Grand réalisateur, mais merde humaine

C'est ce qu'Ozon fait dire à la star Sidonie / Isabelle Adjani à son (jusque là) grand ami , le réalisateur Peter Von Kant, au moment du "pétage de plombs" de celui-ci, le jour anniversaire de ses quarante ans, parce que le garçon, dont il est fou ou qu'il aime (selon le point de vue), s'en est subitement allé sur la très vague promesse d'un retour, qu'il lui manque et qu'il n'en peut plus de l'attendre.

Comme Peter Von Kant est une caricature à peine déguisée de Rainer Fassbinder, à qui François Ozon rend supposément hommage quarante ans après sa mort, on ne peut lui contester le titre de grand réalisateur, puisque l'aura de Fassbinder n'a cessé de grandir depuis sa mort prématurée à 37 ans. Merde humaine ? N'est-ce pas ce que le scénario d'Ozon ne cesse d'impliquer au cours des 70 minutes précédant la déclaration vengeresse de la star et grande amie jusque là indéfectible de Von Kant ? D'où Von Kant / Fassbinder aurait-il tiré la matière de ses 40 films en 13 ans s'il était une merde humaine ? C'est une des questions que pose peut-être le film d'Ozon.

Quoi qu'il en soit, quand le film se termine, le "grand réalisateur" vient de fêter ses 40 ans (et de quelle manière !). Tous ses proches l'ont lâché ou fui. Il est à bout de souffle, d'envie, peut-être d'inspiration et n'a plus qu'une issue : baisser le rideau, E finita la commedia, mourir (il a d'ailleurs dépassé de 3 ans la durée de vie de Fassbinder). Et tout ça, pour être, selon le scénario d'Ozon, tombé passionnément amoureux d'une "petite pute" : Amir, un jeune homme qui voulait faire son chemin dans le cinéma, un acteur débutant qui "n'a pas de talent, mais sait se vendre" (dixit Von Kant) et qui, après avoir été découvert et lancé par le grand réalisateur, va maintenant tourner à Rome pour cette "folasse de Zeffirelli" (toujours dixit Von Kant).

Le tout récent opus d'Ozon est une adaptation libre d'un très bon Fassbinder : Les Larmes amères de Petra Von Kant, vu deux fois il y a quinze ou vingt ans, mais dont j'avoue n'avoir qu'un souvenir imprécis, sauf qu'il était fort, sincère, douloureux et pas du tout au second degré.

Peter Von Kant est, lui, très second degré. Il prend le parti de la dérision, de nous faire rire de ce qu'il montre, même si l'histoire racontée est fondamentalement navrante, de bout en bout et sous tous ses aspects.

Sous couvert d'hommage, Ozon se livre à un véritable jeu de massacre. Son film est une charge, une caricature, un vaudeville. Et comme Denis Menochet, l'acteur qui personnifie Von Kant, est une vraie bombe, le film fonctionne à peu près et réjouit la salle. Certaines scènes la médusent (quand Von Kant, en boxer et robe de chambre ouverte sur un ventre de femme enceinte, un verre d'alcool à la main et déjà à moitié bourré, danse seul, après le départ d'Amir, en faisant des figures, des grâces et des mimiques extraordinaires pendant 3 ou 4 longues minutes à travers son gigantesque living-chambre-bureau) ; et certaines répliques la font crouler de rire (ainsi Von Kant, furieux, à Sidonie : "Avoue, tu as couché avec Amir !" et celle-ci : "Mais Peter, TOUT LE MONDE a couché avec Amir").

