« Si je tourne en Super 8, je vais filmer une fenêtre, en 16 mm je
vais en avoir quatre, en 35 mm je vais en avoir douze et en 70 mm, je vais avoir la façade d'Orly. » -Jacques Tati



Le voilà, enfin, le testament de Tati, celui que j'aurais attendu des années à regarder. La haine ne l'épargnera pas celui-là, il faut dire qu'avec son scénario plus minimaliste qu'une toile de Stella, ses dialogues réduits à leur plus simple expression et un métrage dépassant allègrement les 120 minutes, même le plus patient des moines bouddhistes serait tenté d'aller faire un tour au petit coin et ne jamais revenir. Mais pour celui qui s'en accommodera, bon sang, quel bonheur. Il y a dans ce film tout ce qui fait de Tati, aujourd'hui encore, un cinéaste unique. On trouve un peu de lui dans le cinéma contemporain, par Sylvain Chaumet, par Spike Jonze, par Pascale Ferran, mais personne, vraiment personne d'autre n'arrive à conjuguer poésie urbaine, obsessions visuelles, cadrages millimétrés et montage systémique comme lui.


Dans ce grand pot-pourri littéralement exténuant surnagent des personnages tantôt cyniques, mélancoliques, désabusés, tantôt ingénus, excessifs, benêts. Monsieur Hulot est comme à l'accoutumée le petit grain de sable venant perturber cette mécanique aliénante, et Tati son alter ego cynique et compulsif. Docteur Tati et Mister Hulot : le premier est un surdoué à l'œil acéré, piégé dans ses propres complexes et obsessions, il fera appel à son doppelgänger, instrument d'un chaos libérateur, naïf et humaniste en diable. La jeune Barbara s'adjoint à ce couple schizophrénique, Barbara est une touriste américaine de visite dans la capitale, Barbara est belle et pleine d'entrain, Barbara n'est pas le regard le spectateur, elle pointe du doigt ce qui est digne d'intérêt au milieu de cet immense boxon visuel, Barbara est à la fois le parfait intermédiaire entre un cinéaste coincé dans son monde et le spectateur coincé dans le sien, et un passage de relais bouclant pour de bon les aventures de Monsieur Hulot. Playtime débute là où Mon Oncle se terminait, et se conclue sur cette jeune américaine rentrant au bercail ; celle-ci jouit d'une double bénédiction, elle arrive non seulement à quitter ce pays des merveilles infernal, mais elle transporte aussi avec elle le virus Hulot, prêt à se propager partout où la société est en mal de fantaisie.


Playtime est un film fiévreux, malade. Je peux comprendre qu'il divise autant les avis, même au sein des amateurs éclairés de Tati, car c'est un long-métrage qui attire autant qu'il repousse. Attirant, par son imagerie d'une perfection, et d'un perfectionnisme, absolus. Le mariage heureux entre grand-angle et 70mm aurait presque de quoi renvoyer Kubrick dans les jupons de sa mère. Couplé à la grammaire filmique Tati-onne, faite de cadrages étudiés et d'un rythme savamment dosé, il y a beaucoup trop à voir dans ce film pour un simple visionnage, et c'est aussi la garantie d'une œuvre peut-être injustement mécomprise mais qui se bonifiera avec le temps. Repoussant, sans doute pour les mêmes raisons finalement. Delirium tremens de tous les instants, Playtime est un film éprouvant, autant pour le spectateur que pour le protagoniste à pipe, qui en sortent, respectivement, lessivés et englouti. On abandonne Monsieur Hulot derrière un portique ubuesque de supermarché, et avec ce car de touristes qui s'éloigne c'est un personnage qui s'éteint, une force tranquille et étourdie terrassée par le mécanisme redoutable d'efficacité de la société moderne.


Les 24 heures qui ont précédé nous ont montré un personnage plus spectateur qu'acteur au sein du monde qui l'entoure, entre cet aéroport alternant cycles d'intense calme et d'extrême agitation, ces bureaux peuplés de gens factices (au sens littéral, un de ces gags qui ne prend toute sa saveur que sur grand écran), affairés et encubés, cette immense foire royaume de l'hypocrisie et de l'inutile, ces appartements modernes où le privé devient public, où les voisins s'observent les uns les autres par l'intermédiaire de leur petite lucarne (gag génial et tristement prémonitoire), et enfin ce restaurant qui, dicté par des impératifs idiots, ouvre ses portes avant clôture des travaux à une horde d'animaux trop heureux de pouvoir se libérer des conventions sociales imposées le jour. Entre-temps, Barbara, qui voulait voir Paris la Belle, se retrouve traînée d'un endroit à l'autre avec pour seules vues touristiques les monuments dans les reflets des vitres. Paris, Tokyo, Londres, même combat : les chefs-d'oeuvre d'architecture humaine doivent désormais se faire une place en second plan de blocs de béton uniformes.


