Loin d'être anodin, exercice délicat s'il en est, le premier contact entre un cinéaste et son public est souvent primordial, révélant potentiellement le talent et la singularité de l'un tout en faisant naître le désir chez l'autre. Le cinéma, l'art en général, n'est rien d'autre au fond qu'un dialogue s'établissant entre deux inconnus ne parlant pas forcément la même langue, mais qui vont peut-être finir par se comprendre, interagir, ressentir... Des émotions, il en a été question forcément lors de notre rencontre avec Denis Villeneuve, avec ses premiers films, Incendies surtout, cultivant notre intérêt pour son cinoche, nourrissant nos appréhensions à le voir s'orienter vers le film de studio. Va-t-on perdre cette originalité qui faisait toute sa force ? On peut le craindre, surtout en voyant les difficultés qu'il a eu à s'extirper du consensuel avec Sicario, sans oublier celles rencontrées par ses collègues en abordant le genre science-fictionnel (Nolan et l'emphatique Interstellar ou encore Jeff Nichols et le bancal Midnight Special). Seulement, loin de rompre le dialogue, Arrival en initie un nouveau à partir des dialectes oubliés de la SF d'antan, ceux de The Day the Earth Stood Still ou de Close Encounters of the Third Kind, faisant passer l'émotion avant le spectaculaire, l'humanisme avant l'esbroufe.


Le charme incongru de l'heptapode


Pénible, indigeste, bien souvent écœurant, le film d'invasion extraterrestre n'en finit plus de déverser son outrance et sa bêtise crasse sur les toiles du monde entier. Bien conscient de cela, et des quelques excès formels de son dernier rejeton, Denis Villeneuve s'empare du sujet avec une retenue des plus troublantes. Car, avant d'approfondir son propos, c'est par le regard que le premier contact se fait et les signaux perceptibles sont pour le moins charmants : on nous éblouit sans nous en mettre plein la vue, on nous montre les choses sans nous en dévoiler totalement le contenu. L'esthétisme employé, régit aussi bien par la pudeur que la grâce, trouve l'équilibre parfait entre montrer et suggérer, entre la sérénité organique du terrestre et la fascinante technique de l'extraterrestre.


On mesure véritablement ces ambitions à travers la mise en images de « l'Alien » : loin de l'iconographie du monstre sanguinaire ou du terrifiant envahisseur, « l'autre » est perçu comme un autre « nous », s'intégrant parfaitement dans notre monde, dans notre environnement. L'ovni, aux formes arrondies, variante élégante du monolithe de Kubrick, rappel moins le vaisseau guerrier et son désir de mort que l’œuf et sa promesse de vie. Les aliens, eux-mêmes, ne laissent entrevoir de leur corps que des références terrestres (poulpe, éléphant...). Finalement, c'est avec subtilité que Arrival nous propose une rencontre où le troisième type s'avère être la Nature elle-même, ou une variante de celle-ci : la découverte de l'ovni nous surprend par la place qu'il prend dans le paysage, se fondant harmonieusement avec les éléments. Loin d'être agressive, l'imagerie ainsi composée se rapproche par essence de celle utilisée autrefois par le maître Tarkovski pour Solaris, tissant d'imperceptible lien entre technique et organique (l'antre de l'ovni qui a tout de la caverne ou de la cavité utérine), ou tout simplement entre ici et l'au-delà, comme le souligne délicatement ce cordon vaporeux qui relie le ciel avec le plancher des Hommes.


Voyez-vous tous ces humains ?


Cette sobriété dans le traitement a l'avantage de composer un univers SF qui n'écrase pas son sujet, guidant notre regard non pas sur l'étoile mais sur l'Homme qui la regarde. Ainsi, tout nous renvoie vers lui, vers cet être humain, frêle et dérisoire, dont le reflet inquiet se répand sur les parois du vaisseau, dont la pantomime est mise en relief par l'écran des heptapodes et dont la présence charnelle illumine une image à l'arrière-plan maintenue dans le flou total. Aussi étrange que cela puisse paraître, nous ne connaîtrons pas grand-chose des péripéties liées à la présence extraterrestre : quelques flashs info distillent l'effervescence mondiale, la présence discrète des militaires nous rappelle l'imminence d'un conflit. L’œil de la caméra préférant se focaliser sur un spectacle tout autre, celui qui se lit sur le visage de ces soldats de l'ordinaire, Ian et surtout Louise, dont l'ultime bravoure consiste à se tenir debout malgré une vie bien souvent cruelle, qui reprend soudainement tout ce qu'elle met si longtemps à offrir.


