Qui a peur de Virginia Woolf ? est un grand film sur la névrose d’un couple qui tente désespérément de surmonter la disparition de sa progéniture en trouvant dans l’enivrement un exutoire apte à purger ses maux, à délier les langues et vider les consciences des rancœurs et des rancunes. Le choix du noir et blanc, que sublime une photographie magnifique, indique d’emblée que nous nous situons au crépuscule de l’homme, dans une nuit de pleine lune qui symbolise à la fois la mort de l’astre solaire et sa résurrection à venir, soit un moment de transition, un temps hors du temps, un espace comme mis en pause et lavé de ses habitants. La nuit est ce temps de la seconde vie, elle donne accès à une réalité que le jour et les convenances sociales qu’il exige gardent prisonnière. La partition d’Alex North participe à cette atmosphère onirique, forte d’un thème délicat et fugace.
Les personnages vont et viennent, leurs mouvements n’obéissent plus aux impératifs diurnes mais donnent accès à leur intériorité, traduisent à l’écran l’activité de leur conscience tourmentée. C’est un temps de l’abandon de la raison et de raccord à ce quelque chose de plus ancien, de plus primal, de plus viscéral. Quatre corps se réduisent à leurs fonctions primaires, s’agitent, se hurlent dessus, s’enlacent ; Honey se livre à une danse endiablée pendant que George fait jouer un disque qui déplaît à Martha, qui rappelle à Martha un passé heureux dont le retour est douloureux. Mike Nichols, cinéaste issu de la scène, adapte une pièce de théâtre signée Edward Albee en accordant un soin particulier à la gestuelle des corps des personnages, aux mimiques qu’ils adoptent entre deux verres de Scotch ou de Bourbon : les corps de Nick et Honey fonctionnent tels des échos retardés de ceux de George et Martha, l’alcool les conduisant petit à petit à un dérèglement de tous les sens. Pour les incarner, quatre acteurs splendides, dont Elizabeth Taylor et Richard Burton qui paraissent ici trouver un théâtre sur lequel représenter leur propre couple.
Le travail de l’espace est également digne d’intérêt puisqu’il révèle, lui aussi, la marche ininterrompue de la conscience : une longue déambulation nous introduit dans le domicile de George et Martha, où nous restons un bon et long moment, suffisamment longtemps pour que leurs deux invités absorbent cette substance capable de les raboucher à cet en deçà ; se met alors en place un jeu d’échange où les époux s’intervertissent, délaissent leur conjoint pour partir avec celui de l’autre, condition nécessaire au dialogue et à la remise en question de soi par l’épreuve d’autrui. Le jardin fonctionne ainsi comme un lieu de libération de la pensée et de renaissance à soi. Qui a peur de Virginia Woolf ? devient progressivement une séance de psychanalyse qui s’étend sur plus de deux heures et qui permet aux protagonistes de « laver leur linge sale », comme si les sous-vêtements d’abord planqués sous le canapé refaisaient surface une fois Martha changée en femme fatale – elle monte à l’étage mettre une tenue plus adéquate, nous est-il dit. « À chaque fois que quelqu’un vient ici, il perd les pédales », affirme George, comme si la névrose de son couple disposait de l’expérience et de la force suffisantes pour engloutir avec lui le mariage des autres.
La longueur du film contribue à faire de lui une descente aux Enfers, une lente et violente agonie au terme de laquelle surgit le crépuscule du matin, promesse d’un renouveau, ou d’une rechute. Immense.