Best Film Ever.

Le titre parle déjà de lui-même : "Persona" est un terme de psychanalyse jungienne, qui signifie grosso modo "masque social". Ce "Persona" est un mécanisme psychique qui prend sa source dans le "Moi" (centre du champs de conscience) qui pousse chacun à adopter une attitude sociale déterminée en fonction du contexte environnant, ce qui finit par confondre l'identité propre de l'individu avec celle qui est perçue par le regard des autre et à faire naître des troubles. Le Persona, c'est donc une série d'images créées par le Moi et qui sont ressorties en temps voulu. Il n'existe pas vraiment de moment où nous sommes à "visage découvert" ; nous sommes condamnés à porter ces masques, et il est impossible pour les autres de savoir ce qui se cache derrière. Mais si je réagis d'abord en fonction de mon rôle social plutôt que par désir individuel, suis-je vraiment un Individu ? Et si oui ... Qui ?

Ce trouble de la personnalité se retrouve au centre du film : Si Elisabet a décidé de ne plus interagir avec personne, c'est par sa peur du faux, de l'hypocrisie, du mensonge permanent : N'osant plus subir l'inévitable influence de ses Personae, elle préfère s'isoler et ne plus avoir à se couler dans quelque rôle social que ce soit. Cependant, on n'échappe pas à sa psyché aussi facilement : On ne décide pas de ne pas avoir de rôle social. Même en étant à l'écart de tout, Elisabet joue un rôle social, précisément celui de la malade traumatisée, muette et seule. Comme expliqué plus haut, le Persona n'est pas un masque qu'on change à sa guise, c'est toute une collection de masques que l'on doit porter en permanence. Au final, Elisabet ne fera que s'enfoncer dans l'immobilisme de son isolation paralysante. Si elle sort de ce mode de vie, elle devra certes accepter que ses Personae se positionnent entre elle et l'autre, mais au moins, elle vivra.

Alma n'est pas non plus très à l'aise avec son identité. Son nom signifie par ailleurs "subconscient" en suédois, terme relativement explicite. À l'opposé d'Elisabet, elle ne semble pas vouloir se débarrasser de ce Persona ... Mais sa situation sociale particulière (Séjour avec une femme muette avec qui elle semble avoir lié une amitié presque fusionnelle) finira par ronger son identité : Elle est presque toujours coulée dans le rôle de l'amie admiratrice, seule avec l'objet de son désir à laquelle elle est entièrement dévouée. L'environnement social a pris le dessus sur elle. Cela finira par rendre flou son point de vue : Et si elle devenait Elisabet ? En tout cas, elle s'y reflète comme dans un miroir. Plus l'histoire avance, plus elle se détruit : Elle semble finir, à la fin du film, par perdre toute individualité propre à l'avantage d'une espèce de copie de "l'Ombre" (archnémésis primitif né de conflits psychologiques intérieurs) d'Elisabet, allant jusqu'à s'accaparer son mari et à lui faire boire son sang.

Persona est donc un drame psychologique dans le sens où ces deux femmes vont se détruire mutuellement par la simple force de leur psyché. Masque et miroir, ces deux symboles vont amener les deux femmes à l'annihilation psychique par un mécanisme qui semble inéluctable. Y échapper ? Impossible, il semblerait. On a en permanence un masque collé au visage qui court-circuite notre véritable volonté. S'y perdre ? Fatal pour l'Individu. Notre comportement ne sera plus que le miroir de celui des autres, sacrifiant l'unicité de l'Individu ainsi que ses désirs et passions à une non-vie d'auto-répression. Ces deux problèmes sont poussés à l'extrême dans le film pour n'y être que mieux exposés. Mais que faire donc ? Vivre avec sans s'y soumettre totalement semble être la seule solution. On ment, on est hypocrite et faux, et ce sans même notre véritable approbation consciente... mais peut-on échapper à ce mécanisme écrasant sans se vouer à la mort sociale ? Malgré tout, l'étrange sentiment d'espoir qui semble filtrer avec difficulté à travers l'ensemble du film et ce malgré des scènes particulièrement désespérantes nous pousse à croire qu'il ne faut pas laisser tomber les bras face à celui qui peut être le pire des ennemis : Nous-même.