Comme il a pu le faire précédemment, Denis Villeneuve place son héroïne au cœur de son film et fait porter tout le poids émotionnel sur les épaules d'Amy Adams : doute, peur, résignation ou espoir, le spectre balayé par l'actrice est large, donnant sa pleine puissance à une aventure intérieure des plus passionnantes. Vite relégués au second plan, les éléments du fantastique laissent place au traumatisme personnel, au drame familial et à la souffrance larvée. C'est l'histoire intime d'une femme qui s'exprime alors à l'écran, nous transportant loin des lieux communs du grand spectacle pour tendre vers un univers oppressant au sein duquel les pauses et les silences nous prennent aux tripes. Même si parfois le cinéaste flirte avec la mièvrerie, en copiant l'épouvantable poésie malickienne, son approche de la dimension humaine reste subtile, véhiculant l'émotion avec une remarquable économie de moyens (montage et rythme lancinant induisent une impression de vertige, joliment confortée par le score de Jóhann Jóhannsson), donnant à son drame la couleur de l'intime : la tragédie humaine devient celle d'une femme ordinaire, la découverte spatiale devient celle du soi, de l'autre, de l'être aimé.


Langue brillante


Malgré ses qualités, Arrival semble manquer d'intensité. L'intrigue, simple et classique, ne nous surprend pas, mais surtout on a le sentiment que Villeneuve, par peur de ne pas répondre au cahier des charges qui lui est imposé, reste dans une sorte de retenue l'empêchant de transcender son sujet. Le film perd un peu de son aura avec des passages superflus (la crainte artificielle de l'apocalypse, la menace des habituels méchants, Russes et Chinois, le twist final...) ou des personnages mal exploités (comme celui de Forest Whitaker), donnant l'impression de ne pas utiliser totalement son potentiel.


S'il ne peut revêtir le prestigieux costume réservé aux chefs-œuvre, Arrival se distingue par son approche habile du destin humain. Sous couvert d'une intrigue purement science-fictionnelle (comment établir le dialogue avec un extraterrestre), il pose au cœur de son propos la notion de langage, de communication avec les êtres, esquissant par la même occasion la singularité de la vie. Villeneuve à le bon goût de se réapproprier l'héritage de ses aînés (HG Wells, Wise, Spielberg) pour élaborer une histoire foutrement humaine au sein de laquelle les mots et les silences imposent leur pleine puissance, impressionnant notre imaginaire, faisant frisonner notre épiderme.


En reprenant à son compte l'hypothèse Sapir-Whorf, Villeneuve met l'accent sur la force évocatrice du langage : sa complexité renvoie à la richesse d'une civilisation (elle témoigne de la supériorité des aliens ou de la culture des peuplades étudiées par Louise) ; le mot peut donner vie (les surnoms Abbott et Costello vont parachever l'humanisation des Aliens) ou engendrer le chaos (une simple erreur de traduction peut provoquer un conflit) ; par contre, son absence laisse le désarroi s'installer (la tension entre les peuples, l'entrée en processus de deuil) tandis que sa pureté peut déplacer des montagnes (les frontières, comme les certitudes d'un général, s'effondrent ; les cœurs meurtris se remettent à aimer, malgré tout). Finalement, c'est avec élégance que le cinéaste calque sa narration sur le motif du palindrome, évoquant avec finesse aussi bien la gravité de l'existence que l'ouverture à l'autre et aux sentiments. Malgré un final un peu confus, Arrival bouleverse par sa simplicité, sa candeur parfois, et par la vérité qu'il dégage. Loin du spectaculaire et de l'intellectualisme outrancier, il redonne à la SF sa tendre dimension humaine, poussant agréablement l'aventure vers l'intime, et au-delà.


(7.5/10)

Créée

le 29 oct. 2021

Critique lue 68 fois

3 j'aime

Procol Harum

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