A deux reprises, le nouvel opus du Danois est un grand film.


Son ouverture en premier lieu, amorcée par un long plan où n'apparaît qu'un écran noir. Portée sur quelques détails urbains envahis par la pluie, l'introduction nous présente ensuite Joe (Charlotte Gainsbourg), le visage abîmé, étendue au coin d'une ruelle déserte. Apercevant la scène, un homme (Stellan Skarsgard) décide de la ramener chez lui après qu'elle ait refusé d'aller à l'hôpital.


Sa conclusion ensuite, mosaïque en split-screen où LVT fait du désir un puzzle en trois pièces dont la dernière, supposément complémentaire aux deux autres, fait soudain tomber sa jeune héroïne dans un trouble palpable ; l'occasion d'une réplique finale électrisante.


Entre ces deux événements, c'est une autre paire de manches...


Structuré comme un long flash-back, le scénario ressemble au premier abord à un candidat aux Oscars, le récit étant rythmé par une alternance entre le dialogue effectif de deux protagonistes (où l'un évoque son passé à l'autre) et des retours en arrière dans la vie de l'héroïne. De "Titanic" à Benjamin Button en passant par Big Fish, la méthode a fait ses preuves. La comparaison s'arrête bien entendu ici, "Nymphomaniac" n'ayant rien à voir avec les standards hollywoodiens.


Pour autant, le dernier bébé du metteur en scène de "Dancer in the Dark" souffre de tares qui, si elles restent radicales et anti-commerciales, n'en demeurent pas moins imbuvables. Si l'emploi d'une chanson de Rammstein met déjà la puce à l'oreille, ce n'est pas la présence du célèbre groupe allemand qui pose problème (David Lynch avait déjà fait appel à certains de leurs titres, et de quelle manière, pour son génial "Lost Highway"). Bien au contraire : cette liberté de ton aurait même pu donner le la pour la suite des événements, le mélange de styles antinomiques ayant donné naissance au plus grand film de Lars Von Trier.


Fabuleux pont dressé entre sophistication extrême et préceptes du Dogme 95, entre la grandiloquence d'une ouverture opératique et des accents plus intimistes, "Melancholia" se posait en effet comme un des opus majeurs du cinéaste. Véritable mariage (oui, bon...) entre les deux versants esthétiques de sa carrière (des expérimentations bichromes de "Element of crime" à l'épure étrangement stylisée de "Dancer in the dark"), le long-métrage traitait de la fin du monde sur un mode mineur.


"Nymphomaniac" se concentre de son côté sur une apocalypse exclusivement allégorique, intérieure. Malheureusement, le gouffre qui sépare les névroses du personnage des méthodes employées par Von Trier pour les traduire à l'écran n'en est que plus flagrant. Noyé dans un style finalement très pauvre, "Nymphomaniac" commet la pire erreur possible vis-à-vis de son public : lui parler de sexe comme s'il voulait éduquer l'assemblée, supposée naïve et ignorante, incapable de comprendre par elle-même la complexité du personnage dont elle est venue suivre le parcours.


Insupportable dans l'idée, le produit fini relève d'une vaste fumisterie faite de métaphores balourdes, appuyées à l'occasion par des images "documentaires" qui font ressembler l'ensemble à un pop-up book pour gosses. "La Nymphomanie pour les nuls" en somme, un peu comme si, après avoir répondu positivement à vos attentes, la femme de vos rêves passait deux heures assise dans une chambre de bonne à énumérer tous les fantasmes que vous ne réaliserez jamais en sa compagnie. Faire du portrait d'une nymphomane un film où la chair est triste, tout comme "Melancholia" contait la destruction de notre planète par le prisme d'une famille coupée du monde ? En soi, pourquoi pas, mais l'affreux didactisme de "Nymphomaniac" demeure antipathique au possible.


Et la représentation de l'acte sexuel dans tout ça ? Assez franche dans les limites d'un montage interdit aux moins de 12 ans (un carton introductif mentionne l'existence d'une version non-censurée), jamais vulgaire mais, lors d'une longue séquence, tristement provoc'. Sûr de lui, le cinéaste puise à un moment dans les erreurs de sa propre filmographie pour apporter au chaland un semblant de frisson. Soit un consternant épisode ferroviaire où a lieu un marathon du sexe pratiqué sur des inconnus par l'héroïne adolescente et une de ses amies, la gagnante du tableau de chasse remportant...une boîte de chocolats. Un enjeu aussi dérisoire et déplacé que la fameuse branlette gérontophile pratiquée dans un bus par l'héroïne aux abois de "Breaking the waves".


