Palme d’or à l’unanimité, presse unanime, succès populaire : Parasite est ce genre de film inhibiteur pour qui a des velléités de création. Film inhibiteur car film total : tout est dans Parasite, l’humour, l’angoisse, le brio, le talent, la lucidité.
Une réplique revient trois ou quatre fois dans la bouche du bourgeois Monsieur Park : il est question de « limites à ne pas franchir ». Justement, le thème de la frontière irrigue différentes dimensions du film – et illustre la maîtrise totale de Bong Joon-ho.
1 –
Cette limite est d’abord technique, liée au langage cinématographique.
Ce n’est bien sûr pas celle à laquelle M. Park pense. Pourtant, la caméra outrepasse une limite qu’elle n’a habituellement pas le droit de franchir : la « ligne des 180° ». (Rappel de la « règle des 180° » : imaginons deux personnages l’un en face de l’autre, et traçons une ligne imaginaire entre eux deux. Pour réaliser un champ / contrechamp, si la caméra est positionnée d’un côté de notre ligne pour réaliser un plan, la caméra ne « doit » pas se trouver de l’autre côté de la ligne pour réaliser le plan suivant, sans quoi il y aura notamment un problème de raccord quant aux regards des personnages, ils ne donneront pas l’impression de se regarder) Le franchissement de cette ligne est parfois le fait d’une maladresse de réalisation : chez Bong Joon-ho, ce n’est évidemment pas le cas. Contrevenir à cette règle provoque un (léger) trouble chez le spectateur, puisqu’il devient plus compliqué de lire et comprendre l’espace. Parasite joue alors sur ce trouble, en franchissant cette limite à au moins deux reprises. Ce n’est pas gratuit : la ligne est franchie à des moments de face-à-face entre des membres de la famille bourgeoise et ceux de la famille pauvre ; plus précisément, à des moments où le rapport de force entre les deux univers sociaux sont remis en question.
Alors, cette limite technique appelle d’autres limites, dont le franchissement est aussi problématique.
2 –
En effet, cette limite est ensuite sociale.
Et c’est la limite qu’a en tête M. Park : pour lui, un bon employé doit d’abord savoir rester à sa place. Cette limite est en fait le propos du film, qui raconte cette relation, ce rapport de force entre deux familles, littéralement entre dominants et dominés. Il est bon de se rappeler qu’avant de faire du cinéma, Bong Joon-ho a étudié la sociologie : si son cinéma ne verse pas dans l’illustration « sociologique » - et heureusement -, il est nourri par un point de vue, par une connaissance du fonctionnement de la société coréenne. Son cinéma est peut-être aussi nourri de théorie sociologique : dans La Barrière et le niveau, le sociologue Edmond Goblot explique comment les bourgeois mettent en place des « barrières » pour se distinguer des classes inférieures, pour s’en protéger aussi. Cette question des rapports de classes est justement particulièrement vive en Corée du Sud, où les inégalités sont fortes. Dès lors, cette volonté de tenir les pauvres à distance, de faire en sorte que chacun soit à sa place, et n’outrepassent pas la limite qu’il leur est fixé est au cœur du film. Dans Parasite, ces limites sont prégnantes : elles sont dans la hiérarchie qui distingue patrons et employés et dans les règles de comportement que les premiers imposent aux seconds ; elles sont spatiales, puisque le contraste entre les lieux de vie de la famille bourgeoise et de la famille pauvre est fort ; les limites sont enfin dans la maison des bourgeois même, puisque cette maison possède un espace de relégation particulièrement « souterrain »... Car qui dit limite et frontière dit marge : sans trop en dire, un des personnages est, littéralement, mis à la marge.
On le devine rapidement : ce rapport de force ne peut pas ne pas poser problème, tant sa violence est forte… mais semble anodine du côté des bourgeois : c’est tout naturellement que M. Park et sa femme se plaignent de l’odeur de Ki-taek. Pour eux, les pauvres puent, ils le disent tranquillement. Ironiquement, c’est l’odeur qui la première « franchit la limite » et qui mettra le feu aux poudres.
Plus que sociale, cette limite est également politique. Une société, un système, qui reposent sur la domination des uns et sur l’humiliation des autres ne sont pas sains ; tout cela ne peut pas bien se terminer. La famille pauvre dispose néanmoins d’un pouvoir, d’une marge de manœuvre : ses membres ne sont pas passifs, ils sont tous plutôt malins et doués. Notamment, la jeune fille qui joue à la prof de dessin sait habilement manipuler la maîtresse de maison. Mais ce pouvoir ne pèse finalement pas lourd face à un rapport de force qui finit par devenir insupportable et aliénant. Cette situation engendre frustration, et colère sourde : lentement, à force d’humiliations contre lesquelles il n’a pas le droit de réagir, une folie latente s’installe chez Ki-taek. Ce personnage incarne ce basculement : l’homme, jovial au début du film, devient taciturne ; on le sent imploser lorsque ses patrons font état de son odeur. Il n’est pas le seul à mal tourner : le jeune homme professeur d’anglais finit mal, obsédé par une énigmatique pierre, habité par un rictus qui ne le quitte plus. Bref : un tel système rend fous ses perdants.
Dès lors, quand les frontières socialement établies sont outrepassées, leur franchissement est radical : c’est l’explosion de violence. Quand l’homme marginalisé quitte sa marge à laquelle il était assigné, quand Ki-taek se révolte, les conséquences sont forcément tragiques : c’était fait pour mal finir, c’était écrit.
Un tel discours social et politique sur la lutte des classes pourrait être lénifiant. Mais le film n’est heureusement pas théorique, ce n’est pas une leçon sur les inégalités sociales : Parasite est réjouissant, parce qu’il fait du cinéma.
3 –
Parasite joue alors avec une limite esthétique : le film parvient à se maintenir sur une ligne de crête, sans basculer dans la surenchère, ni ennuyer. Il en fait juste assez, et c’est prodigieux. La tension est permanente, les ruptures de ton sont fréquentes, et des moments ahurissants surgissent : la scène du déluge est quasi biblique, et elle contraste avec une scène très lente d’exfiltration à laquelle elle succède. Le film met en scène son thème du contraste social : ce contraste est le plus extrême quand la folie meurtrière des oppressés prend pour cadre la garden-party raffiné des bourgeois…
Parasite est alors la définition du film total : son usage de la technique cinématographique, son esthétique, sa dimension sociale et politique s’entrelacent pour produire un chef-d’œuvre grandiose et mémorable.
Cette critique et plein d'autres sont disponibles sur
https://www.epistemofilms.fr/ illustrées par de jolies photos.