Contact et Arrival ancrent "l'intérêt humain" de leurs intrigues intimistes sur le deuil. Du père, de la fille. La linguiste n'espère pas que la science donne un sens à sa vie ; elle se contente de traduire le sens que les autres accordent aux mots, en naviguant dans les eaux profondes et bleutées de la dépression.
Le film s'ouvre sur le point d'orgue émotionnel marqué par la musique mélancolique de Max Richter ; ne s'ensuivent que les limbes de l'après. Le monde sous-marin de la dépression, où le rythme de la vie a ralenti, comme dans le milieu de vie des extra-terrestres; qu'elle intégrera à la « fin ».
La même musique clôturait Shutter Island, dans lequel un renversement de perspective final révélait que tout le film n'était qu'une histoire que le héros se racontait pour masquer la mort de sa femme, provoquée par son incapacité à différencier rêve et réalité. Le dernier épisode de Sherlock reprend la même idée. La pièce manquante qui change toute la perspective. Car il y a toujours cette possibilité ; ça ou une révolution scientifique...
Arrival n'ouvre pas la porte au doute. La circularité de la pensée méta-temporelle l'annule : le personnage avait la prescience de la mort de sa fille, nous indique un flash back. Qui pourrait aussi être un souvenir inventé pour donner un sens à la mort de sa fille ?


À une époque de disparition accélérée des cultures et des langues qui les portent, donc de la variété de points de vue sur le monde qui les accompagnent, Arrival renoue avec le rêve de Babel : l'âge d'or d'une humanité unie par une langue. La fin de l'altérité. L'enfermement dans une vision collective, vers laquelle nous guidera la prophétesse qui a su entendre le message de l'au-delà, du radicalement autre (alien). Bizarre.


Dans une histoire courte incluse dans le recueil Future Shocks, « Eureka », Alan Moore raconte l'histoire d'un groupe de jeunes astronautes partis à la recherche d'autres formes de vie, narrée par un personnage qui après 3 ans de voyage, ne supporte plus la proximité de ses compagnons. Il connaît par cœur leurs habitudes, leurs tics de langage. Puis le plus rébarbatif d'entre eux émet la supposition qu'ils pourraient rencontrer l'altérité sous une forme éthérée, gazeuse, voire... Sous la forme d'une idée. IL rejoint un jour ses compagnons de route, extatique, pour leur transmettre sa découverte. «Si tout le temps est simultané et tous les événements arrivent en un seul instant, alors le temps n'est qu'une vision de l'esprit..." Le narrateur refuse d'écouter son verbiage. Mais les autres l'écoutent, et les uns après les autres, sont gagnés par la nouvelle vision du monde, gagnés par ce sourire béat, comme les convertis d'une secte. Une bande d'illuminés. Le narrateur n'y échappera pas.


Le cerveau humain utilise, pour reconnaître les signes, des aires autrefois uniquement attribuées à la reconnaissance des objets. Forcément, non ? Chomsky accorde moins d'importance au langage, dans la formation de la pensée, que Piaget. Certaines langues rendent capables de différencier les couleurs avec plus de subtilité. Mais aucune langue ne permet de percevoir les ultraviolets.
Et le LSD ?
La confusion entre le mot et la chose est à la racine des religions. Au début était le verbe. Les états modifiés de conscience, la folie passagère (?) des chamans, ces schizophrènes intégrés à la société. La parole incantatoire qui fait surgir des démons. L'effet placebo, la pensée magique qui change réellement la réalité, à condition de ne pas savoir qu'il s'agit d'un effet placebo.
A quoi bon une philosophie de l'être (Heidegger) dans une langue qui ne comporterait pas ce verbe ? Ceux qui la parlent vivraient-ils dans une réalité plus pauvre pour autant ? Disparaîtraient-ils de la carte ?
Dans Contact, les aliens établissent la communication en usant d'un code binaire jouant en boucle une liste de nombres premiers. Les maths sont le langage commun.
Si les maths sont le langage commun à deux civilisations ayant grandi isolées, sont-ils en adéquation avec la réalité ? Leurs lois sont-elles celles de la nature ?
Car paradoxalement, les maths sont l'acmé de l'abstraction. Ils ne désignent rien de particulier. N'expriment aucune intention. Ce qui est sacrément limité pour un langage.


