Avec Numéro Une, Tonie Marshall imagine l’ascension d’une femme à la tête d’une entreprise du CAC 40. Son entreprise cinématographique à elle n’est pas si folle que ça et elle est portée par une Emmanuelle Devos très juste, qui n’en fait jamais trop pour camper cette executive woman en quête de pouvoir, et peut-être aussi d’utilité.


Il aurait été facile pour Tonie Marshall de faire de son héroïne, Emmanuelle (prénom de l’actrice et du personnage qu’elle campe), un cliché d’excutive woman telle qu’on aime à se l’imaginer : très carrée, parfaite, capable de contenter son mari, d’aimer ses enfants et de réussir. Pourtant, sans les exagérer, mais avec de jolies petites nuances, la réalisatrice montre aussi, et ce dès la toute première séquence de Numéro Une, les faiblesses de la femme dont elle fait le portrait. Elle lui dessine une petite fêlure, un besoin d’innocence volée trop tôt. En résumé, Emmanuelle est moins froide, moins stéréotypée et déshumanisée que sa sœur de cinéma, Emilie qui officiait dans Corporate. Pourtant, ces deux femmes seront confrontées au broyage de l’humain par l’entreprise, au suicide et à ses conséquences. Pour autant, les combats des deux films, sortis à quelques mois d’intervalle, ne sont pas les mêmes. Si Corporate tient plus ou moins pour acquis ou du moins ne s’interroge pas sur la place d’une femme à un haut poste de l’entreprise, Numéro Une en fait le cœur de son action. Brillante, polyglotte, investie, Emmanuelle Blachey est repérée par un groupe féministe pour être nommée à la tête d’une entreprise du CAC 40. Une première, l’achèvement d’un combat mené depuis longtemps par Olympe, sorte de condensé des réseaux de femmes qui se construisent un peu partout dans le monde de l’entreprise. Un féminisme sans intersectionnalité certes, mais tout de même un petit monde de femmes bien nées qui revendiquent la parité, mais mieux encore l’égalité. Avoir, à compétences égales, chances égales de réussir. La force du film est de ne pas faire d’Emmanuelle une chantre du féminisme, elle est partante pour le CAC 40, mais sans trop vouloir forcer sur le côté féminin de son ascension, elle qui a « toujours voulu faire oublier [qu’elle] était une femme ». Or, là il n’est plus question de se cacher, mais bien de se montrer, quitte à oublier en chemin d’autres combats, comme celui de déjouer les pièges de l’accès au pouvoir : magouilles, petits contrats, et destruction instantanée de la carrière du concurrent.


Combattantes, un passage obligé ?


L’intérêt de Numéro Une n’est pas tant de savoir si Emmanuelle accédera au pouvoir, mais comment elle y accédera. Telle une Borgen sur grand écran, l’héroïne du film est une combattante, une femme qui ne cède pas un quart de sa vie privée aux médias, qui tente de garder la tête hors de l’eau, d’éviter les blagues sexistes, de se fondre dans la masse de ses collègues. Emmanuelle le dit d’ailleurs très bien à son patron qui la félicite de son contact aisé avec des clients chinois : « boire comme eux, s’habiller comme eux, manger comme eux », en résumé elle explique que c’est par le mimétisme qu’elle crée des liens. Cela va même jusqu’à connaître sur le bout des lèvres une chanson d’enfance chinoise qu’elle fredonnera avec ses hôtes d’un soir, en pleine mer. Si le combat qu’Emmanuelle tente de gagner ne changera peut-être rien pour toutes les femmes, il permet au moins d’engager pleinement l’idée qu’une femme patronne d’entreprise n’est pas un problème. A ce titre, le discours de Rita (Suzanne Clément) lors de l’enterrement de la patronne d’Olympe est exquis, déconstruisant les discours machistes sur les femmes et la réussite, en dressant le portrait d’une femme singulière. C’est que la mise en scène de Numéro Une est habile, s’interrogeant autant sur le côté abyssal du monde de l’entreprise (avec des plans vertigineux sur des buildings, des quartiers d’affaires), que sur la place des femmes dans différents lieux (assemblées d’hommes, lieux publics).


Enfin, ce que le film ne dit pas mais fait ressentir, c’est qu’aujourd’hui une nouvelle injonction s’offre aux femmes : pour être digne d’être femme il faudrait vouloir se battre, être une combattante, ne rien lâcher, ne pas abandonner, mettre une partie de soi entre parenthèses pour satisfaire une réussite. Bref, il s’agit-là d’être la meilleure, d’être utile. Et c’est pour cela que l’histoire d’une noyée inconnue, faisant écho à la mère disparue en mer de l’héroïne, devient bouleversante. Non pas pour ce qu’elle évoque de la tristesse, de la solitude et de la mort, mais pour la possibilité de s’effacer, d’avoir juste envie de vivre, pas forcément de se sentir utile (on peut passer sa vie à aider les autres sans se croire utile). Se battre n’est pas une ligne de conduite unique, et Emmanuelle n’est pas un modèle, elle ne prétend jamais l’être, Tonie Marshall ne tombe pas dans ce piège, fort heureusement. C’est pourquoi elle multiplie les scènes où des femmes toutes différentes se mélangent, dès la scène d’ouverture dans la gare, donne aux femmes même la possibilité de ne pas s’excuser (d’être ce qu’elles sont ?), fait porter leurs voix dans une scène discrète mais déterminante qui fait basculer l’envie d’Emmanuelle (et auxquelles de « vraies » féministes ont participé). Un plafond de verre est certes brisé, mais il reste mille combats, que certaines mèneront pendant que d’autres traverseront la vie, avec, on l’espère, plus de douceur que leurs aînées, non pas dans un monde de femmes, mais prenons-nous à rêver, dans celui de l’égalité.

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le 12 oct. 2017

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eloch

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