En l'espace de trois films, Jaume Balaguero s'est imposé comme le chef de file du cinéma fantastique et horrifique des années 2000, participant pour beaucoup à l'essor du nouveau cinéma de genre ibérique. Nourri d'influences toutes aussi cinématographiques que littéraires et vidéoludiques (le gonze est un fan acharné des premiers jeux Silent Hill, au point qu'il est regrettable qu'on ne lui ait jamais confié la réalisation d'une des adaptations du titre), son oeuvre draine une multitude de thématiques récurrentes telles la nature du Mal et l'enfance sacrifiée. Paco Plazza quant à lui s'est clairement fait remarquer dès le début des années 2000 avec son premier long-métrage Les enfants d'Abraham, un thriller policier librement adapté d'un roman de Ramsey Campbell (il est à noter que le premier long de Balaguero, La secte sans nom, était également une adaptation d'un roman de l'écrivain, par ailleurs digne héritier de Lovecraft).


Ayant quelques années auparavant collaborés sur la réalisation de la tournée de la Star Academy espagnole, les deux cinéastes eurent en 2006 l'idée de s'associer à nouveau pour un projet cinéma dans lequel ils comptaient bien mettre à profit leur expérience acquise sur le format télévisuel (et ce, après que Balaguero ait réalisé un moyen-métrage intitulé A louer et qui comportait déjà plusieurs ingrédients que l'on retrouvera dans Rec). Sorti en plein milieu du renouveau de la figure du zombie au cinéma, Rec colla une baffe monumentale au public de l'époque, alors peu préparé à la dimension hautement horrifique d'un film à la durée (et au budget) plus que modeste et dont le pitch minimaliste ne laissait rien présager de l'approche innovante de ce qui reste aujourd'hui comme un des parangons du found footage. Depuis Le projet Blair Witch, peu de bandes du même genre avaient su bousculer avec autant de brio les codes de la mise en scène à la première personne jusqu'à marquer durablement son époque.


Débutant comme un simple documenteur nocturne via le reportage d'une équipe de télévision menée par la versatile Angela Vidal (Manuela Velasco, par ailleurs véritable animatrice de télévision) qui suit le temps d'une nuit le travail des sapeurs pompiers barcelonais, le film ne tarde pas à enfermer ses quelques protagonistes dans un immeuble en proie à une contamination de type inconnue. A l'époque de la sortie du film (et quelques mois avant le buzz énigmatique de l'américain Cloverfield), très peu d'infos avaient filtrés quant à la véritable nature de ce huis-clos horrifique lequel renouait à priori avec l'archétype du zombie romérien tel que défini dans La nuit des morts-vivants près de quarante ans plus tôt. Si Rec s'est adroitement démarqué du renouveau du film de zombies initié huit ans auparavant par le 28 Days Later de Danny Boyle, c'est donc avant tout par son emploi d'une narration intradiégétique, directement héritée du documentaire, et très efficace (si tant est qu'on sache en tirer parti) dans la mesure où elle semble plonger plus en avant le spectateur au coeur des événements. Un langage cinématographique qui reste néanmoins souvent rédhibitoire et très (trop ?) conventionnel mais que les duettistes justifient ici par d'astucieuses idées de mise en scène ainsi que par la quête d'audimat de journalistes aussi blasés qu'opportunistes.


Fort d'un indéniable savoir-faire dans le genre horrifique, les deux cinéastes tirent pleinement parti du procédé (par ailleurs, parfait cache-misère budgétaire) qui favorise donc l'immersion totale du spectateur. Le regard de ce dernier ne dépend plus que de l'objectif d'une caméra portée, laquelle capte d'autant mieux la dimension anxiogène de l'intrigue qu'elle laisse de nombreux événements se dérouler hors-champs. Dans Rec, tout ce qui se déroule hors-caméra devient source d'angoisse puis de terreur. Le moindre bruit, le moindre cri provenant des étages supérieurs (et remarquablement amplifiés par la bande-son) témoignent alors d'une horreur indicible, presque lovecraftienne, qui finit par transformer la sordide bâtisse en véritable anti-chambre de l'enfer. L'horreur est d'autant plus prégnante que le premier public ignore tout comme les quelques protagonistes prisonniers de l'endroit la nature exacte du mal qui ronge les lieux. Tout le génie du film est d'entretenir cette incertitude et d'installer progressivement une tension ascensionnelle sans jamais la relâcher, sans jamais céder au moindre trait d'humour, et de privilégier ainsi une montée en puissance dans la terreur. Captés en temps réel mais remaniés par quelques adroites coupes de montage, les événements s'enchaînent à un rythme échevelé, sacrifiant progressivement les figures les plus rassurantes (les policiers, le pompier Manu) jusqu'à s'acheminer vers un final tout aussi inattendu que mémorable. Filmé en vision infra-rouge, ce climax proprement tétanisant prend ainsi de manière surprenante le contre-pied des attentes du public en convoquant dans ses ultimes minutes tout un héritage de superstitions cinématographiques, propre à révéler la nature occulte et démoniaque du mal qui infeste l'immeuble. Une résolution qui tend à raccrocher les wagons avec les préoccupations récurrentes du cinéma de Balaguero pour qui le Mal a toujours été une entité tangible, corrompant les corps et les lieux, proliférant dans des ténèbres insondables où nul ne devrait s'aventurer. Les ténèbres pour le réalisateur sont toujours propices à la propagation d'une entité qui s'empare invariablement des corps comme des esprits (Darkness). Et ce n'est pas étonnant si Balaguero compte parmi ses cinéastes préférés un certain David Cronenberg tant son oeuvre aussi singulière soit elle tant dans la forme que dans le fond, partage de nombreux points communs avec celle de son maître à penser (et à filmer).


Avec ce premier opus (qui au vu de la qualité décroissante de ses suites aurait grandement gagné à rester orphelin), Balaguero et Plazza livraient un film d'épouvante dont le degré d'excellence et le succès critique et public (ré)ouvrit la voie à une flopée de found footages pour la plupart tous aussi opportunistes que paresseux et ne retenant presque rien des leçons des duettistes. Véritable monument du genre, Rec se regarde et se vit encore aujourd'hui comme un authentique ride horrifique dont l'urgence de la mise en scène et l'atmosphère de cauchemar absolu laissent le spectateur sonné sur son siège, et ce bien après la dernière image.

Buddy_Noone
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le 18 nov. 2015

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Buddy_Noone

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