Bel exercice de style pour un film tableau subtil et féministe

Déjà quelques semaines se sont écoulées depuis que j'ai vu "Portrait de la jeune fille en feu" de Céline Sciamma, et j'y ai pas mal repensé, je dois dire qu'il s'est pas mal imprimé dans mon esprit, notamment parce que j'ai trouvé qu'il était plus visuel et symbolique que didactique et axé sur les dialogues.
J'ai trouvé malin que ce film soit une sorte de réflexion sur la peinture, au niveau du thème comme au niveau de l'esthétique ; ayant toujours aimé les arts qui font référence à d'autres arts, et là c'est une vraie métaphore filée. Le personnage de Marianne, professeur de peinture, raconte une histoire qu'elle a vécue quelques années auparavant alors qu'elle avait pour mission d'aller faire le portrait d'une jeune femme destinée à être mariée, Héloïse, et ledit portrait devait être envoyé au futur époux à Milan. Le récit enchâssé constitue l'essentiel du film, et le récit cadre seulement quelques minutes au début pour situer le propos, et à peine plus de temps à la fin pour conclure. Même dans la structure, on est dans le registre du tableau ! Ainsi que de la peinture d'histoire, de la peinture intime, de la peinture amoureuse, du portrait de femme.
Un premier point que j'ai énormément apprécié, basique, évident, mais qui n'est pas si facile que cela à satisfaire : visuellement, c'est superbe. Les plans sont vraiment des clins d’œil à des formats et styles de peintures : paysages, scènes d'intérieur, portrait en pied, portrait plus resserré, scènes de fête... Les plans qui se déroulent à l'intérieur de la propriété pourraient être des scènes intimes de la peinture hollandaise du XVIIème siècle, du Vermeer ou Rembrandt par exemple, ceux où Héloïse court vers l'océan pour s'arrêter juste au bord évoquent Turner et ses personnages de dos, se faisant personnages admoniteurs pour nous laisser contempler avec eux le sublime de la nature. Par moments, le film m'a paru lent, un peu long, j'avoue m'être parfois ennuyée, mais en même temps je sentais que c'était nécessaire pour la suite, et que c'était un temps qui permettait de décortiquer tous les détails visuels des scènes, pour être en phase avec la minutie de Marianne devant peindre chaque infime reflet sur les drapés de la robe d'Héloïse, avec sa concentration pour rendre au mieux ses expressions, ainsi qu'avec l'immobilité d'Héloïse lorsqu'elle pose. Le film ne cherche pas tout le temps à occuper le spectateur avec mille effets et actions, on est parfois dans la micro-action, dans l'attention portée au geste, à l'intention, et c'est aussi ça qui est beau. Cela va de pair avec le silence qui règne souvent dans le film, et c'est d'ailleurs un thème abordé par les deux personnages féminins principaux (et les deux personnages principaux tout court, vu que ce film passe le test de Beschdel haut la main) : Héloïse a été retirée du couvent, et elle dit à Marianne que ce n'était pas si mal, qu'au moins elle pouvait entendre de la musique, ce qui étonne Marianne, qui lui demande si elle n'est jamais allée à l'opéra. L'on a vite tendance à prendre pour acquis qu'un film a une bande originale, une musique de fond, de multiples effets sonores qui encadrent l'histoire ou guident les émotions des spectateurs, et pour moi qui ai horreur de me sentir prise pour une andouille par des musiques narratives trop présentes, j'ai trouvé mon compte dans ce silence important. Quelques moments contiennent de la musique, mais toujours dans des scènes où la musique est intradiégétique : lorsque toutes les femmes sont rassemblées dans une sororité manifeste sur la plage et chantent ensemble, ou à la fin lorsque Héloïse découvre l'opéra. Le film met en valeur les moments où il ne se passe pas grand-chose - en apparence -, où il n'y a pas de mouvement, pas de son, que ce soit pendant les séances de pose, ou pendant des moments où les deux héroïnes et une employée de maison lisent au coin du feu. Ne pas inclure de musique dans un film situé à une époque où il n'y a avait pas de brouhaha diffus télévisé ou radiophonique est beaucoup plus crédible, et pourtant c'est assez rarement fait, tant on est habitué en tant que spectateur à être diverti et sursollicité à tout instant. Alors même si parfois j'ai pensé à autre chose, laissé mes pensées voguer pendant certaines scènes un peu longues, j'ai trouvé qu'il s'agissait de plages un peu méditatives et correspondant aux états d'âme de Marianne et Héloïse assez bien vues.
