Mis à part de rares exceptions tel Manoel de Oliveira, peu de cinéastes peuvent se vanter d'avoir une carrière à la longévité aussi impressionnante que celle d'Alain Resnais, tout en restant constamment, pendant quasiment 70 ans, dans l'excellence. Il réalise aujourd'hui des films jeunes, revigorants, novateurs et accessibles, de « Smoking / No Smoking » à « Pas sur la Bouche » en passant par « On connaît la chanson ». Même si ces œuvres sont teintés par la présence de la mort (les méduses d' « On connaît la chanson », la performance de Darry Cowl dans « Pas sur la bouche ») et possèdent un sous-texte assez dépressif, ce sont néanmoins des comédies. S'il peut se permettre cela, une telle force juvénile en somme, c'est parce qu'il a réalisé ses œuvres adultes, lorsqu'il était jeune, des courts métrages documentaires dès quatorze ans, à ses premiers longs métrages fondamentaux : « Hiroshima mon amour » en 1958, « L'année dernière à Marienbad » en 1960 ou « Muriel » en 1962. Mais avant cela, il aura réalisé trois courts-métrages qui restent comme parmi les films les plus importants de l'histoire du cinéma, « Toute la mémoire du monde », « Les Statues meurent aussi », mais surtout « Nuit et Brouillard » en 1955.
Dix ans après la découverte des camps de concentration et après que l'opinion mondiale a, dans l'horreur la plus totale, vu enfin des images des camps, Alain Resnais décide d'en faire un film documentaire. Il va mêler des images d'époque à des images tournées dix ans plus tard, en 1955, sur les mêmes lieux, puis demandera à Jean Cayrol d'écrire un texte, magnifique, accouché dans la douleur, que l'écrivain et ancien déporté rescapé des camps lira lui-même sur les images du film.
La force et la puissance qui émanent de cette œuvre sont indicibles. Le choc reçu à l'époque fut si violent que l'on tenta à maintes reprises d'interdire le film. Les autorités allemandes, d'abord, mais le gouvernement français également, soi-disant car il jugeait le film trop violent. Tout fut mis en œuvre pour le retirer de l'affiche du Festival de Cannes de 1956 où il devait être présenter. Pourquoi tant d'acharnement ? Ces images, les gens les connaissaient déjà puisqu'elles furent diffusées dans les actualités d'époque un peu partout dans le monde et qu'elles ont marqué les consciences et les mémoires à tout jamais. On peut essayer de répondre en disant que dix ans après, la conscience collective a peut-être envie d'oublier, car penser à ces neuf millions de morts de manière constante est un poids trop lourd à porter. Et Resnais réactive cette douleur, la réactualise, et dérange forcément la part la plus intime de chaque individu. Mais si ce film est si dérangeant, si violent, c'est grâce au talent d'Alain Resnais, à sa manière de montrer l'horreur, les charniers, les corps inertes et amaigris, en utilisant uniquement le recours à l'image documentaire et en s'interdisant la fiction et le spectaculaire. « On ne peut pas faire de mise en scène avec ces images. On ne peut pas non plus en faire des reconstitutions par la fiction. Des films romanesques sur les camps de concentration, cela me paraît consternant. » déclare-t-il encore aujourd'hui .
Faut-il renoncer définitivement à l'utilisation de la fiction pour traiter cinématographiquement d'une question aussi grave et importante que celle de l'holocauste ? C'est une question ouverte, l'une des plus importantes et les plus intéressantes de la théorie du cinéma moderne, que chacun de nous est en droit de se poser. Peut-on, comme le fait Steven Spielberg dans « La Liste de Schindler », avoir recours à toutes les ficelles et tous les schémas du cinéma narratif hollywoodien ? Peut-on se permettre de créer du suspense dans une chambre à gaz, quant à savoir s'il s'agira d'eau ou de Zyklon-B qui sortira du pommeau de douche ? Peut-on se permettre de s'identifier en tant que spectateur ? Peut-on montrer des nazis gentils et humanistes ? Peut-on, comme le fait Roberto Benigni dans « La Vie est Belle », mentir à son fils pour le préserver ? Et par déduction, mentir à ses plus jeunes spectateurs en leur laissant entendre qu'il ne faut mieux pas regarder du côté du charnier ? Est-ce que tout simplement la fictionnalisation d'un événement comme l'Holocauste, n'aurait pas tendance à le banaliser, à l'extraire de l'Histoire pour n'en faire plus qu'une histoire ?

« Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeau, des moissons et des feux d'herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration. »
FrankyFockers
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le 23 avr. 2012

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FrankyFockers

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