Il l’a précisé maintes fois : Martin Scorsese déteste la boxe. Lorsqu’il s’attèle au tournage de Raging Bull, il est au fond du trou, aux prises avec les démons de la toxicomanie. Autant dire que ce projet, apporté par Robert De Niro et tourné afin d'échapper au suicide, avait pour lui tout d’une opportunité de salut. En 1990, l’American Film Institute l’élira meilleur film de la décennie écoulée, couronnant une réputation telle qu’il est souvent considéré comme le sommet artistique de son auteur. Un triomphe à l’américaine, parfaitement asymétrique à l’histoire qu’il raconte. On pouvait s'attendre à une sorte de fresque rétro, avec un côté Parrain et un côté Fat City, illusions perdues, sport et mafia, vérisme et autocritique. Il en est loin. Scorsese est un artiste de sensibilité dostoïevskienne. La description sociale ou historique l'intéresse moins que la vie et les manifestations de l'âme. Il y a trois personnages chez lui : un prêtre, un voyou kamikaze, un esthète. Le prêtre est derrière la caméra, le voyou devant et l'esthète au milieu. Raging Bull est l'explication et le déploiement de cette trinité. Premier plan, déroulé du générique. Sur fond de Cavalleria Rusticana, un homme sautille entre quatre cordes. Il est vêtu d'un peignoir à capuchon et ses mouvements, décomposés par le ralenti, acquièrent une grâce aérienne. Aussitôt après, on découvre La Motta à l'âge de quarante-deux ans, las, grossi, bouffi, répétant son numéro et débitant des plaisanteries de représentant de commerce pour distraire les clients du misérable cabaret qu'il possède et anime. Un énorme cigare lui dévore monstrueusement le visage, comme un chancre noir. Retour en arrière : Jake, jeune homme frisé, presque crépu, franchit les étapes du vedettariat. C'est un battant, une brute. Il est conseillé par son frère et manager Joey, combinard quelque peu teigneux. Les scènes de la vie familiale et professionnelle se succèdent, orageuses ou triviales. L’évocation de la communauté italienne du Bronx revêt des accents de néoréalisme, renvoie aussi au Brando de Sur les Quais, à toute une tradition de la littérature US (Tennessee Williams, Hemingway). Pugnace, Jake gagne et perd le titre de champion du monde, s'encanaille, se compromet, torture son entourage, animé par une frénésie morbide de tigre sicilien et une sorte de hargne destructrice. Cet "encaisseur" farouche pratique l'autopunition jusqu'à l'épuisement, au délire, au sacrifice absurde. Courage et mortification. Grandeur et misère. Gloire et déchéance. Après les succès et la richesse, le recyclage dans la frange la plus minable du show-business, puis la prison, le rejet par les siens, la solitude, la nuit.


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Amateurs de mythologie en short, s'abstenir. Scorsese tourne le dos à tout ce qui a été fait dans le genre depuis Gentleman Jim jusqu'à Rocky. Non que les scènes de combat, pourtant, soient absentes : il y en a et ce sont les plus extraordinaires jamais filmées (une preuve parmi cent : le déluge de virtuosité pure qui s'abat sur cette scène). Pour mieux rendre leur dureté bestiale, Scorsese les reconstitue au cœur de l'action, presque dans la trajectoire des poings qui s'abattent. La sueur coule, les jambes laissent apparaître des stigmates, les sons des coups éclatent aux oreilles, sourds comme si on les entendait dans sa tête. Visages écrasés, os qui craquent, arcades sourcilières giclant un sang noir en de multiples jets, vacarme et silence alternés, montage sidérant, travelling compensé sur l’antagoniste qui s’apprête à infliger le coup fatal : les affrontements relèvent de la débauche plastique, de la musique abstraite, où varient uniquement en sous-titres les noms des adversaires et les dates, seuls ancrages référentiels et chronologiques. L'élasticité des cordes renvoie sans cesse les belligérants vers le centre où la bataille doit avoir lieu, elle les dresse littéralement l'un contre l'autre. L’estrade exprime une métaphysique qui fait du combat une allégorie de la vie humaine. Lorsqu’il est vaincu, La Motta écarte les bras comme un supplicié dont la douleur est le seul moyen de sortir de lui-même. Le faux nez cassé de De Niro, ses yeux aux trois-quarts fermés, cette masse de chair qu'il s'est ajoutée et qui est presque un personnage supplémentaire (son âme visible ou son double), sont ceux du taureau auquel fait allusion le surnom du boxeur. Il ne cesse de voir rouge, et voir rouge c'est voir en gros plans. Jake ne discerne le monde que de cette manière, ne sort à aucun moment d'un espace d’arène, ne perçoit jamais plus loin que ses mains prêtes à frapper. De cette limite, de cette cécité, il souffre et se décompose. Ecce anima.


