J'ai beaucoup vu ce film. J'en ai beaucoup parlé aussi.


Je me souviens de... L'avoir appelé maintes et maintes fois « mon film préféré ». Cela signifierait que ce film peut définir mes attentes, mes doutes, mes questionnements, ma vision du monde... J'y reviendrai... Je me souviens aussi que j'ai fait un travail de recherche sur l'interprétation (le sens/l'analyse) des films à cause de ce film, simplement parce que la vision qu'en donnaient les médias, critiques papier et internet confondus, était extrêmement réductrice et que personne ne disait comme moi qu'il s'agissait d'une certaine vision de la fin du monde. Si personne ne le disait, alors c'était peut-être ma vision à moi... D'où ma thèse : c'est subjectif et pourtant je peux l'expliquer objectivement en même temps, c'est ça interpréter.


Comme je l'ai dit, ce film définit beaucoup de choses qui me sont chères, et tout ça peut se résumer avec cette idée de « vision de la fin du monde ». Ce film est clairement apocalyptique, c'est clair parce qu'un personnage le dit à un moment donné : « Tu n'es pas au courant ? Aujourd'hui, c'est la fin du monde, tout se finit aujourd'hui. ». Mais c'est aussi important d'un point de vue esthétique, parce que ça se voit, ça se sent : il y a une odeur de souffre dans le film. Les gens se consument (certains meurent ou se suicident, d'autres s'adonnent à une violence sauvage, et ceux qui demeurent sont pour la plupart démobilisés, exsangues), il y a ces couleurs incendiaires dans tous les plans (plus que du flashy, c'est vraiment du feu : tous les décors sont comme enflammés par la violence des anémies de leurs occupants ; nous en parlerons plus loin...).


C'est peut-être bien un tableau de la fin du monde (« voici comment ça pourrait arriver »), ou bien ce n'en est qu'une allégorie, une pré-vision, une image à peine à sa hauteur. Ca marche pour l'un comme pour l'autre dans la culture américaine. Voici pourquoi : ou bien on peut s'attendre à ce que, sur un plan religieux (selon la bible), la fin du monde (Armageddon) surgira lorsque tous et toutes se rendront coupables d'un crime moral, d'un défaut de moralité, ou bien c'est écrit et il faut juste la craindre. Mais si on prend le principe fondateur du protestantisme, c'est-à-dire la prédestination (on est béni ou banni du paradis dés le début de son existence, et, dans le capitalisme protestant on travaille pour se voir réussir, tel un symptôme de la grâce dont on bénéficierait : winner ou loser dés le début), alors, si le monde est le symptôme de la prédestination (une superstition bien américaine, donc, puisque protestante et capitaliste), tout ce qui est injuste et décadent dans le comportement humain préfigure de sa chute.


Mais pour moi, c'est une fin du monde essentiellement spirituelle, et c'est même une vision possible de ce qui ne serait « que » la fin du monde spirituel : la fin de toute échelle de valeurs humaines, donc de tout esprit. Je n'en suis pas certain mais j'ai, en effet, l'impression que les esprits relient les hommes et que lorsque ceux-ci sont totalement disjoints, chacun occupé par quelque chose d'extérieur et sans valeur humaine, alors il n'y a plus de spiritualité. On dit parfois, pour des raisons étymologiques, que la religion « relie » et que la spiritualité, au contraire, est individuelle (un rapport de l'homme à Dieu). Je vois les choses différemment : si la religion relie les hommes autour du culte d'un Dieu, il suffit que l'on décide de croire en l'humanité et en sa puissance fédératrice pour que le rapport individuel soit équivalent à un rapport collectif. Autrement dit, si je crois individuellement en l'homme, je peux être religieux dans mon coin, le culte qui me relie aux autres étant celui de l'humanité.


Ce qui se passe dans Nowhere, c'est que les relations symboliques des personnages aux choses et aux autres personnages sont progressivement désinvesties de valeurs humaines et investies de valeurs non-humaines (ou « non-valeurs »).


