Le cinéma est un art. Récent, certes, mais bien un art à part entière qui est parvenu à s’imposer pendant ses cent vingt ans d’existence. Moderne, doté de ses propres codes, il permet de voir le monde de nouvelles manières et de mettre au défi notre intellect. On pourrait croire que le cinéma est l’affaire de personnes spécialisées dans cet art, mais quand un écrivain/poète de la renommée de Jean Cocteau décide de s’installer derrière une caméra, cela a le mérite d’attirer notre attention. Ce fut mon cas avec Orphée, son film le plus connu.


Tout le monde, à peu près, connait le mythe d’Orphée. Histoire de la mythologie grecque racontant les péripéties d’un poète malheureux parti aux Enfers retrouver sa femme, elle fait partie des histoires les plus déclinées, qu’il s’agisse de la peinture, de la poésie, de la musique, du théâtre, ou encore du cinéma. Quand une adaptation consisterait en une mise en scène de l’histoire avec les costumes et l’ambiance de la Grèce antique, Jean Cocteau choisit ici de réaliser une revisite de l’histoire, s’affranchissant totalement et délibérément des canons dans lesquels pourraient s’enfermer le mythe.


Comme indiqué au début du film, l’intrigue se déroule en des lieux et époque inconnus, faisant donc de ce film une uchronie. Ainsi, le film évite toute connotation et association à un contexte historique particulier à travers le choix de costumes et décors d’époque. Ici, les gens s’habillent et se conduisent comme à l’époque moderne (c’est-à-dire ici vers 1950), permettant donc au spectateur de garder des repères tangibles, et de réactualiser l’histoire.


D’une manière plus large, ce choix consiste en une revisite générale de la poésie à travers l’utilisation de l’art cinématographique, un point qui, d’ailleurs, est l’une des clés centrales à cet Orphée. Jean Cocteau réalisateur de cinéma fait ce que Jean Cocteau le poète ne pourrait faire à la poésie avec de simples vers. Comme faisant partie d’une mouvance artistique plus large, symbolisée par l’émergence du cinéma à une époque où l'influence de la littérature et de la poésie était plus forte qu'aujourd'hui, le poète fait du cinéma, comme le symbole d’une croisée des arts en plein milieu du XXe siècle.


Ainsi, la poésie, art issu de l’Antiquité, se retrouve racontée par le cinéma. Orphée le poète antique est mis en scène par Jean Cocteau le poète moderne devenu cinéaste, et le poète transmet ainsi son histoire à travers le cinéma.


Bien que modernisé, le mythe ne perd rien de sa magie et de ses mystères. A la fois très actuel dans son style, son ambiance et son discours, Orphée est une expérience visuelle fascinante pour son époque et les moyens dont il a bénéficié. D’aucuns, bien entendu, noteront aisément la désuétude dont font preuve ces effets visuels, mais cela dessert-il vraiment le propos du film ? A travers cette volonté de mettre sur pellicule un monde fantasmé et imaginaire, Jean Cocteau réalise une nouvelle fois le travail d’un poète.


La poésie permet d’exprimer des phases de la vie de tous les jours, et, grâce à l’art du verbe, d’y apporter la fantaisie et la touche d’imaginaire faisant, justement, qu’un simple texte se mue en un poème. C’est ce que réalise ici Jean Cocteau grâce au cinéma. Il met d’ailleurs un point d’honneur à distinguer le poète de l’écrivain, lorsque, dans les Enfers, Orphée est questionné sur son métier : "Qu’appelez-vous être poète ?" , et qu’il répond : "Ecrire, sans être écrivain." Dès lors, Cocteau marginalise le métier de poète en le fantasmant, et applique cette règle à son cinéma, en mettant en scène un monde de métaphores, de non-dits et de fantaisies, où la réalité est une notion toute relative.


Tous ces éléments réunis convergent vers une dernière constatation : Orphée ne se contente pas simplement de créer une nouvelle version d’un mythe multi-millénaire, mais surtout de livrer un véritable hommage à la poésie. A travers les tumultes de l’aventure d’Orphée, Cocteau met en scène les souffrances du poète : la solitude, le malheur, le rejet, le conflit interne. Le poète est présenté comme une âme curieuse, passionnée, observant le monde qui l’entoure, explorant l’imaginaire, cherchant les clés qui lui permettront de comprendre le monde. Heurtebise sera son guide, la Princesse sa tentation.


Au-delà de cette existence terrestre et charnelle, c’est l’âme du poète qui est explorée, et l’immortalité qui lui est vouée. Cocteau, narrateur du film, le mentionne à deux reprises : « C’est le privilège des légendes d’être sans âge » et « La Mort d’un poète doit se sacrifier pour le rendre immortel. » La Mort, incarnée par la Princesse, sera sa Némésis, mais aussi le sujet de sa convoitise. Quel autre sujet que la mort peut autant fasciner et impressionner, surtout un poète ? Ainsi, à la seconde citation, nous pouvons voir deux sens.


Le premier sens, tout simplement, rejoint la première citation et concerne la postérité des poètes dans l’histoire et l’intellect commun. Grâce à son oeuvre, le poète s’accorde une part d’immortalité, gravant sur du papier ses écrits et ses pensées, et les transmet pour les nombreuses générations qui suivront. Ainsi, grâce à sa plume, le poète vainc la mort et permet à une partie de son âme d’accéder à l’immortalité.


Le second, plus idéaliste et optimiste, revient à la toute fin du film. Après avoir déclaré sa flamme et définitivement scellé son amour avec la Princesse, celle-ci renvoie Orphée et remonte le temps pour ressusciter Eurydice et faire revenir Orphée chez les vivants. Là, il retrouve à nouveau la joue de vivre auprès de sa femme, promettant le retour d’un amour neuf et originel, né d’une redécouverte de la passion, nécessaire au poète pour son oeuvre. C’est donc cette victoire sur la mort et ses peurs qui permet au poète de retrouver sa force et d’être à nouveau mu par la passion.


A travers Orphée, c’est l’hommage d’un poète à un autre poète qui prend forme. Le cinéma est ici représenté non pas comme un remplaçant de la poésie, mais comme un autre moyen de l’exprimer. Dix ans plus tard, dans son ultime film, explicitement intitulé Le Testament d’Orphée (1960), Jean Cocteau introduira le film avec la citation suivante : "le privilège du cinématographe, c’est qu’il permet à un grand nombre de personnes de rêver ensemble le même rêve, et, de montrer en outre, avec la rigueur du réalisme, les fantasmes de l’irréalité, bref, c’est un admirable véhicule de poésie."


Orphée s’inscrivait dans cette même dynamique, symbole d’un passage de témoin où le poète accompli, devenu cinéaste, déclare son amour envers son art de prédilection, et montre par la même occasion qu’il est un artiste complet, revisitant une oeuvre immortelle, et s’octroyant une petite parcelle d’immortalité en plus, grâce à une oeuvre hautement symbolique, menée d’une main de maître, à la postérité trop limitée, mais à la beauté indéniable.

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le 20 févr. 2017

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