Ozon, vingt-cinq films au compteur, nous fait un portrait au vitriol d'un réalisateur qui serait un cocktail entre Fassbinder (qu'il dit admirer), Almodovar (me semble-t-il) et lui-même, avec un zest de Céline Sciamma (dont il reprend la scène du "crachat à la gueule" de Naissance des pieuvres) ; ainsi qu'une caricature des amours entre garçons, la plus extrême et grotesque qui soit. En début de film, Von Kant (personnifié donc par Ménochet, une force de la nature rabelaisienne ou à la Falstaff) entretient son amie Sidonie d'une relation amoureuse passée avec un certain Franz : "C'était un vrai petit taureau, il me baisait comme une vache, sans se soucier de mes états d'âme, etc." (on croirait entendre parler Néron). Ozon se plaît à brouiller ou à noircir davantage encore l'image que le grand public peut avoir de ces amours-là, se plaît à utiliser des images choquantes, à marteler que l'amour (ici, entre mecs ayant une différence d'âge, de milieu, de culture, de religion, Amir étant, selon toute apparence, un Arabe musulman de tout juste 22 ans) est une folie, une maladie mortelle, que le sentiment amoureux (particulièrement entre mecs, mais pas seulement) est totalement illusoire, impossible. La violence du propos laisse entendre chez Ozon, dont on sait les goûts, comme une amertume, un renoncement... et le parti pris définitif d'en rire et de s'en moquer.

Ozon se plaît aussi à brouiller les clichés : son Von Kant se fait "baiser comme une vache", mais il a une fille de quatorze ans ; et son Amir est marié, mais ça ne l'empêche pas de coucher à l'occasion avec un noir "vraiment noir" qui a "de grosses mains, de grosses lèvres, une grosse queue et qui, de plus, est insatiable" et ça ne l'empêchera pas non plus de jeter Von Kant comme une vieille chaussette pour renouer avec sa femme quand celle-ci, découvrant sa célébrité toute neuve, lui retéléphone.

Le film de Fassbinder ayant d'abord été écrit en pièce de théâtre, le remake d'Ozon, aussi "libre" qu'il soit, garde beaucoup de caractéristiques théâtrales. Il se déroule quasi exclusivement dans l'appartement-atelier de Von Kant (heureusement très éclairé par des fenêtres sur tout son côté cour, le plafond ayant une hauteur double de la normale). Il se réduit à six personnages : Peter et son assistant Karl qu'il rudoie, son amie (et star) Sidonie, le jeune Amir (vite devenu son amant et, neuf mois plus tard, une étoile montante du cinéma qui, grâce à Von Kant, fait bientôt la une du plus grand magazine allemand), Gabrielle la fille de Von Kant et enfin la mère de celui-ci (jouée par Hanna Schygulla, déjà présente, mais dans un autre rôle, 50 ans plus tôt dans Les Larmes amères...). Un inconvénient de cet héritage théâtral : le fait que tous les évènements ou interventions extérieurs sont annoncés par une sonnerie (de la porte d'entrée ou du téléphone) et déclenchent un : "Décroche" ou "Va ouvrir", et à force, c'est lassant.

Autre défaut du film : le propos est si excessif qu'on reste forcément extérieur à l'histoire (on ne fait que regarder un spectacle extravagant qui ne nous concerne en rien), ce qui n'était pas le cas dans le film de Fassbinder.

Heureusement, le casting, dans l'ensemble, relève la sauce et emporte l'adhésion. Denis Ménochet, on l'a dit, est sensationnel et vu de trois quarts arrière a parfois de faux airs du célèbre réalisateur allemand (malgré ses années et kilos en trop) ; Adjani est étonnante, magnifiquement maquillée, énigmatique ; Hanna Schygulla émouvante, indispensable (elle sert un peu de caution fassbinderienne) ; et Stefan Crepon (en Karl, l'assistant de Von Kant... et son parfait contraste), sans prononcer une parole, a quand même le dernier mot. Les deux autres sont moins bien castés. Pour Gabrielle, dont le rôle est mineur, c'est moindre mal. Par contre, Ozon aurait bien fait de demander conseil à Xavier Dolan pour le choix d'Amir, ça aurait sûrement amélioré le film.

Tel qu'il est, l'opus reste néanmoins tout à fait regardable et, sinon juste et intéressant, du moins spectaculaire et divertissant.

Fleming
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le 13 juil. 2022

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