Playtime est un film gai, vibrant, dansant, à l'image de l'ensemble de la filmographie de Tati, mais écrasé par l'ambition sans limite de son créateur, c'est aussi un film d'une noirceur et d'un cynisme sans précédent. Paradoxe, me dites-vous ? Si paradoxe il y a, c'est bien celui de la Vie ici, Tati n'ayant ni de blâme, ni de solution à apporter aux maux de notre société moderne. Tour-à-tour amusé, critique et fasciné, le cinéaste, aidé de son alter-égo, pointe du doigt sans jamais dénoncer la construction de l'homme contemporain et ses réalisations, y extrait ce qu'il y a de plus drôle et nous laisse le soin de réfléchir à cette danse immuable et routinière à laquelle nous nous soumettons chaque jour. Visionnaire, le film l'est au sens premier du terme, ce qui explique d'autant plus le four qu'il a pu faire en 1967, alors que les blocs de béton et l'arrivée massive de supermarchés étaient perçus comme une bonne révolution.


Aujourd'hui, près de 50 ans plus tard, notre obsession pour le béton et la surconsommation s'éteint peu à peu, au risque de tomber dans l'excès inverse, et c'est ce travers humain que l'on retrouve en filigrane sur l'ensemble des films de Tati. Monsieur Hulot est l'œuvre d'un rêveur un peu tête-en-l'air, qui s'amuse à inventer des vies aux gens qu'il croise en terrasse ou dans les transports, et à jouer avec dans sa gigantesque Tativille. Un poil mégalomane, assurément, mais surtout philanthrope lorsqu'il s'amuse des cadres que nous nous fixons, et de l'absence totale de mesure qui nous caractérise. Il faudra plusieures décennies au public pour comprendre le message que voulait faire passer Tati, davantage qu'il n'en était nécessaire pour ruiner financièrement et mentalement l'auteur, qui retrouvera son double quelques années plus tard au cours d'une aventure plus conventionnelle lui permettant de tourner la page. En attendant, l'héritage qu'il laisse avec ce film, tant d'un point de vue cinématographique que sociétal, reste d'une modernité à couper le souffle.


Pour rester raccord avec ce concept de dualité, Playtime est un film aussi schizophrénique que son auteur, partagé entre l'admiration et le dégoût de cette société, il s'en sort en pointant du doigt l'absurdité et l'humour cachés dans notre quotidien. C'est aussi un film conscient de sa propre stérilité, n'apportant pas de solution aux problèmes qu'il soulève, et soumis à un processus de fabrication froid et automatique (cadres rectilignes, montage mécanique), il se retrouve à assaisonner l'ensemble de généreuses couches de fantaisie histoire de faire semblant. Ce film, c'est cet adolescent mal dans sa peau, deux têtes plus grand que ses camarades, qui reste dans son coin à observer le Monde tourner, et adopte l'humour et le second degré comme mécanismes de défense. C'est cette scène du restaurant, drolatique et absurde, excessive et étirée jusqu'au dégoût, épuisant les dernières forces du spectateur qui, trop heureux de retrouver un semblant de calme, sortira de la salle pour se replonger avec délectation dans son train-train quotidien, bruyant et absurde, mais bien réel cette fois-ci. C'est du cinéma ironique et sans concession, qui n'a pas peur de mettre le spectateur face à ses propres insécurités, quitte à en rire un peu. C'est un cinéma qui me parle, pour faire court. Quant à Playtime, c'est un film qui m'a autant réjoui que déprimé, souvent lors des mêmes passages, et pour les mêmes raisons de surcroît. Quel putain de coup de génie.


Cet critique t'es dédiée, à toi le hipster que j'ai croisé en sortant de la séance. Peut-être qu'arborer un Rolleiflex pété en guise de pendentif, Public Enemy-style, te confère une street cred de dingue, mais quelque part je ne peux pas m'empêcher d'imaginer Jacques Tati en rotation libre dans sa tombe à l'idée de cette absurde vanité.

HarmonySly
9

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le 21 juil. 2014

Modifiée

le 21 juil. 2014

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HarmonySly

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