Les dialogues sont assez rares, et plutôt antinaturalistes. Ils donnent l'impression de répliques de théâtre, ce qui paraît un peu désincarné, et le laps de temps entre une parole et sa réponse donne une impression de manque de spontanéité, mais c'est clairement voulu, et au moins c'est un vrai choix artistique, chaque parole résonne, c'est un rythme assumé, et encore une référence en rapport avec les arts de prédilection de l'époque à laquelle l'action est censée se dérouler : toute l'esthétique, visuelle, sonore, dialogique, est cohérente. Les costumes sont également très beaux, ainsi que les décors, un vrai travail de recherche a été fait pour créer cet univers total.
Certains plans sortent le spectateur de l'époque du récit : les scènes d'amour entre Marianne et Héloïse, qui semblent soudainement plus contemporaines. Dès que les cheveux des deux femmes sont lâchés, alors que les chignons en brouillent la longueur, on se rend compte qu'ils sont mi-longs, avec des coupes qui pourraient être portées aujourd'hui, et dès qu'il n'y a plus de costume, on se rend compte que leurs deux corps proches dans des draps pourraient être ceux de n'importe quelles femmes à n'importe quelle époque, que la scène pourrait avoir lieu n'importe quand, hier, aujourd'hui, entre deux femmes qui s'aiment. À elles deux elles sont atemporelles ; d'ailleurs leur histoire dure à travers le récit de Marianne, c'est à Héloïse qu'elle rend hommage.
Lorsque l'on connaît la filmographie de Céline Sciamma (pour ma part j'avais beaucoup aimé "Tomboy" et "Naissance des pieuvres") il n'est pas étonnant de voir à quel point elle donne de la place aux femmes, et à quel point "Portrait de la jeune fille en feu" est féministe, même si ce n'est pas à travers son discours qu'il s'exprime. Par exemple, Marianne finit par s'en aller parce que Héloïse va se marier, et quand Héloïse lui demande si elle veut l'en empêcher, la retenir, Marianne lui répond que non, et toutes deux obéissent aux convenances de leur époque, ne sortent pas du rang qu'elles doivent tenir en tant que femmes. Elles s'aiment, transgressent certaines règles ensemble, mais n'abolissent pas l'ordre social. (C'est aussi ce qui permet au film de rester crédible et de ne pas devenir une espèce de fresque historico-fantasmatique, d'autant qu'il ne s'agit pas d'un film à discours, d'un film à thèse selon moi.)
Un autre point que j'ai beaucoup aimé dans "Portrait de la jeune fille en feu", c'est l'aller-retour constant qu'il fait entre le récit principal et les mythes, notamment celui d'Orphée. Dans une scène assez longue, Marianne, Héloïse et la jeune employée de maison, Sophie, seules dans la maison, lisent "Orphée", à haute voix, et discutent de son interprétation : pourquoi Orphée s'est retourné alors qu'il avait promis à Eurydice de ne pas le faire, est-ce qu'il s'agissait d'une preuve d'amour, d'une incapacité ? Ou s'agissait-il d'une trahison ? Préférait-il vivre avec le souvenir d'Eurydice plutôt qu'avec elle ? Cette discussion, qui est l'une des plus longues scènes de conversation du film, préfigure le rapport entre Marianne et Héloïse, et leur séparation. Pendant tout le film Marianne tient le rôle d'Orphée. Elle est une peintre dans un domaine d'homme, elle se déplace seule, n'est pas fiancée, son référent parental est son père, peintre également, et elle est plus émancipée que semblent l'être les jeunes femmes de bonne famille. Dès lors qu'elle arrive dans la maison d'Héloïse et sa mère, le rôle de Marianne est aussi de tenir compagnie à Héloïse, de lui rendre le sourire, la gaieté, après qu'elle soit revenue du couvent suite au décès de sa sœur : elle doit la ramener du monde des morts, comme Eurydice, et la refaire passer du côté des vivants. D'ailleurs le "fantôme" qui apparaît plusieurs fois sous les traits d'Héloïse me posait question pendant un moment : était-ce une apparition censée représenter la sœur d'Héloïse, qui lui aurait beaucoup ressemblé ?


