répondre à un enthousiasme rien moins qu’aveugle. E.T. reprendra les choses là où Roy les aura laissées : dans un foyer fui par le père et tenu tant bien que mal par une mère cherchant à dissimuler son chagrin. Contre-champ essentiel à l’ardeur naïve qui l’anime, cette violence domestique fournit à l’œuvre sa tension entre candeur et maturité, exaltation et amertume, félicité et cruauté.


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Balisé de marqueurs culturels caractéristiques (logos Shell’s ou MacDonald’s, feuilletons TV, publicités Budweiser, camions estampillés Coca-Cola), l’environnement social est décrit avec cette précision chaleureuse, ce sens du détail, cette expressivité innée qui ont imposé Spielberg comme un peintre sans rival de l’ordinaire américain. Ainsi de la scène où, à l’aide d’un train électrique, Roy tente d'expliquer à son aîné le principe des fractions. Traitée en comédie, mais avec une tension annonciatrice des conflits à venir, elle est un modèle d’exposition qui situe concrètement le héros et introduit par la simple juxtaposition de deux plans un motif dominant qu'on pourrait appeler la "convertibilité des échelles". La ville, immense, est délibérément désignée comme une maquette, tandis que le minuscule jouet circule dans un "paysage" complexe et paraît habité d'une réelle puissance. Dès lors les va-et-vient se multiplieront du grand au petit, de l’original à sa réplique, au sein d'un univers fluide et hanté par les images collectives. Singulièrement éparpillé, le récit parcourt le globe et les États dans une généreuse confusion des langues (le franglais poétique parlé par Lacombe), sur les traces d’indices énigmatiques. La découverte d'un navire échoué au beau milieu du désert de Gobi, après celle d’une escadrille d’avions portés disparus au Mexique, traduit la dimension transversale des phénomènes et accentue leur dispersion géographique. Quant à la reconnaissance de la montagne par Roy, elle survient significativement sous l'œil indulgent de sa très jeune fille, qui n'a pas encore appris à séparer le réel de l'imaginaire. Le fait que soit alors diffusé un dessin animé est un détail qui participe d’un flux de représentations symboliques, renforce le projet déraisonnable du héros et le relance constamment à la recherche de sa seconde enfance.


Le contexte de la vie politique américaine, le spiritualisme social de Jimmy Carter et la crédulité croissante des masses ne sont pas sans rapport avec le caractère isomorphe que le film entretient avec le récit biblique, plus précisément les événements composant le chapitre de l'Exode et se référant à la théophanie. Les enfants de Roy ne demandent-ils pas à regarder Les Dix Commandements à la télévision ? Les signaux chatoyants dans les nuages renvoient à la nuée qui cache et manifeste Dieu, et la tente où Moïse prépare la rencontre trouve son équivalent dans le camp précaire installé par les scientifiques au sommet de la Tour du Diable, dans le Wyoming. Celle-ci, qui peut évoquer le monolithe de 2001, s’élève unique tel le mont Sinaï au milieu d'un vaste plateau. Les héros y accèdent après une périlleuse traversée du désert, un chemin de croix gravi avec épreuves, tout comme l’étoile de Bethléem avait guidé les rois-mages jusqu’à l’enfant-messie. À aucun moment pourtant Spielberg ne s’embourbe dans le chromo religieux. L’image contraignante et mystérieuse qui possède et transforme Roy, Jillian et Barry joue un rôle analogue à celui des présages : elle intériorise le procédé narratif et transforme le rite en mythe. Rencontres du troisième type retrace donc l'histoire d'une vocation, d’une transfiguration, d’un élan de "ferveur pieuse" selon le mot de Hegel. Le rendez-vous tant attendu, inoubliable apothéose féérique, se déroule dans une atmosphère d’apocalypse bienheureuse, de révélation ultime. Il aboutit même à la cordiale apparition des visiteurs, petits gnomes brachycéphales ou silhouettes filiformes rappelant les statues de Giacometti. Chantre du merveilleux, Spielberg ignore la mièvrerie sentimentale et le prosélytisme verbeux. Son cinéma possède cette vertu rare de transformer le désir de connaissance en mouvement physique, la volonté, la peur, l'amour, la curiosité en énergie, en actes concrets, en termes profus, lisibles et immédiatement accessibles. Il s'agit de se laisser porter par les forces et les interrogations naissant d'un contact avec l'inouï, disposition passive-active qui départage ceux qui ont le "don" des autres, ceux qui veulent jouer (sans sacrifier leurs attitudes rationnelles) et ceux qui ne le peuvent pas (et n’apprendront jamais rien). Fantastique éminemment concret, gratifiant, euphorisant, décrivant un arrachement bénéfique au quotidien, et dont ce conte enchanteur et enchanté demeure l’emblème le plus pur.


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le 5 oct. 2018

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