Il y a une chose, personne ne le dit, personne ne le pense, je crois, toujours ces mots-là : horrible, inhumain, atroce, abominable ; mais en vérité ce film est sublime, et je ne lui ajouterais d'autre mot que celui-ci.

Une note ce n'est rien, une coquille vide ; on dit souvent quand le thème est balafre de la morale, touche au MAL, non, je ne noterais pas, parce que le MAL mange la possibilité de l'art, parce que, quand il y a brûlure de l'histoire, alors personne ne peut se permettre de "faire de l'esthétique".

Peinture : à la première guerre mondiale, Otto Dix je ne l'entends pas tel "regardez comme la guerre est une connerie, regardez comme elle mutile, balafre, si inutilement", d'Otto Dix je retiens, oui, la beauté du sang sous le pinceau, les plis noirs de la chair, le merveilleux d'un oeil torve sur un visage sans peau, qui coule, qui déteint sur le ciel ;

Littérature : Styron n'a rien dit qui puisse avoir pose de document, objectif, moral, peut-être le veut-il en citant ses sources, peut-être la tapisserie derrière l'art est-elle chez lui pudique et n'osant dire "c'est si beau cette douleur d'un peuple, cette douleur gravée en chiffres noirs sur la peau du bras, cette douleur de la famille brûlée, des cheveux tondus, du corps réifié des années durant d'un sadisme et d'une horreur réels oh, comme c'est beau !" et c'est pourtant l'histoire, cette histoire-là qui rend si profonds les coeurs, si merveilleux les sanglots, si sublime la mort ;

Jean Genet encore, quand la plaie était fraîche, ouverte, brûlante. Jean Genet parle du poète que fut l'ordonnateur du massacre d'Oradour, Jean Genet parle de l'anus d'Hitler percé par la queue d'un beau soldat français, Jean Genet parle de ce sublime qui pare toute volonté de Mal, de génocide, de meurtre, de racisme. Jean Genet voudrais tous les corps de ces beaux voyous, graver sur leur dépouille le poème de leur vie de tueur, de voleur, de SS.

Déjà dans Hiroshima, Resnais ne voulait pas du regard distant, du regard moral, pas des paupières qui tremblent d'horreur. Resnais a les yeux grands ouverts de l'alchimiste qui n'a pas peur d'être ébloui lorsque le plomb devient or. Et qu'il s'agisse de la musique, danseuse en tutu sur les os brisés des cadavres, non violons pleureurs, qu'il s'agisse de la narration, chirurgicale, incisive, sans frisson, belle de poésie, grave devant l'horreur, ou de la douceur des images, de leur caresse sur l'automne indifférent, sur les herbes dont aucune douleur n'entrave la verdeur, Resnais, à aucun moment ne veut dire "regardez comme c'est horrible", mais toujours "regardez comme c'est beau".

Le Mal perd déjà de sa fourrure quand les miradors des camps sont énumérés selon leur style. Il en perd encore dans cette alternance entre joie des officiers, indifférence des médecins et infirmières, et vie abominable des prisonniers des camps. Puis la hiérarchie se décline comme on décline un système politique, au sein-même des sous-hommes, des chefs, parmi les sous-hommes, les modes de vie, des quotidiens, "chacun a son agonie bien à soi", ce qu'il reste des douches "les traces des ongles sur les plafonds", non que les humains souffraient et hurlaient mais "même le béton se déchire". Tout contourne le fossé moral où pourrait tomber la narration, l'artiste répugne de tout pathos, de toute partialité : le fait est montré tel qu'il est, habillé d'un texte et d'une musique qui en font objet d'Art.

Nuit et Brouillard n'est pas un documentaire, c'est une oeuvre d'Art. Il ne touche pas au Mal, mais à l'Indicible.
Rozbaum
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le 7 mai 2012

Modifiée

le 27 juil. 2012

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Rozbaum

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