Pas une seule seconde le film ne dramatisera au sens où le cinéma, généralement, dramatise, c'est-à-dire surjoue la vie pour la rendre vivante, survend l'existence pour que le spectateur daigne s'y intéresser. Le film est fait de riens qui ne sont jamais banals, et c'est là sa grande force. Les jours se répètent, mais le réalisme ne remporte jamais la partie. C'est un quotidien sans idéologie que nous présente Jarmusch (un quotidien débarrassé de l'idéologie qui l'entoure). Au contraire même, c'est par la répétition que surgit le sens, la foi, la joie. Paterson est un film très joyeux (mais jamais niais), qui donne une certaine idée du bonheur. Rares sont les films qui s'y risquent.


Inspiré par les poèmes de William Carlos Williams, Jarmusch signe ce que l'on pourrait appeler l'une des seules adaptations cinématographiques réussies d'une oeuvre littéraire importante. A vrai dire je n'en vois pas d'autre, qui parvienne avec autant d'intensité à transmuer les poèmes en images. Peut-être parce que la modestie du dispositif (les poèmes s'affichent à l'écran, en surimpression, tout en étant dits par l'acteur - littéralité qui m'a plusieurs fois fait penser à celle d'Eric Pauwels) rejoint les préoccupations formelles du poète : aucune doxa du bon goût ne peut venir entraver l'acte créatif, acte qui est non seulement celui de créer, mais aussi celui de vivre en créant. D'occuper dans la ville, de ce fait, une place particulière - qui n'est pas privilégiée ni réellement marginale mais seulement à part. Paterson est le seul film à ma connaissance où l'on ne montre pas la poésie comme la conséquence ou la cause d'un rejet. Les rapports logiques sont abolis. La vie est bien plus mystérieuse, bien plus complexe qu'un scénario ou qu'une intention.


L'hommage est grandiose : Paterson est en fait le seul biopic au monde digne d'intérêt, parce qu'il ne considère pas que la vie d'une personne s'arrête à la personne qui l'a vécue, mais se transmet, au contraire, de corps en corps, traversant les époques et leurs contextes, désacralisant totalement l'Histoire, s'affranchissant de tout déterminisme - or plus on voudra situer Che Guevara au XXème siècle ou ancrer Giordano Bruno en Italie, plus on les tuera, plus on niera la puissance de leur geste, et plus on empêchera l'avènement d'autres Che ou d'autres Giordano Bruno, parce que les soi-disant artistes qui auront voulu les représenter n'auront pas imaginé une seule seconde que leur esprit ait pu traverser le temps, auront même au contraire produit des films où les spectateurs auront l'impression que c'est le temps qui les a traversés, que c'est leur époque qui est venue jusqu'à nous et ressemble à la nôtre, et s'effraieront de penser que cette nouvelle époque est vide de nouveaux Giordano Bruno ou de nouveaux Che. Et je ne parle même pas des espèces de reconstitutions indignes telles Bright Star de Jane Campion où John Keats n'est réduit qu'à un vague argument sexy et pédagogique - gros hiatus - tout juste bon à rameuter les publics captifs et ravir leurs accompagnateurs bien intentionnés. Le génie de Jarmusch est d'avoir imaginé William Carlos Williams aujourd'hui, certes dans la ville où celui-ci a vécu, mais n'exerçant pas le même métier. Est-il ce chauffeur de bus, ou cette petite fille assise sur une poubelle ? Tous deux écrivent des poèmes qui sont ceux du poète... William Carlos Williams est partout, prolongé, dédoublé, démultiplié. Le monde est williamsien, et parfois il le sait (puisque le chauffeur de bus a dans sa bibliothèque des livres de l'homme en question) - mais ni l'ignorance ni le savoir n'assurent à ce monde d'être transformé : pour cela il faut des poètes.


La figure de style du film est le pléonasme. Paterson vit à Paterson, Adam Driver interprète un bus driver, l'action se déroule d'un lundi matin à un autre. Dès le début, les poèmes se répètent, composés lentement, au fil des heures et des pauses, toujours repris depuis le début, laissés inachevés parce que le monde a fait irruption et qu'il a fallu réagir - poèmes à la fois écrits et dits, parfois même figurés. A travers le pléonasme, Jarmusch compose une image de la ténacité. Ténacité d'une conscience, qui "vit sa vie" (référence à un autre grand film pléonastique), mais pas "la" vie. On aurait pu craindre que Paterson vire au carpe diem trop benêt pour être honnête. Il n'en est rien : les journées ont beau se ressembler (en vérité elles ne se ressemblent pas tant qu'elles ne présentent d'intrigantes similitudes qui les rendent d'autant plus passionnantes), l'amour y est total. Le film est une célébration du sentiment amoureux (bien plus que de l'acte d'écrire, qui n'est qu'épisodique et voué à disparaître) - on peut citer le dernier vers d'un des love poems de Paterson : "how embarassing", écrit-il, après avoir affirmé que si sa femme le quittait, il s'arracherait le coeur et ne le remettrait jamais en place. La formule est brillante : le sentiment est embarrassant, et justement, c'est pour cela qu'il est valable. Où il y a un problème, il y a de la vie. On est loin, très loin du goût des choses simples avec lequel le cinéma dit populaire nous bassine depuis des années, à grand renfort de médiocrités consenties et de théories sur la résilience. Rien de médiocre ici, les sentiments sont d'une puissance surnaturelle, les jumeaux pullulent, les bus pourraient se changer en boules de feu, on pourrait faire fortune en deux jours en chantant des chansons country : tout est grand car tout est compliqué. Je dirais même que c'est la première fois que je vois un film qui ressemble à ce point à la vie.

Multipla_Zürn
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le 26 déc. 2016

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Multipla_Zürn

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