Très curieux d’en découvrir le zeste et les rouages, Orange Mécanique prête finalement aussi bien à la circonspection qu’à l’assentiment pensif : sur la base du roman d’Anthony Burgess, Stanley Kubrick accouchait en 1971 d’un long-métrage aux prétentions satiriques plus qu’évidentes, sous couvert d’un vernis d’anticipation que le cinéaste ne manqua pas de s’approprier.
Le résultat ? Deux heures confinant aux réflexions les plus diverses, mais toutes menant à une même conclusion : un brio aussi bien formel que narratif malheureusement empêtré dans une justesse de ton aux abonnés absents. Car quitte à évacuer le plus vite possible ce qui cloche dans Orange Mécanique, autant commencer par en égratigner sa propre mécanique : le dernier segment est à ce titre des plus éloquents, l’intrigue s’évertuant à mettre plus bas que terre l’infortuné (toutes proportions gardées) Alex au gré de mésaventures toutes plus forcées les unes que les autres.
D’abord cocasse, puis rapidement pataude à l’excès, cette accumulation proprement cauchemardesque abonde néanmoins bien dans tout le schmilblick la précédant : en ce sens, le film se fend d’un propos dont chacune des composantes va confiner au paroxysme, qu’il s’agisse d’un trait propre à l’œuvre de Burgess (le dialecte hybride et ampoulé d’Alex) ou du style de Kubrick (cadrage fixe et minutieux). Une verve des plus théâtrale habille ainsi le tout, les pérégrinations de ce chef de bande à l’ambivalence folle s’apparentant à un cocktail déroutant, dont les ingrédients principaux seraient de la violence orchestrale et de la philosophie chiadée.
Si certains n’adhéreront d’ailleurs pas à son enrobage graphique, caractérisé par l’imagerie froide du susnommé, l’effet demeure pour ma part fascinant… état de fait propice à l’instauration d’un climat on ne peut plus malsain. Tandis que le versant « anticipatif » d’Orange Mécanique accuse le poids des années, son approche résolument grandiloquente, notamment par l’entremise d’une narration prégnante, opère un savant équilibre entre sauvagerie et civilisation : telle l’incarnation d’une société malade, tiraillée entre des valeurs puritaines et une réalité aux antipodes, Alex se veut le bras armé d’un scénario multipliant les séquences « chocs » (il faut en convenir) au service d’une lecture pour le moins acide.
Qui plus est, l’attitude et les mimiques de ce drôle d’olibrius ne sont pas sans altérer notre perception de ses actes, tous plus odieux et répréhensibles les uns que les autres : la dualité qu’invoque le manichéisme d’usage n’a donc pas lieu d’être ici, Orange Mécanique capitalisant sur l’ambiguïté de son protagoniste pour nourrir une vision des plus pessimistes où l’individu comme l’État seraient à la dérive. Le récit, bien que grossier par intermittence, démontre ainsi d’une intelligence rare dans son illustration d’une dégénérescence généralisée : le détail parmi tant d’autres d’un clergé d’abord clairement moqué, puis dressé en ultime protecteur d’une éthique mise à mal par un comité de scientifiques et politiques déshumanisés, est à ce titre des plus remarquables.
Bien que coupable de malencontreuses lourdeurs, Orange Mécanique dispose donc de solides cordes à son arc : outre sa plastique singulière, celui-ci marque indubitablement les esprits au moyen de sa bande-originale résolument « Classique », d’autant plus que le légendaire Ludwig van Beethoven et sa Neuvième Symphonie font partie-intégrante de l’intrigue au point d’en influer le déroulé. En complément de l’incroyable interprétation d’un Malcolm McDowell métamorphe, l’héritage du compositeur et de l’art en général contribue à l’envie à l’instauration d’un univers à la fois hors du temps et diablement proche, où le volage Alex continuera de mener tant de spectateurs dans son sillage chaotique.
Quand au fin mot de l’histoire de ce long-métrage hors-norme : un statu quo dramatiquement ironique comme indécis, où nous serions bien en peine d’en tirer un quelconque « gagnant ». Au contraire, à l’image d’un naturel revenant au galop sous la forme d’une vision fantasmée et « orgasmique », le fait est que Kubrick ne se départage en aucune façon de son pessimisme chronique : l’ombre du totalitarisme plane toujours, les intérêts personnels parasitent les courants de pensée et, surtout, l’Homme reste un loup « savant » pour l’Homme. Entre sexe débridé et âpre brutalité, atmosphère pesante et fondations philosiphico-artistiques, Orange Mécanique s’apparente alors à une expérimentation dont nous serions le sujet final : et si tout n’est pas parfait, gageons que nous ne l’oublierons pas de sitôt.