Coq de combat, ascète du ring, anti-Spartacus qui lèche son carcan, en fait la couronne de sa vie et l’instrument de son triomphe, La Motta est tout cela à la fois. Taper-encaisser, une morale sourcilleuse qui s’incarne en cicatrices, marques glorieuses ou infamantes, horions divers. Il puise dans son alcôve l’élan qui lui permet d’envoyer au tapis l’adversaire, aussi bien que le sentiment de culpabilité qui se change en sourire tuméfié dans la défaite. La violence est sa seule façon de s'exprimer, presque un mode d’existence ; une violence qui court tout au long du film et pas seulement pendant les rencontres où il va triompher de Sugar Ray Robinson et de Marcel Cerdan. Violence dans les rapports avec les autres, dans le langage, dans la vie conjugale lorsqu'il finit par prendre sa femme pour un punching ball. Cette violence est diverse, sournoise, incertaine. Des coups vicieux : emphase et blasphème dans l'injure, embrouillamini des bagarres. On insulte à la cantonade pour perfectionner l'affront ; accusée d'inceste et d'adultère, Vickie avance des détails humiliants pour son mari. Tout mon corps m'est étranger. Toute ressemblance m'incite à la violence. Ces sentences résument à la fois la pensée du "héros" et l'intention formelle de l'œuvre. Raging Bull dresse le portrait d’un homme aveuglé par son incapacité à percevoir le monde autrement que par le prisme de son obsession à être le seul et l’unique. Non content de gouverner sur le ring, il lui faut toujours transposer son autorité au-delà des cordes, chez lui, dans la rue, sur une scène de night-club, sans quoi la panique l’étrangle. Si la paranoïa est l’un des grands thèmes de Scorsese, elle prend ici des allures de somatisation infernale qui contamine l’ensemble de l’espace filmique. Rien ne vient tempérer le comportement de Jake, rien ne vient arbitrer ses excès. Chaque scène appartient au régime d’une subjectivité sans médiation par laquelle le personnage se sait incontournable et en abuse.


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Défait, La Motta demande qu'on le châtie. À la veille des rencontres, il s'endurcit par tous les moyens, cultivant plus d’aversion pour sa présence corporelle que pour son adversaire. Une eau glacée sert à cuirasser ses mains et à martyriser son désir. Loi bien connue du milieu : pour attiser l’agressivité, ne pas baiser avant un match. Le boxeur souffre de la même solitude que le Travis Bickle de Taxi Driver, de la même envie sociale, du même dépit sexuel, décompensés en brutalité à connotation masturbatoire (ici les poings, là les armes). La célébrité du champion est l'autre face de l'anonymat du chauffeur de taxi, renvoyant à la misère du moi qui tourne sur lui-même et s'affole, comme un chien à la queue duquel une casserole est attachée. La Motta n’est donc conscient de rien d'autre que de sa détresse, de ce qu'il est abandonné (par son épouse, son frère, les amis qu'il n'a jamais eus, les relations qu'il n'a jamais su se faire) et, superlativement, de la jalousie pathologique qu’il éprouve vis-à-vis de Vickie. Sa vie amoureuse consiste à s’agiter comme un fauve autour de sa femme. C'est cela, la jalousie : le temps ralentit parce que l'on guette et interprète sans fin chaque geste de l'autre. La Motta est un avatar d'Othello à l'ère de la compétition, avec le fameux "Did you fuck my wife ?" en guise de réplique-clé. Mi-homme de Cromagnon mi-poète courtois, il est le tempérament italien qui ne parvient pas à choisir entre la maman et la putain, s’empêtre dans ces catégories devant une femme qui les transcende, l’enfant avide d’endommager un beau marbre, un chevalier prêt à décrocher tous les Graal pour les jeter au pied de sa belle, d’autant que Cathy Moriarty apporte au film un érotisme troublant — chose assez rare dans la carrière de Scorsese. Œil rêveur et vaguement triste, duchesse pâmée dans les bras du bourreau sans renier son essence aristocratique, lascive et lointaine, elle se prête à toutes les nuances de la séduction. Les problèmes de ménage trouvent leur prolongement belliqueux dans les combats de boxe ; et réciproquement, lorsque les doutes assaillent La Motta au sujet de la fidélité de son épouse, il ne peut s’empêcher de les cogner à l’intérieur du cercle familial. En témoigne la séquence hallucinante du faux aveu excédé de Vickie concernant ses coucheries avec les amis de Jake et surtout son frère, au cours de laquelle Scorsese filme l’intégralité du débordement, de sa source à l’explosion finale. Rien n’endigue la réaction impulsive du personnage qui défonce la porte de la salle de bains, sort dans la rue, agrippé par sa femme, et fait irruption chez Joey pour lui infliger une sévère correction, le tout filmé en continu, sans transition, sous l’effet d’une endémie névrotique caractérisée.


