Le Miroir (il y a du Tarkovski dans ce Céline Sciamma !)

Je n'ai en effet pas pu m'empêcher de penser au grand film autobiographique du maître russe, au détour de ces plans sylvestres où le vent parcourt les feuillages des arbres du petit bois qui abrite la maison centrale de ce Petite Maman et le double renversé qui lui répond par-delà le temps. Construit sur une trame originale, ce modeste mais inspiré film de la talentueuse Céline Sciamma fait en effet dialoguer deux époques : Nelly, petite fille endeuillée par la perte de sa grand-mère à qui elle craint de n'avoir pas su dire au revoir, doit en outre supporter le spleen de sa mère, qui ne peut supporter de retrouver le trop-plein mémoriel de la maison de son enfance et quitte pour un temps Nelly et son père venus l'aider à la déménager. Profitant de l'absence de la mère réelle, une petite fille du nom de Marion s'infiltre alors à travers les mailles de la trame qui relie le passé au présent. Véritable double de Nelly (les deux actrices qui incarnent les fillettes sont jumelles), Marion vit dans une maison exactement semblable à celle de notre héroïne, connaît l'emplacement où la mère de celle-ci construisait les cabanes de son enfance, va connaître quelques jours plus tard l'opération salvatrice qui a évité à la mère de Nelly de partager le sort de la grand-mère (...). Petit à petit le film referme sur nous, jusqu'à la formuler explicitement dans la bouche de Marion elle-même, la vérité étrange que le temps descellé qui se plaque sur la pellicule avait lentement ouverte : Marion, surgie d'un passé avide de réincarnation, est la mère de Nelly.


Si j'ai pensé au Miroir, c'est je l'ai dit de par cette discrète mais superbe utilisation du vent, qui chez les grands cinéastes (ce que Sciamma pourra être, si elle ne l'est pas déjà) se fait presque mystique, de l'ordre magique de la mise en mouvement, d'un arrachement à une immobilité promise qui donne presque à sentir le voyage temporel. Tarkovski m'est aussi venu à l'esprit à cause de l'utilisation de décors forestiers naturels et élémentaires qui, comme chez le grand Andreï, convoquent des sentiments primaux en incarnant sans filtre le bourgeonnement et l'écoulement de la vie à travers leurs couleurs automnales, et mettent à eux seuls en branle la flèche du temps, comme le tic-tac de l'horloge signifie l'inéluctable transparence de ce qui déjà s'apprête à ne plus être. Dans son cadre onirique, qu'aident aussi à construire la relative lenteur de chaque scène et le caractère parfois désincarné ou artificiel du jeu des fillettes qui semblent complètement subir leurs dialogues et les réciter comme si elles voulaient les retenir, Petite Maman semble tout entier tissé de cette terrible obligation de devoir subir l'écoulement d'un temps qui est à la fois la matrice de tous les possibles et la certitude de leur mort annoncée. On y voit deux enfants comme parfois à-demi absentes, retirées en elles-mêmes pour offrir moins de prise à cet arrachement à l'instant, instant qui pour tout mortel a dans un cruel paradoxe seul le pouvoir de donner vie à l'éternité. C'est n'est d'ailleurs pas un hasard si c'est dans l'euphorie de l'instant que, grisées, les fillettes retrouvent par séquences un peu de leur jeune âge.


Ainsi, au détour d'une partie de crêpes où elles semblent retrouver un temps leur naturel, mais surtout d'un tournage improvisé où elles se donnent tour à tour la réplique en incarnant des personnages divers, les fillettes, qui sont le double l'une de l'autre à la fois dans l'ici et maintenant où elles jouent et dans l'écheveau temporel où elles se prolongent et s'enracinent mutuellement, semblent tromper la relation d'identité dédoublée qui les lie et trouver enfin à s'incarner. Chacune trouve alors dans l'autre le miroir dans lequel elle s'assure de sa propre existence ; leur amitié est un arrachement à ce temps qui les spolie d'elles-mêmes à travers l'intranquillité permanente d'avoir bientôt à ne plus être, à ce temps auquel nous rattachent justement les chaînes de la filiation dans lesquelles nos enfants et nos parents nous inscrivent. Faire de sa propre mère une amie, un double, un autre soi, n'est-ce pas avoir triomphé de ce temps que la mère incarne dans sa chair (puisqu'elle nous a engendré et qu'elle nous a elle-même sacrifié à cette dictature du temps) ? Dans ces rares moments de plaisir où sa mère devient une petite fille étrangère assez distante d'elle-même pour qu'elle puisse paradoxalement se reconnaître en elle, Nelly connaît, comme elle pourrait le verbaliser à sa mère et comme le souligne avec inspiration le thème de l'habitué Para One, « le rêve d'être enfant loin de toi ».


