Le film s’ouvre sur une scène des plus classiques : une matinée maussade, un ado grimaçant, la routine déprimante. Il serait alors logique, pour ne pas dire naturel, de penser que ledit ado grimaçant est un lycéen et que ladite routine déprimante, n’importe quelle journée de semaine pour un étudiant de son âge. Pourtant, ce ne sont pas les grandes portes vitrées de son lycée que Wade Watts, alias Parzival, pousse chaque matin, mais celles, lourdes et métalliques, de sa salle de jeu, aménagée à même le cadavre d’une voiture, dans une décharge ; l’humanité du futur a déserté la sécheresse du monde réel pour se réfugier dans l’OASIS, seul univers où le possible subsiste et où l’existence tient encore de l’essence, et s’est pris à rêver sa vie, quoiqu’elle y vive son rêve.
L’OASIS offre en effet à ses visiteurs une infinité de possibilités. Car non seulement les hommes y ont migré en nombre, mais encore ce que l’on appelait autrefois le « rêve américain », les y a accompagné, et, avec lui, ses ambitions les plus folles : nulles lois de la physique n’ayant voix au chapitre, seule s’impose aux joueurs la dictée d’un homme, James Donovan Halliday. Seulement le créateur est mort et son héritage, incommensurable, disséminé dans l’OASIS sous la forme de trois clés et promis au premier qui les réunira toutes. De quoi susciter la convoitise... D’autant que la quête n’exige nulle autre condition que celle de jouer. Tel Excalibur dans la roche, les clés sont ainsi à la portée de tous, mais accessibles aux seuls qui s’en montreront réellement dignes. Les appelés sont légions mais l’élu, lui, est unique.
Seulement le sanctuaire est menacé et la vision de Halliday, contaminée par des intérêts privés. Par l’entremise de la cupide IOI, la sphère du réel s’est subitement invitée dans la sphère du virtuel, et la frontière, autrefois perméable entre les deux, effacée au profit de la première : les lois de la physique sont certes toujours contredites, mais celles du marché, elles, y ont fait leur entrée et imposé leur austérité. Si bien que ce n’est plus le seul sort de l’OASIS qui se joue, mais celui du monde réel tout entier. C’est depuis sa retraite improvisée, retranchée parmi les ruines, que Wade va affronter les profanateurs, pour le salut d'un vieux rêve qui s'appelait l'OASIS, et celui d'un agréable accident qui s'appelait l'Homme.
La richesse de Ready Player One est triple et doit autant à son réalisateur, plus virtuose que jamais, qu’à son accessibilité pour un profane de ma trempe et qu’à sa puissance thématique et visuelle. Commençons par la fin. Le film recèle de trouvailles, indubitablement imputable au livre (pas facile à dire hein), dont il est l’adaptation. Visuellement, ce qui originellement me faisait nourrir le plus de crainte, s’est finalement avéré le premier déclencheur de mon approbation : l’action est lisible malgré la surenchère esthétique, indubitablement imputable à l’univers du jeu vidéo (c’était plus facile cette fois hein), l’avalanche d’effets spéciaux, très réussis par ailleurs, parfaitement contrôlée, et le travail de l’image, toujours au centre des préoccupations. Entre les personnages qui s’évadent et nous, spectateurs, dans les ténèbres des salles de cinéma, qui les observons faire, l’immersion est totale.
Thématiquement, le film revêt la même ambition et connaît la même réussite. Qu’il traite de l’interdépendance des deux mondes, avec les aspects virtuel du réel (la logique capitaliste ultra-cynique de IOI) et réel du virtuel (les sentiments amoureux et les enjeux politiques qui guident la quête des clefs) , de l’existence ontologique du joueur (Descartes aurait accueilli cette distinction de l’âme et du corps avec enthousiasme), ou, sur un plan plus sociologique, de la coercivité d’un mouvement de controverse pris dans sa logique même (quoique le traitement soit assez naïf et simpliste ici), Ready Player One fait mouche. Et il fallait bien cette double ingéniosité esthétique et thématique pour cueillir un profane tel que moi.
Enfin, le film porte en lui tout le suc de son réalisateur. Aussi les qualités du film sont-elles celles du cinéma de Spielberg : du divertissement intelligent, de l’auteurisme humble et discret, des sentiments nobles et purs. Il est en outre remarquable de voir avec quelle aisance Spielberg enchaine les projets et alterne entre le classicisme de l’Âge d’Or et le modernisme du Nouvel Hollywood, tout en tachant, à chaque fois, de marquer son art et de porter ses potentialités un peu plus loin qu’elles ne l’étaient précédemment. Et c’est en ceci que Ready Player One peut se voir comme une métaphore de ses quatre décennies de réalisation, et le personnage de Halliday, comme son propre avatar. La fin l’évoque d’ailleurs très bien : passés le vertige de la quête et le danger et le frisson de l’acte final, c’est finalement dans le confort d’une chambre d’adolescent que le sort des deux mondes se décide et que le film connaît son véritable épilogue. La filmographie de Spielberg a beau figuré parmi les plus matures et les plus maîtrisées du Septième Art, elle n’en demeure pas moins l’œuvre d’un enfant passionné cherchant à exorciser la morosité et la finalité de la vie réelle dans les quelques millimètres d'épaisseur d'une pellicule. Mort Spielberg ? Pas tant qu’il vivra dans son Haut Château.