Les choses dites et écrites sur le dernier film de Quentin Tarantino sont nombreuses, ainsi me concentrerai-je sur un seul aspect de Once upon a time… in Hollywood : son rapport au réel.


Je dois alors commenter, et donc révéler, la fin du film car c’est à ce moment qu’a lieu son geste le plus étonnant, mais aussi le plus problématique : vous voilà prévenus, je vous conseille de voir ce film par ailleurs excellent avant de lire ce qui va suivre (on a beau jouer les esthètes désincarnés, il ne faut pas cracher sur le plaisir de découvrir par soi-même une intrigue, surtout lorsqu’elle construite par Quentin Tarantino).


Rappel des faits : le 9 août 1969, Sharon Tate et trois de ses amis meurent assassinés par trois membres de la « Famille » de Charles Manson (un roman de Simon Liberati raconte presque minute par minute ce drame, en tant qu’œuvre de fiction). Et Once upon a time… tend entièrement vers ce drame : tout le film prépare ce moment, et le dernier segment du film, qui a lieu ce 9 août 1969, court vers ces meurtres. Le spectateur, s’il connaît l’événement, devient fébrile à mesure qu’approche le massacre… (d’ailleurs se pose ici la question de l’expérience de spectateur de celui qui ne connaît pas ce drame : l’histoire est connue aux Etats-Unis, mais peut-être moins en France, notamment auprès du jeune public, qui a peu entendu parler de Sharon Tate… Mindhunter réparera peut-être cette lacune). Mais ce moment n’advient pas, et une légère uchronie s’enclenche : les disciples de Charles Manson pénètrent dans la mauvaise villa, celle des héros du film… Finalement, Sharon Tate et ses amis ne meurent pas, ils ne rencontrent même pas les trois assassins, et tout est bien qui finit bien.


Alors il y a un débat - esthétique, éthique, moral, tout ce que l’on veut – sur le rapport au réel de ce film, qu’on pourrait à peu près formuler comme : un film a-t-il le droit de considérer que le réel n’a pas eu lieu ?


D’un côté, l’idée d’un cinéma qui s’affranchit du réel, qui transforme le réel en un cocon confortable peut déranger. Ce n’est toutefois pas complètement inattendu chez Tarantino : le rapport au réel de ses films historiquement situés proposent de telles falsifications : Inglorious Bastered met en scène l’assassinat d’Hitler et Django Unchained l’émancipation radicale d’un esclave noir. Sauf que c’est un peu différent : la fantaisie est très explicite, et si les cadres historiques (l’Europe nazie, l’esclavage aux Etats-Unis) et certains personnages sont réels (Hitler), les événements montrés n’ont pas existé (Hitler ne s’est pas rendu à cette avant-première ce jour-là…), le cadre fictionnel des histoires est plus clair, on s’attend à ce que l’inattendu, le faux, la fiction adviennent et l’emportent. Dans Once Upon a time…, au contraire, il y a un effort d’authenticité, de reconstitution du 9 août 1969 (les trois disciples de Manson pénètrent le quartier de Sharon Tate à la « vraie » heure, ils ont le même plan, ils ont les mêmes noms, la quatrième complice prend la fuite comme « en vrai »…). Ainsi, la non-mort de Sharon Tate, davantage que l’assassinat de Hitler par exemple, surprend. Il y a alors quelque chose de dérangeant dans cette volonté de raconter que tout se passe bien, qui apparaît comme un fantasme un peu puéril et déconnecté du réel, une volonté de montrer le cinéma comme une bulle réconfortante, qui gomme les aspérités et les horreurs du monde. Paradoxalement, Tarantino, que l’on décrit volontiers comme le cinéaste de la violence, se réfugie dans son film contre la véritable violence, celle du monde, en lui substituant une violence de pacotille, une violence de série B. Quentin Tarantino est régulièrement critiqué pour sa façon de se situer plus près d’un monde cinéphile que du monde réel : cette critique se trouve ici renouvelée, parce qu’il se place dans une position intermédiaire. Au lieu de plonger comme d’habitude entièrement dans le fantasme, il se trouve ici à moitié dans le réel et à moitié dans le fantasme


De l’autre côté, il y a le fameux argument selon lequel il est possible de violer l’histoire tant qu’on lui fait de beaux enfants… et Once upon a time… in Hollywood est un bien bel enfant. Et puis, c’est littéralement ce qu’est le cinéma : un art de la représentation, et la représentation n’est jamais tout à fait la chose représentée. D’autant plus ici, où le film s’assume comme un conte (la police d’écriture enfantine du « once upon a time… » délicatement incrustée sur l’image finale du film opère comme un twist : tout le film prépare la tragédie finale, qui n’a pas lieu au nom d’un droit au conte, d’un droit au fantasme). Et si ce geste est lâche, et s’il est aberrant de fantasmer le réel plutôt que de l’affronter tel comme il est, le film est néanmoins rassurant et satisfaisant : on éprouve du bonheur à ne pas voir Sharon Tate assassinée, un profond plaisir à voir que tout se passe bien pour les deux amis, Rick et Cliff. Par exemple, la scène où Rick, contre toute vraisemblance, joue admirablement bien, jusqu’à recevoir un témoignage d’admiration chuchoté par la petite fille pourtant insensible, est bizarrement bouleversante (et m’a rappelé la scène de l’audition de Betty dans Mulholland Drive où un pareil moment de grâce a lieu par le jeu de l’acteur) : Once upon a time… in Hollywood, comme Mulholland Drive expriment cette croyance que le cinéma est lui seul capable de produire de tels moments de grâce, par nature inaccessibles (à une différence près : Mulholland Drive critique cette croyance en la grâce, et ne renonce jamais au réel). Dès lors, le dilemme est connu – c’est toujours le même : qu’est-ce qui est préférable, la fiction et ses plaisirs, ses satisfactions, ses bonheurs et ses instants de grâce, ou le réel et ses drames ?


Bref, chez moi, le débat n’est pas tout à fait tranché, et quand bien même je valoriserais un rapport plus courageux au réel, le film de Quentin Tarantino a 1 001 autres qualités, alors ça passe.



Cette critique, et bien d'autres, illustrées par de jolies photos,
sont disponibles sur https://www.epistemofilms.fr/


TomCluzeau
8
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le 17 août 2019

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Tom Cluzeau

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