Bien sûr, ceci n'est que mon analyse, histoire de donner une idée de la réflexion à laquelle le film peut pousser. Mon propre avis est même susceptible de changer à force de re-visionnages, donc nul doute que Persona saura captiver ceux qui sont intéressés par le sujet qui y est traité.

Il importe maintenant de nous intéresser à l'esthétique du film, qui en plus de rendre ce spectacle époustouflant visuellement, n'est pas influence sur son fond scénaristique.

Le film joue énormément sur les gros plans et sur les visages. Déjà dans la séquence d'ouverture, on peut observer des objets de très près (Y compris des visages) et y observer un gros plan qui se modifie, tout comme celui d'Elisabet après la bagarre avec Alma. Mais ces visages perdront vite leur jovialité, et plus on avance dans le scénario, plus ils perdent leur expression et nous font croire que ces sourires de plus tôt n'était qu'une mascarade. Climax de ce procédé, le visages des deux femmes qui se combinent pour ne plus faire qu'un. La caméra se ballade parfois autre part, sur les mains, par exemple : Sur les paumes tenues dans le dos de la Sœur Alma ou sur le couteau épluchant la pomme d'Elisabet ... ou même sur les doigts entrelacés des deux protagonistes près de la photo du jeune garçon ou sur le bras saignant de l'infirmière où sont posées les lèvres de l'autre.

Cela dit, ce n'est pas tout ce qui caractérise les visages : Les effets de lumières sont aussi fréquents et impressionnants : Contrastes extrêmes, visages ombragés sur fond immaculé, ou au contraire sortant de l'obscurité dans un éclat de luminosité, ... On est pas le loin de l'Expressionnisme. Le fait que le film soit en noir et blanc renforce incroyablement bien la puissance des contrastes. Il peut aller de l'obscur au noir total, du blanc-gris au blanc parfait. Les visages sont profondément marqués par ce procédé tout au long du film, et profitent des gros plans pour être davantage mis en avant. Coupable se morfondant sur son sort ou mine intriguée, les visages inexpressifs prennent toutefois une certaine teinte au contact de la lumière.

À plusieurs reprises, il y a ce qu'on peut appeler un "échange de sentiments" entre deux éléments : Cela commence avec Elisabet, horrifié par ce qu'elle voit à la télé et la succession d'apparitions intermittentes de son visage et de l'écran cathodique, mais il y en a d'autres au long du film. Le procédé est pourtant simple : Une succession de changements de plan assez rapides, avec souvent un grossissement du plan à chaque période. C'est un peu comme si on avait affaire nous-même à la progressive surcharge émotionnelle que l'évènement procurait ...

Lorsque les personnages se déplacent (Ce qui n'est pas très courant, le film privilégiant largement les plans fixes), ils sont souvent suivis par la caméra dans leur mouvement, et ce au rythme de leur pas. Calme et harmonieux lors d'une ballade, plus lointain et perçant lorsqu'Alma tente de rattraper Elisabet. La caméra accompagne véritablement le personnage et elle arrive à retranscrire une émotion, ou même une ambiance rien que grâce à ce procédé.

À des points culminants du film, les deux protagonistes se rapprochent et se tiennent très près l'une de l'autre, presque joue contre joue. Cette symbolique renforce l'ambiguïté et peut-être même la cruauté dans leur relation, comme du sado-masochisme. Lors de la scène où Alma s'accapare le mari d'Elisabet, ce sentiment est poussé à son paroxysme, dans la mesure où l'un des anciens acteurs de ce procédé est devenu inactif, passif et observateur et remplacé par une personne particulière qui confère au tout une image de jeu pervers.

Il reste d'autres effets, assez anecdotiques : Ce sont un peu les "effets spéciaux" de Persona. La scène d'ouverture en fourmille (Images pseudo-subliminales, simulation de dommages sur la pellicules, etc), mais il y en a beaucoup moins dans le reste du film. Reste que la pellicule qui brûle soudainement ou le visage des deux protagonistes qui se superpose apportent leur petit aspect "étrange" et "direct" à la situation, un peu comme si on brisait le quatrième mur.

