« Comme un bruit de foule, qui sonne et qui roule, et tantôt écroule, et tantôt détruit. »

Avant que de dévoiler les plus insidieuses bassesses de la foule, Panique s’attache à mettre en place une galerie de portraits dans un espace. C’est un couple qui se retrouve à l’ombre de l’église, loin du café public, pour renouer un amour que la prison a interrompu. C’est la galerie des archétypes du café, commerçants, prostituée, pseudo bourgeois, qui parlent de tout et de rien, et le fait dans les formes.
C’est enfin, distingué dans tous les sens du terme, M. Hire. Une parole posée, un air détaché. Un homme qui pèse ses mots et sait où il regarde. Un homme qui, par conséquent, dénote sur l’océan de médiocrité et de banalité qu’il traverse.
L’acuité de ce personnage, extraordinaire Michel Simon tout en retenue touchante, est le vecteur du regard posé par Duvivier : les prises de vues découpent un espace fascinant, tout en obliques et contre plongées, dans les cages d’escalier ou les vis-à-vis de l’immeuble. Ce qu’il voit, c’est toujours la femme : la victime, la belle, la dangereuse. Mais alors qu’on le soupçonne de perversité, c’est bien l’empathie et l’amour pur qui motivent son observation.
Alors qu’un meurtre attise les passions, et surtout les conversations, M. Hire devient l’objet de toutes les attentions. C’est la panique, cette propagation de rumeur et cette mise en réseau du mensonge, qui fait tout le charme vénéneux du récit. Car tout le monde joue un double rôle : Alfred collecte l’argent pour la couronne de celle qu’il a assassiné, Alice feint l’amour sous le contrôle de son amant criminel, et M. Hire diagnostique sous le pseudo du Dr Varga. Mais dans cet univers proche du Corbeau de Clouzot, ce sont les menteurs qui gagnent, et les vérités sentimentales (le deuil, la solitude confessées par Hire) qui affaiblissent.
La dichotomie entre le collectif abject et la beauté de l’intime ne cesse de croitre : la mise en danger de Hire se met en place par l’ouverture de son espace : il regarde par la fenêtre, il ouvre son cabinet médical, et surtout sa grande propriété à Alice : à partir de là, la foule va investir son intimité. Dans un formidable plan séquence qui voit les « honnêtes gens » s’agréger progressivement au groupe, la vindicte se met en place et gravit les escaliers vers l’appartement de Hire. Dès lors, c’est le défouloir sur son espace, préliminaire au grand lynchage final.
Nul n’est besoin de s’appesantir dans le didactisme pour dénoncer les ravages de l’hystérie collective : tout passera par le mouvement. A l’immobilité muette d’Alfred, éconduit et humilié par M. Hire lors de leur unique face à face, succède une destruction vertigineuse. La métaphore filée du spectacle gangrène toute la séquence finale, extraordinaire dans tous les sens du terme : c’est d’abord la convergence extraordinaire de la foule, qui, dans un rythme de plus en plus soutenu, quitte la fête foraine pour un divertissement autrement plus croustillant. « Un spectacle gratuit, c’est de la concurrence déloyale ! » dira l’un des forains. Les auto-tamponneuses, lieu ludique du premier lynchage, (splendide séquence en caméra subjective, vertigineuse et violente) laissent place à la ville, terrain de jeu plus vaste, plus collectif, où les coups n’ont désormais plus besoin de prétexte.
Dans une France qui sort à peine de l’occupation, cette vision d’une foule malléable et avide de violence est d’autant plus dévastatrice. Alors que le fourgon emportant le cadavre de l’innocent quitte les lieux, la caméra se déplace sur le manège qui fait tournoyer les amants criminels. Certes, la justice sera rendue, et ce grâce à l’honnêteté du regard de Hire sur le monde, matérialisée par son cliché accusateur. Mais ce qui reste, c’est cette valse festive de la ville, ce cycle terrible d’une humanité qui ne tire aucune leçon de ses erreurs et se vautre avec enthousiasme dans l’accablement des innocents, des seuls et des faibles.

(en titre, citation adaptée de Victor Hugo, les Djinns.)
Sergent_Pepper
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le 28 févr. 2014

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