En réalité il s'agit donc d'Héloïse en robe de mariée : non un fantôme du passé, mais un fantôme du futur, une crainte, un événement à venir redoutable pour Marianne et Héloïse.


Lorsque Marianne doit partir, Héloïse la suit pour lui dire au revoir une deuxième fois, seule à seule et non plus devant sa mère, elle lui dit "Retourne-toi", et non pas "Ne te retourne pas" comme Eurydice à Orphée. Cette fois-ci dans cette revisite inversée du mythe, Marianne est dans une position d'obéissance contrairement à Orphée, mais perd quand même son Eurydice ; comme suite à un accord.
À la fin du film, dans une des scènes conclusives, Marianne présente un tableau dans une exposition, qui représente un instant du mythe d'Orphée et Eurydice. Un homme commente son tableau en disant que c'est une représentation très originale pour cette scène, qu'en général on représente Orphée et Eurydice avant la perte, ou après, mais rarement au moment T, et que l'on dirait que les deux se saluent : comme l'adieu des deux femmes l'une à l'autre, Eurydice restant dans le monde des morts (sa famille, son futur mari, sa future descendance, les convenances), et Orphée s'en retournant à son monde des vivants (les peintures, les cours, les expositions). De plus, sur ce tableau, Eurydice tombe d'une falaise, or dans le mythe elle reste dans le Styx mais ne chute pas ; alors que Marianne avait souvent peur qu'Héloïse ne se jette à l'eau ou de la falaise, comme feu sa sœur. J'aime l'idée que tout cela ne soit pas formulé, et qu'on puisse décrypter les images ; comme à la manière d'un critique d'art devant une peinture, où tout est signe, possibilité, référence équivoque.
Pendant l'exposition, Marianne est habillée comme une sorte de mousquetaire, de lord, elle paraît presque plus virile que les hommes qui l'entourent, qui sont plus apprêtés, poudrés, perruqués. Elle a fait enregistrer le tableau sous le nom de son père pour pouvoir exposer, et il est d'ailleurs à plusieurs reprises questions de ce père que l'on ne voit jamais, qui est peut-être le seul homme du film que l'on aimerait découvrir plus, qui ne semble pas présenté négativement, ou connoté péjorativement, comme annonciateur d'un mauvais présage ou d'un sort déchirant. Marianne aperçoit le portrait d'Héloïse à l'autre bout de la salle mais juste en face du sien, dans une pause qui est évidemment un clin d’œil à leur amour passé, ce qui permet une communication picturale entre elles en dépit de leur séparation. Il est intéressant de voir que Marianne doit fendre la foule des hommes pour aller se place en face du tableau, que les hommes la gênent physiquement. Ils font toujours obstacle entre elles, physiquement, socialement. Ils annoncent toujours une perturbation lorsqu'ils font irruption à l'écran, dans ce monde de femmes, et font l'effet d'un choc visuel, d'une intrusion. Ils sont plutôt absents dans le corps du récit, pour une fois dans un film ils sont soit accessoires soit gênants. Ils sont un peu présents au début du film lorsque Marianne arrive en bateau dans la propriété de la famille d'Héloïse - ce qui donne l'impression qu'elle arrive sur une île, en tout cas un lieu reculé, propice à la transposition des mythes grecs, comme "L'Odyssée" -, les hommes qui conduisent la barque sont disposés comme des personnages du "Radeau de la Méduse", et comme ils sont esthétisés et existent plus par leurs couleurs et les drapés de leurs tenues que par leur être ils ne sont pas gênants, on les voit sans les voir plus qu'ils ne sont de réels personnages. La seule fois où l'on voit un homme dans le corps du récit enchâssé, il est assis dans la cuisine, et il semble vraiment intrus, étranger, de trop : il n'a pas l'air méchant, mais tout de suite on l'associe à des complications, il rompt le charme, il n'a pas sa place là, et il annonce la fin de l'idylle, de la parenthèse enchantée entre Marianne et Héloïse, puisqu'il vient pour apporter le portrait de cette dernière à son futur époux. Même lorsqu'il est question d'hommes que l'on ne voit pas ils sont des obstacles : le futur mari d'Héloïse bien sûr, qui est une entité abstraite que l'on peut détester, mais aussi le garçon que fréquentait Sophie, car cette relation l'a conduite à tomber enceinte et à devoir se débrouiller pour avorter, épaulée par d'autres femmes - cause négative par les hommes, réparation et retour à la normale rendu possible par les femmes ; opposants / péripéties vs alliées. Dans la dernière partie du film, de nombreux hommes sont présents, des bourgeois, des nobles, que ce soit dans le salon d'exposition ou à l'opéra, mais Marianne semble détachée, elle n'est pas concernée par eux, au final cette profusion masculine reste un vide car les personnages ne sont pas incarnés, ils ne sont que des silhouettes entre elle et son Héloïse inaccessible, croisée par hasard, en peinture ou en personne, sans échange possible.
Pour moi "Portrait de la jeune fille en feu" est vraiment un film intelligent, malin, riche, suggestif, dans lequel Noémie Merlant est merveilleuse (enfin ça c'est un crush personnel mais cela a pu jouer à ma fascination esthétique pour certaines scènes), et en plus un film qui score à ce point au test de Beschel puisqu'il y a plusieurs personnages de femmes, qui parlent entre elles, et pas nécessairement d'hommes, et ce en grande majorité, cela fait du bien une fois de temps en temps, quoi qu'on en dise !