Les valeurs humaines, les véritables valeurs, pour moi, ce sont l'empathie, la consécration/dédicace, la fidélité à la nature/sa propre nature (malgré une certaine dose d'ambivalence chez tout être humain), et d'autres encore... Ce que je considère être les non-valeurs, ce sont les accumulations de capital (social, cosmétique, pécuniaire, culturel, etc...), c'est-à-dire la sociabilisation pour elle-même : exister par le rôle qu'on peut vous attribuer uniquement. La différence entre une valeur et une non-valeur, c'est qu'une non-valeur est raisonnable, nécessaire dans un système, tandis qu'une valeur est l'objet d'un attachement aveugle, inconscient de sa propre raison/origine. Il faut croire pour avoir des valeurs, il faut s'en sentir proche, ce n'est pas raisonnable.


Ainsi, quand je regarde Nowhere, dés le début j'entrevois déjà la fin, une disparition à laquelle on est prédestiné : l'amour perdu, le seul auquel le personnage principal se soit dédié (dédicace), celui dont il avait rêvé. Je suis comme un enfant, quand je regarde, encore et encore Nowhere. On dit souvent que les enfants apprennent, en regardant inlassablement les mêmes films, comment le temps est compressé et articulé pour être compris en termes de péripéties : ils sont en quelque sorte formatés pour comprendre le rythme des films, pour penser à la vitesse des films (ce n'est pas quelque chose d'inné mais ça s'acquiert). Eh bien, moi, quand je regarde encore et encore Nowhere, je m'initie à la tragédie grecque, cette façon de voir le monde qu'a dépeinte Nietzche dans Naissance de la tragédie, en précisant qu'il s'agissait de l'ancienne version de la tragédie et non de la version moderne (dans l'ancienne version, pas d'acteurs charismatiques, ils portaient des masques et la pièce se jouait dans une arène circulaire et tout le monde se regardait au travers des acteurs masqués et par delà eux, tous étaient en communion dionysiaque) : nous sommes tous Dark (comme on est tous Jack dans Fight Club, l'homme moderne joué par Edward Norton avant qu'il redevienne Tyler Durden, c'est-à-dire un individu, se souvenant que c'était son nom, Tyler Durden), nous sommes tous seuls chacun avec ses valeurs humaines dans un monde qui les ignore, et nous sommes tous pris dans la tourmente, assistant à la ruine de tout ce en quoi nous croyons (empathie, consécration amoureuse, fidélité à sa nature et à la nature, ...). Nous sommes tous l'objet de la tragédie, elle n'est pas qu'une histoire interprétée par de beaux acteurs, comme à l'époque moderne des tragédies, celle de Sophocle selon Nietzsche. C'est à notre propre ruine qu'on assiste, et c'est pourquoi je ne serai jamais contre revoir ce film encore et encore tant que je n'ai pas compris chaque détail, chaque image, chaque symbole, chaque idée... ...


Nous sommes à la fin du film. Le blondinet aux yeux vairons, avec son récit, avoir été enlevé par les extra-terrestres puis relâché, est bien charmant aux oreilles de Dark. Il se sent tellement proche de ce jeune homme... Et il s'endort avec lui, sous ce ciel artificiel (de façon perceptible, un panneau en bois, peint en bleu nuit ou en rougeoyant, avec les étoiles et la lune), ce ciel paisible tout à fait faux... Une fausse trêve, un repos interdit, au milieu de l'incendie des valeurs humaines : le blondinet finit par tousser, tousser, et se métamorphoser LUI AUSSI en cafard cynique qui dit, LUI AUSSI, « je me tire ailleurs », comme sa petite amie avant lui... Et cette métamorphose ne se fait pas par morphing, elle se fait dans la violence, dans le sang, par explosion. Dark se retrouve aspergé du sang du jeune homme mais on ne voit guère, après que le cafard se soit tiré ailleurs, de bouts d'organes du jeune garçon, d'où la sensation assez irraisonnable qu'il se soit en fait métamorphosé. Et après le générique, quand on revient sur Dark, s'il crie, ce n'est que pour dire : oui il sait ce qu'il a perdu, non lui n'est pas resté comme tous les autres personnages, muet, interdit de se plaindre bruyamment, il a crié !!


