Après Okja, Bong Joon-ho avait fait état de sa fatigue quant aux grosses productions américaines, et appelé de ses vœux un retour au pays natal pour un film plus modeste. En découle Parasite, un de ses meilleurs films, qui donne au concept de modestie une coloration bien réjouissante.


Il est cependant indéniable que ce film revient à rebours de sa carrière, creusant sur des sillons déjà bien entamés dans Mother (l’instinct de survie jusqu’à la déraison), Memories of Murder (un portait du pays dans un mélange de tons uniques), The Host (la famille marginale) et jusqu’aux origines de Barking Dog où l’exploration des espaces matérialisait le découpage social du pays.


La famille présentée semble au départ tout droit sortie du dernier Kore-eda, Une affaire de famille, Palme d’Or de l’année dernière : même précarité, même trou à rat, ici un entresol dont le fenêtres sont à peine au niveau du sol, pour un espace à vivre que les autorités désinfectent comme on le ferait des égouts, espace poreux et dévidoir de la pisse des passants, voire des catastrophes naturelles.


L’ascension sociale se fera donc forcément par la minéralité, et c’est là le premier tour de force de Parasite que cette exploitation des espaces et de l’architecture pour structurer toute la narration. Au centre de l’intrigue, une splendide demeure à investir, que la famille va prendre d’assaut en offrant ses services, au prix de supercheries qui commencent sur le ton badin d’un Marivaux, comédie de maîtres et valets où les premiers, rendus stupides par leur aisance, ne prennent plus conscience de leur obscénité ostentatoire, tandis que les seconds, excités par la nécessité, déploient des trésors d’ingéniosité. La galerie de portraits, un des points forts du cinéaste, trouve ici toute sa force, par les caractères de chaque membre de la famille de parasites, et qui endosseront ensuite le rôle d’employés de maison en épousant les codes attendus par leurs victimes ; l’occasion d’une satire délicieuse et constante, qu’il s’agisse de la course à la performance de la jeune étudiante dans les cours du soir, de la fumisterie de l’art-thérapie pour bourgeois en mal de communication ou d’un chef de famille dont la seule fonction consiste à être en transit pour toujours plus enrichir une famille dont il est le grand maître absent.


Parasite est une somme cinématographique : son large éventail de registres, qui suscite éclats de rire, jubilation vengeresse, étonnement et effroi cathartique synthétise avec un sens de l’équilibre magistral la manipulation des personnages comme du spectateur, embarqué dans une intrigue à double fond, et qui s’émerveille ou s’étonne de la tournure sans cesse renouvelée des événements. Mais qu’on ne s’y trompe pas (qui eut peu le faire, avec un cinéaste comme Bong Joon-ho ?), la maestria est au service d’un propos qui prolonge celle que Lee Chang-Dong proposait dans Burning l’an dernier (et dont il venge l'injuste absence au palmarès), et réussit clairement là où Us avait récemment échoué. La gestion millimétrée des espaces, l’invasion lente et méthodique des seconds plans par les serviteurs, la brusque trappe géante qui s’ouvre sous les pieds de ceux qui pensaient s’être rendus maîtres de la scène hurle à chaque plan le regard féroce d’un cinéaste sur une Corée ravagée par la fracture sociale, ici verticalisée de la cave aux mansardes. Et ce ne sont pas les escaliers qui permettront la concorde… Au-delà de l’aspect visuel, à lui seul un plaisir de chaque instant, le réalisateur distille son idéologie dans tous les recoins de son script, que ce soit dans cet éloge des faussaires, le recours au regard comme force de frappe (celui qui maîtrise les espaces invisibles, celui ou celle qui filme ce qui devait être caché), et jusqu’à la mention de l’invisible, à travers cette évocation aussi discrète que violente sur l’odeur qui trahit les pauvres et les suivra partout, quelle que soit leur volonté d’assimilation.


Les monstres qui peuplaient le cinéma de Bong Joon-ho ne sont donc plus nécessaires : ils sont humains, ils sont matérialisés, à l’image de ce fameux rocher de collection qui devient, dans sa densité la plus crue, l’instrument symbolique d’une certaine forme de révolution, à savoir la destitution du pouvoir par la force. La cérémonie cathartique est donc inévitable, et achève le tableau festif et violent auquel se condamne un pays qui refuse de voir, mais qui prend soin de se boucher le nez.


Au terme d’un épilogue qu’on aurait pu éviter (dommage d’avoir voulu, à tout prix, verbaliser ce qui aurait pu être suggéré), Bong Joon-ho parachève sa flamboyante satire par le faible signal d’une ampoule, phare dérisoire dans la nuit glacée d’espaces luxueux : la plainte à peine audible du peuple de l’ombre que le cinéaste, envers et contre tout, et avec un panache inimitable, continue de mettre en lumière.

Sergent_Pepper
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le 29 mai 2019

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Sergent_Pepper

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