Pour le reste, les théories à répétition que le personnage de Skarsgard aligne comme des perles pour expliquer le comportement de Joe peuvent certes être vues comme l'ennemi de Von Trier, son héroïne ayant tôt fait de les rejeter. Mais encore eut-il fallu que ces nombreuses parenthèses en forme de mode d'emploi ne viennent pas pourrir la narration d'un film déjà tristement replié sur lui-même, ployant sous le poids de thématiques dont Von Trier fait platement l'inventaire au lieu de les investir.


Pour autant, le film n'est même pas un vrai suicide commercial voulu comme tel. Toutes les béquilles intellectuelles qui auraient pu nourrir l'ensemble de façon puissante, Von Trier les érige en fait en système formel : ainsi, on ne compte plus les surimpressions de schémas, de chiffres et de sous-titres complémentaires qui envahissent régulièrement l'écran (une réminiscence maladroite de l'intéressant "Epidemic", un des premiers films de Von Trier). Autant d'artifices qui font passer l'oeuvre du statut de réflexion verbeuse à celui d'objet hautain. Un portrait intellectualisant plutôt qu'intelligent, à l'image de ce bref dialogue sur la différence entre "antisioniste" et "antisémite". Une pique extra-diégétique à peu près aussi hors-sujet que le meurtre du critique de cinéma dans "La Jeune fille de l'eau" de M. Night Shyamalan.


Mais au final, c'est peut-être mieux comme ça. Délesté de ses passages les plus osés par les ciseaux du CSA, "Nymphomaniac" se met rarement en danger et permet de voir la montagne de prétention qui lui sert de cache-misère. Un peu de foutre au coin des lèvres, des cicatrices dans le vague et beaucoup de bruit pour rien.


Une terrible déception à laquelle fait écho le choix de ne pas nommer les personnages secondaires des nombreux épisodes racontés par Joe, ces derniers voyant leurs patronymes résumés à une lettre de l'alphabet (A, B, C, etc). L'identité des personnes étant invérifiables par l'interlocuteur, pourquoi ne pas leur avoir donné des prénoms factices plutôt que ces dénominateurs ? Un artifice énervant de plus, lesdits personnages n'étant par ailleurs aucunement dépeints comme interchangeables par la jeune-femme.


Mais à ce stade, bien malin celui qui saura tirer un bilan définitif de ce pensum : le générique final annonce en effet une seconde partie autrement plus vivante et incarnée, laissant penser que ce film-là n'était qu'un long prologue (en cinq chapitres, tout de même...). Du moins, c'est une théorie. En pratique, ces deux heures se sont avérées sacrément pénibles pour votre serviteur.


En attendant la suite, je préfère largement revoir le "Devil in Miss Jones" de Gerard Damiano, authentique film porno pour le coup mais qui, en 70 mn et une chute finale glaçante, en disait bien plus sur le lien tenace tissé entre une sexualité débridée et la notion de péché.


"Je prévois de tourner un film porno, qui sera très long et parlera de l'évolution érotique d'une femme de 0 à 50 ans. Ca s'appellera "La Nymphomane", et l'histoire posera bien sûr la question de savoir si une telle chose existe ou pas. Je suis un grand fan de Sade, dont les livres alternent le sexe, sadique bien sûr, et les longues discussions. Mon film comportera donc de la philosophie, et aussi beaucoup de bites et de sodomie" (1)


L'auteur de ces lignes ayant vu presque tout Lars Von Trier mais n'ayant, en revanche, jamais lu une ligne de Sade, ceux qui connaissent l'oeuvre du Marquis sont d'autant plus les bienvenus pour commenter et contredire mon avis, et surtout pour venir m'éclairer sur cette influence majeure de "Nymphomaniac".


(1) In Mad Movies n°243, Itw de Lars Von Trier par Gilles Esposito, pp. 62-63

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le 1 janv. 2014

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Fritz_the_Cat

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