Ceci dit, le film ne comporte que peu de musiques ; Elles sont souvent courtes et surgissent pour soutenir l'effet d'angoisse qui est déjà apparent dans les images. La seule réelle musique, plus longue et mélodieuse, est celle émanant du poste de radio de la chambre d'hôpital d'Elisabet ; Un 'élément sonore du champs qui deviendra piste de la bande-son. On peut aussi noter qu'il y a énormément de voix off : Quand un personnage parle, il n'est pas rare qu'on ne voit pas son visage mais plutôt celui de son interlocuteur, qui nous exprime donc ses sentiments et réactions sur le vif. Il arrive aussi que celui qui parle ne soit de prime abord même pas montré à l'écran, comme l'infirmière supérieure qui ne nous est révélée que vers la fin de la discussion avec Alma ; Infirmière supérieure qui reviendra dans une situation à peu près similaire, toujours auprès d'Alma, pour lui demander comment cela s'était passé avec l'actrice muette : On ne l'y verra même pas. La scène qui se répète est aussi particulièrement intéressante : Voir le visage de l'actrice accablée par la voix off de l'infirmière lui rappelant cyniquement des souvenirs indésirables est une chose toute différente de voir l'ombre de la nuque d'Alma et l'expression accusatrice du regard et des paroles assassines de la bouche d'Alma ! Parfois, certains petits bruitages ont leur importance, comme le bruit du bris de verre sur lequel Elisabet va marcher, à l'extérieur de la maison. L'absence formelle de musique renforce aussi les silences lorsqu'Alma ne parle pas, vu qu'Elisabet ne souffle pas un mot. Il y a aussi une, et seulement une narration d'un homme indéterminé étranger à l'histoire lors de l'arrivée des deux femmes à la maison de vacances, mais c'est la seule narration d'un point de vue extérieur au film.

Bref, voilà tout ce qui m'a frappé d'un point de vue plus purement artistique.

Cette œuvre de Bergman est un voyage destructeur, comme le phantasme d'un névrosé qui se crée des illusions dramatiques : Ici, les problèmes d'identité sont poussés à l'extrême. L'ambiance oppressante de cette poésie effrayante sera renforcée par des procédés de génie, avec des visages et des contrastes d'une triste beauté. Le contraste s'introduira jusque dans les sentiments, où le film nous dévoile une esthétique absolument grandiose mais qui nous fait plonger jusque dans le fond de notre âme propre. Malgré tout, l'aspect presque macabre du film n'a rien d'un nihilisme irréfléchi, et on ressort plutôt prêts à en découdre avec la société et surtout avec nous-même pour réaffirmer notre individualité. Une excellente réflexion sur l'identité de l'Individu qui, je le pense, mérite bien d'être au centre de tout ... Un chef-d'œuvre, sans le moindre doute.


« Les gens me demandent quelles sont les intentions de mes films — mes buts. C'est une question compliquée et dangereuse, et je donne souvent une réponse évasive : J'essaye de dire la vérité à propos de la condition humaine, la vérité telle que je la vois. »
- Ingmar Bergman


FUNFACT : Il existe une série de jeu vidéo développée par Atlus qui porte le nom de Persona, qui est une espèce de sous-série/spin-off de leur cultissime saga Megami Tensei. Je ne sais pas si ses designers ont voulu faire une référence à l'œuvre de Bergman avec ce nom, mais le propos est pas mal proche du film, même s'il reste généralement moins profondément traité. Cela dit, les épisodes 3 et 4 de la série, qui ajoutent une dimension "aventure" voire "visual novel" à ces RPG, rendent vraiment intéressant ce concept de "Persona" quand traité par le biais d'un jeu vidéo. Rajoutez à ça des combats badass, des lycéennes à serrer et une OST hip-hop et r&b... On a à boire et à manger.



[Ceci est un vieil article (quoiqu'un peu revu), avec une forme bordélique et un fond parfois trop évasif. Je le reverrai peut-être un de ces jours, mais en attendant cette mince possibilité je le poste quand même.]
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