Pourtant, cet horizon promis par le jeu d'acteur ou par la rencontre de camarades de jeu, ce rêve d'une individuation complète où l'on pourrait se détacher des racines maternelles qui nous inscrivent dans l'écheveau du temps, comme en incantant sa propre essence ou en décidant de s'associer à l'autre comme à un repoussoir de nos déterminations ontologiques profondes, est par essence une illusion. Le jeu lui-même, en effet, conduit les deux fillettes à reproduire inévitablement cette obsession de l'engendrement en mettant en scène la naissance d'un bébé, comme un pied-de-nez à toute tentative de s'affranchir du temps dont nous sommes tous tissés jusque dans nos velléités biologiques. Plus encore, cette illusion se révèle dans le fait pur et simple que cette camarade que se trouve Nelly soit en fait sa mère ; un autre soi, ce n'est jamais qu'un soi déguisé, c'est-à-dire qu'une image transformée de nous-même, d'un être sacrifié à la roue du temps du moment même où il est engendré hors de la matrice maternelle. Dans ce mouvement de reflux qui va de l'autre à nous puis de nous à notre propre mère, il y a comme l'aveu d'un échec existentiel, l'impossibilité à accepter une individuation qui, en psychologie, amène irrévocablement au voisinage de la mort.


Face à cette terrifiante réalité que grandir et s'inscrire dans la chaîne des générations en se détachant de sa mère revient à prendre sur soi la responsabilité de sa propre fin (mort matérialisée dans le film par le décès de la grand-mère et la tristesse qui saisit la mère de Nelly), l'enfant est donc alors happé, comme nous l'avons sans doute tous été, par la tentation régressive de la fuite. Cette fuite, ce refus de la mort ne peut alors prendre qu'un visage, celui de l'anéantissement, du renoncement au soi, et de la volonté d'un retour fusionnel dans le cocon de la matrice maternelle (Nelly qui enlace sa mère pour la consoler, qui la rejoint dans son lit, qui cherche le lieu de la cabane de son enfance comme pour inscrire ses pas dans les siens et superposer leurs silhouettes...). Nelly pourrait cette fois confesser à sa mère, en parallèle et comme le double sans cesse menaçant de ses désirs de grandir pour elle-même et de se détacher de son ombre, « le rêve d'être enfant avec toi ».


Ce retour sécurisant dans les jupons maternels, qu'un psychologue envisagerait sans doute sous l'angle d'un deuil originaire inabouti, porte en lui tout le drame de l'enfance. Si le roman, en littérature, a été porté aux nues comme le genre psychologique par excellence, Petite Maman rappelle avec brio que le cinéma n'a pas nécessairement de quoi le jalouser. Au-delà de Tarkovski, plus mystique et impénétrable, j'ai aussi beaucoup pensé à Bergman, dont on retrouve certaines marottes dans le film de Sciamma. Cris et Chuchotements par exemple, où les personnages des sœurs elles-aussi confrontées à la mort se dressaient les uns en face des autres dans une relation spéculaire où le génie trouble de l'auteur amenait pratiquement à douter du poids ontologique de l'existence de chacun. Persona, également, qui plus qu'aucun film avant ou après lui, réussissait à incanter le pouvoir de mise en présence du cinéma en confrontant un personnage au double de ses désirs souterrains. C'est dans cette prestigieuse filiation (tiens donc) que s'inscrit là Céline Sciamma, sans avoir à en rougir une seconde. Son film n'a certes pas l'aura des grands chefs-d'œuvre des maîtres russe et suédois, mais sa modestie lui fait gagner en tendresse ce qu'il perd par ailleurs en solennité.

Kloden
8
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le 9 oct. 2021

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