Meowsotis
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les plus belles claques esthétiques et Les meilleurs films de 2019

Créée

le 22 oct. 2019

Critique lue 320 fois

4 j'aime

Meowsotis

Écrit par

Critique lue 320 fois

4

D'autres avis sur Portrait de la jeune fille en feu

Portrait de la jeune fille en feu
takeshi29
8

(Se) retourner (ou non) à la page 28

Pourvu que le 18 septembre prochain, quand sortira ce "Portrait de la jeune fille en feu", les critiques professionnels ne le réduisent pas à un manifeste sur la condition féminine, ou pire à une...

le 19 août 2019

81 j'aime

17

Portrait de la jeune fille en feu
Samu-L
5

A feu doux

Alors portrait de la jeune fille en feu ça donne quoi? Le film est esthétiquement réussi et chaque plan fait penser à une peinture. Le film traite justement du regard et du souvenir. Il y a aussi...

le 16 nov. 2019

68 j'aime

24

Du même critique

Le Serpent aux mille coupures
Meowsotis
2

"Kung Fury" rencontre "Les Cordier juge et flic"

Bon. Bon bon bon. Je crois que je vais commencer par emprunter son synopsis à Allociné histoire de me remettre un peu les idées dans l'ordre après la projection d'hier qui méritait vraiment son nom...

le 9 mars 2017

19 j'aime

32

Au-delà des murs
Meowsotis
9

Au-delà des poncifs et des sursauts artificiels

(Depuis le temps que je la repousse il va bien falloir que je me décide à franchir le pas de ma première critique... Un, deux, trois, c'est parti !) Quand j'y réfléchis il est rare qu'un film ou...

le 20 oct. 2016

14 j'aime

10

I Love Dick
Meowsotis
3

Une bonne dose de vacuité bobo arty

Attention, je risque de spoiler pas mal dans cette critique, puisqu'il ne se passe pas grand-chose dans les huit épisodes de cette première saison. Outre le titre racoleur de la série, qui...

le 9 sept. 2017

10 j'aime

7