Il est une autre passion, luciférienne, qui mine le quotidien : celle de la gloire. C'est au ralenti qu'explosent et meurent les flashes photographiques. Le champion est monté sur le carré de lumière, l'œil fou, les oreilles bruissant de la clameur de la foule. Il serait moins furieux s'il n'avait fallu, avant de grimper les marches quand sonne l'heure du triomphe ou de la défaite, mener les mille joutes honteuses et mesquines qui donnent le droit d'y accéder. Jake déteste les accolades et les bavardages, les mains qui se frôlent ni vu ni connu je t’embrouille, tout ce monde de palabres auquel il ne comprend rien. Les tractations du succès, du business et de l’argent l’opposent chaque jour au corps social qui se ferme à lui tant qu'il ne voit pas de profit à en tirer. Lorsqu’il livre enfin le vrai combat, le seul pour lequel il se sent fait, le seul soumis comme il le conçoit à la sanction du visible, il se libère de toute sa rage accumulée. Les mots ne sont pour lui que d'obscures magouilles, et sa revanche sera silencieuse comme l'éclat des spots. Le film donne à voir cette impressionnante machine à haïr qui se met en branle dans chaque champion qui grimpe. La sauvagerie de coups de La Motta sur le ring, autant que ceux qu’il encaisse, illustre le profond masochisme d’un homme dont l’objet d’expiation n’est jamais désigné autrement qu’à travers son inaptitude à accepter le monde dans sa diversité. Sa bêtise, propre à de nombreux personnages scorsesiens, est en l’occurrence à prendre au sens primitif et caractérologique de la bête. Surnommé le "Taureau enragé", il ne cesse de foncer tête baissée contre les murs de sa prison intérieure. Au cachot, il fait l’expérience de la solitude subie, celle qui se traduit par l’absence totale de regards extérieurs. Plus personne ne le voit, pas même le spectateur, et son image se dissout dans l’obscurité. Tout juste distingue-t-on son épaule tragiquement épargnée par un faible rayon de lumière. Dans une crise de désespoir, il se maltraite la tête et les poings puis s'assied en pleurant, gémissant tel un enfant, affirmant qu'il n'est pas mauvais, qu'il n'est pas comme on le voit. À la fin, il se contemple dans un miroir : vision pathétique d'un individu qui n'est plus que l'ombre, abominablement épaissie, de ce qu'il fut autrefois. Son surpoids forme une enveloppe compensatrice, inversement proportionnelle à la vacuité de son existence, comme s’il ne lui restait plus que cela pour continuer à en imposer. Il s’accroche comme à une branche pourrie à ses derniers réflexes de showman sûr de lui, pendant que dehors le monde a depuis longtemps tourné la page. "That’s entertainment !"


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Le passage de l'Évangile selon Saint-Jean qui apparaît à l’épilogue éclaire le film et le situe dans sa vraie dimension. Mais l'essentiel n'est peut-être pas dans l'explication de texte. Ce qui importe, c'est que Scorsese ait tenu à rapprocher deux éléments dramatiques pour créer une étincelle. Il développe une contre-épopée sans héroïsme, dans un style cru et avec un vocabulaire souvent ordurier. Il raconte les phases d'une destinée que l'on peut trouver dérisoire, lamentable, ratée, inutile. Les milieux traversés sont sinistres voire sordides. Les personnages rencontrés n'inspirent pas une sympathie spontanée. La boxe est appréhendée à son juste niveau de réalité : une entreprise anachronique manipulée par un réseau de profiteurs de l'ombre, un spectacle sanglant, répugnant, qui procure au public des satisfactions troubles. Et pourtant tout cela, toute cette misère, cette cruauté, la veulerie des uns, le sadisme des autres, tout ce que les gens dits civilisés déplorent et dénoncent, tout ce que la nature humaine comporte de médiocre, va se heurter à la résistance d'un fragment de texte biblique dur et précieux comme un diamant. Et ce texte dit : "J'étais aveugle, maintenant, je vois." Au bout du compte, le Dieu catholique et la créature se résolvent en taches de lumière, en pure affirmation du cinéma, en fascination innocente pour le semblant des flammes. Abel Gance disait que tout film devait être un cantique. Raging Bull a la fulgurance d’un inclassable poème : anciens textes apocryphes ou chant de Lautréamont. Quant à Robert De Niro, qui exprime le détraquement, la dose de folie, la dévastation d’un homme inapte à formuler ce qu’il ressent, aussi incapable de s'accommoder de l'exiguïté de sa cage que de s'en libérer, il apporte à son personnage d'animal tourmenté une puissance inouïe. On a assez dit qu’il avait pris puis perdu trente kilos pour les besoins du film, ce n’est qu’une anecdote montrant jusqu’où un acteur peut s’investir dans une aventure cinématographique. Les louages les plus déraisonnables qu’on lui adresse sont justifiées, et à la mesure de cette œuvre absolument immense.


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Créée

le 4 juil. 2012

Modifiée

le 21 sept. 2014

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Thaddeus

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