Le langage humain aurait commencé dans le medium sonore. Le son se propage dans l'espace. Il se déroule dans le temps. La parole est un récit, une progression le long d'une ligne temporelle.
Les extra-terrestres n'ont pas d'équivalent entre son et signes du langage.
Le livre n'est que la transcription d'une pensée/parole, sous une forme solide où tous les moments coexistent, et où le déroulement du temps est restitué par la lecture. Des mots alignés côte à côte, ou des cases comme celles d'une bande dessinée, ou de la baie vitrée du salon de l'héroine Louise (avec une forme qui ressemble à un portique de temple japonais).
Percevoir toutes les strates du temps simultanément gomme l'illusion du libre arbitre. Il ne reste plus qu'à accepter ce qui vient et a été. S'identifier au devenir. « Vouloir ce qui est » (le bouddhisme via Schopenhauer via Nietzsche). Voilà un point que partagent donc les maths et le langage / weltanschauung alien.


Dans Contact, juste avant son départ pour les étoiles, Jodie Foster est dans sa chambre, postée devant une calligraphie représentant le signe/symbole zen japonais du « néant » (merci Kenshin), qui deviendra la structure du langage extra-terrestre dans Arrival.


Arrival renverse plusieurs aspects de Contact. L'héroïne dépressive du film de 2016 a abandonné - elle ne cherche pas le contact ! Dans un point de départ plus réaliste, elle ne s'accroche pas à l'espoir de retrouver son père dans les étoiles, ou le sens de la vie dans la science. Ses extra-terrestres ne répondent pas à un message hertzien envoyé dans l'espace. Elle ne veut plus passer le seuil, traverser de l'autre côté de la baie vitrée pour aller dans le jardin où elle jouait avec sa fille. Mais un peu plus loin, il y a l'océan. La source de vie, et le « sentiment océanique » de fusion dans le collectif.
Les aliens lui redonnent envie de passer derrière la glace. Leur mode de pensée zen lui permet d'accepter le passage du temps.
Une autre forme de consolation que l'espoir d'une vie après la vie, d'où résulte une éthique individuelle stoiciste. L'acceptation de l'abolition dans le tout, ou l'anéantissement. Qui sur un plan politique, pourrait se traduire dans l'acceptation passive de l'extermination de masse ?
Bon, en fait, n'importe quelle religion permet de justifier les massacres. Les idées sont des outils qui servent indifféremment n'importe quel maître (et à défaut de dialogue, la guerre constitue une confrontation des points de vue). En tout cas, les idées humaines...
Un outil peut remplir différentes fonctions, ou être détourné de celle pour laquelle il a été conçu. A l'inverse, il a été dit que le nucléaire n'était pas une technologie neutre, qu'il allait de pair avec un pouvoir centralisé militarisé. On fabrique dans les centrales le combustible des bombes. Et leur dangerosité même implique supposément un étroit contrôle des autorités. Ici, les extra-terrestres proposent une langue-outil qui change la vision du monde, et donne le pouvoir de changer ce monde par la pensée qu'il a modifiée, en la rendant rhizomatique, collective, unifiée, passive. En rendant les hommes eux-mêmes instrument contemplateurs du devenir.
Pas conne la pieuvre.
Les poulpes ne viennent pas dialoguer, mais donner un cours.Ils n'essaient pas d'apprendre la langue des autochtones.Sous le couvert d'offrir un outil qui augmente la puissance humaine, ils "terraforment" l'esprit humain (avec la pensée-religion qu'ils implantent dans les esprits sans discussion, en bons colons), formatent la pensée humaine pour préparer le peuple d'esclaves qui les servira dans 3 millénaires.
Ils manipulent les émotions humaines pour les gagner à leur cause (la nostalgique a succombé au chant hypnotique des sirènes, et sombré dans un délire où elle devient sauveur du monde).Télépathes, télékinésistes, télétransporteurs. Leur navette glisse entre les mailles de la trame temporelle, abolit la distance - leurs vaisseaux sont aussi bien des portiques. Le temps et l'espace sont des notions qui ne s'appliquent plus. Dans la représentation d'une technologie extra-terrestre, le film évite les impasses courantes, qui consistent à représenter une technologie "avancée" et étrangère en se basant sur les machines contemporaines,habitude qui provoque une obsolescence accélérée des récits de s.f. - on ne sait simplement pas comment ça marche. En somme, ces aliens ont dépassé le problème posé à ceux de "Forbidden Planet" , et qui causait le malheur des humains usant de leur technologie : ils se sont rendus à la hauteur de leur pouvoir de transformation de la matière par la pensée, en modifiant leur pensée. Et en accédant paradoxalement à une mentalité indifférente au sort de celui qui pense, ne désirant plus employer ces moyens illimités de transformation du monde.
Mais alors qu'est-ce qu'ils viennent faire ici ?
Et leur langage est-il dénué d'histoire et d' équivocité ?

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le 19 févr. 2017

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Chaton_Marmot

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