Alors, je repense à la petite Egg, qui se suicide au milieu de sa chambre décorée de « champ de tournesols », à son image, cédant au désespoir. Violée par l'acteur d'Alerte à Malibu, abusée par ses airs simulés de Dom Juan respectueux, également abusée par le prédicateur à la télévision, qui propose la parole de Jésus par téléphone ou à l'écran, c'est-à-dire derrière une vitrine. Qu'a pu lui dire son interlocuteur lorsqu'elle a téléphoné ? Pourquoi est-ce qu'il ne l'a pas sauvée ? Quoi qu'il lui ait dit, elle ne pouvait rien comprendre d'autre que ... « laves toi de toute cette crasse ». Et la voilà plantée dans un pot à tournesols, retournée à la terre. Son père, à sa porte, se demande alors ce qu'elle devient... Quand il avait frappé à la porte, elle n'avait rien dit, elle était restée muette, elle avait dit « ça va papa »... A présent, le père la voit plantée là, et on peut presque l'entendre, au téléphone, quand Ducky, son frère, apprend sa mort. Mais lui, il est au milieu de la fête la plus nihiliste jamais vue, la plus ouf, la plus guedin, la plus géniale, celle où il faut être ce soir là, le soir de la fin du monde. Alors, il ne va pas faire d'histoire, il saute dans la piscine en criant, et il crie sous l'eau, sans faire de vagues pour ainsi dire...


Qui va le chercher, qui plonge vers lui ? La « gourmande » qui porte un appareil dentaire, Dingbat, celle qui disait quelques heures plus tôt à Egg, à propos de l'acteur d'Alerte à Malibu, « laisses m'en, j'en veux aussi ». Quand y'en a, elle est preneuse... Elle saute à sa rencontre, parce qu'apparemment il y a un garçon qui ne lui dira pas non, c'est de la bouffe « gratuit ». De la jouissance accumulée, au-dessus du néant qui nous rôtit les cuisses.
- Des cuisses rôties ? Hum, trop bon, laisses-m'en, dirait-elle, sur le point de dévorer de la chair humaine !


Il y en a un qui n'a pas hésité à dévorer la chair humaine, Elvis, ce motard tout sale comme un chat de gouttière, qui fait figure de Papa pour Alyssa la brunette qui annonce la fin du monde : au milieu de la fête donnée par « Jujyfruit » (le fruit du jugement), Elvis s'en prend au fruit lui-même. L'alibi : Jujyfruit lui avait vendu de la mauvaise drogue. Tandis que personne ne moufte, Elvis prend une boite de sauce tomate, et, en gros plan, on peut voir le visage d'Elvis pris de convulsions et de folie meurtrière à la manière d'un plan de Russ Meyer (comme le l'a fait remarquer l'ami qui m'a fait connaître le film), tandis qu'il explose la tête du fruit du jugement. Mais ce n'est guère qu'une scénette, l'humanité n'en est alors pas à ça prés. Elvis est tellement plus que le bourreau de l'humanité, ou plutôt tellement moins : la déco de sa chambre est carcérale, il n'y a que des murs gris avec de gros trous bien ronds et espacés, et un canapé, ainsi qu'une statue à son image, un corps parfait, lisse mais bientôt tâché de cette crasse, de cette saleté et de ce sang. Et puis le nihilisme. Et puis le masochisme. Un grand vide beau, parfait, Apollon en personne, qui ne demande au fond qu'à souffrir un peu, lui qui est habitué à faire souffrir les autres. La détresse de l'Apollon, l'enveloppe humaine radieuse et mensongère, l'individu qui n'a besoin de personne, dont l'existence détruit toute possibilité d'empathie, déjà. Et puis il est tout, il n'y a rien en comparaison de lui. Ce n'est pas pour rien si Alyssa l'appelle « Papa !» tandis qu'ils font l'amour. Il se suffit à lui-même et il ne montre sa fragilité qu'à elle, il lui donne, c'est son seul cadeau possible, sa seule limite, pour lui le malheureux impénétrable. C'est pourquoi il lui demande de le battre avec cette ceinture.


« Papa !»... Et, en montage parallèle, « Maman !» dit le blond interprété par Ryan Philipe, lui qui avec sa belle (Heather Graham) désire tout et mélange tout : amour, sexe, violence, perversité, mort. Ils sont en quelque sorte perdus dans un trip dionysiaque sans retour, c'est-à-dire en perdition : là où tout se mélange, l'homme ne peut plus se construire, il est condamné à se dissoudre totalement. Il n'y a plus besoin d'empathie non plus, d'ailleurs, puisque tout est égal. Et c'est naturellement pourquoi il demande sa « Maman » : il dit « je suis perdu , viens-moi en aide », à la jeune blonde qui doit le dompter, lui dire où s'arrêter...


Ces deux-là sont les rois de la route, dangereuse, de Los Angeles : « Los Angeles, c'est nulle part, tous ceux qui vivent ici sont perdus » disait Dark en préambule. Tout se mélange, tout est égal, tout est indifférent. Sur cette route où sévissent les Riot Girls qui vont s'en prendre au petit frère de la copine de Dark, on risque le tout pour le tout : on sort, et soit on gagne soit on perd. Lui n'a perdu que la voiture de sa mère, et tout comme ces couples solidaires (Elvis et Alyssa, ou les amants dionysiaques), il peut compter sur sa blonde à lui (interprétée par la jeune Mena Suvari) pour lui dire qu'il est tout pour elle. Tout se barre mais je t'ai toi, mais tu m'as moi. Nous tombons dans ce néant qui nous consume, mais nous y allons tous les deux, et c'est déjà ça.


Il y aurait tant d'autres choses à dire sur ce film...
Les décors déjà, comme avec la chambre d'Elvis, les chambres qui sont chacun à l'image de leur habitant : Dark pour le narcissique suicidaire, sa copine avec toutes ces taches de couleurs qui sont autant d'accumulation de bonheur éphémère, la petite Egg et ses tournesols, le salon des parents du drogué (les parents parlent une langue étrangère, ils ne comprennent pas leur fils, et les murs sont sertis de carreaux écossais, exotiques) ou sa chambre à lui (les murs sont pleins de phrases manuscrites, comme s'il cherchait à dire ce qu'il ressent et qu'il n'y arrivait vraiment pas)...


Ou bien finalement cette séquence tellement incroyable, qui a lieu au début : Dark est en voiture avec sa copine, et avec Lucifer (sa copine à elle), il filme avec sa petite caméra vidéo, tout en leur parlant. Sauf qu'avant de les filmer elles, on peut voir dans l'objectif une femme maculée de sang à côté d'une voiture fumante, implorant qu'on l'aide (sans le son, bien sûr). Est-ce que ça se passe à droite de la voiture (où il braque la caméra) ou est-ce qu'il visionne les images déjà présentes sur la cassette ? Nous n'en saurons rien, mais le doute est plus fort. Quand je repense à Nowhere, je repense à cette détresse humaine totalement muette, et Dark, derrière sa caméra, l'utilisant pour comprendre mieux ce qu'il voit, pour y regarder plusieurs fois, comme je regarde plusieurs fois ce film : dans l'espoir d'entendre et de ressentir enfin de l'empathie pour des personnages/personnes tellement enfermées dans leurs rôles, telles des citadelles narcissiques, qu'il m'est impossible de communiquer avec eux.

Jonathan_Suissa
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le 14 oct. 2010

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