Tout le monde le sait, entreprendre d'imbriquer deux récits en un seul est éminemment casse-gueule.
C'est ici comme si, pendant des mois, Tom Ford s'était donné un mal de chien à tisser patiemment un tapis finement ouvragé pour pouvoir mieux se prendre les pieds dedans à la fin.
Si l'exercice a si peu marché au fil des décennies (à part peut-être un Magnifique magnifié par les souvenirs de jeunesse, et dans une moindre mesure un Princess Bride badin) c'est sans doute pour des raisons simples: il faut non seulement réussir à obtenir un niveau d'intérêt égal entre les deux univers mais en plus réussir les transitions, sinon de manière intelligente, au moins de manière fluide.
Un double écueil que n'a pas éviter le réalisateur. Si la partie fiction -dans le désert- est sans conteste la plus intense, chaque climax est systématiquement désamorcé par un retour brutal à l'univers de la lectrice.


Sans compter qu'en plus, le bonhomme, directement issu des milieux de la mode, accumule dans ce film les handicaps. Mettre en scène les questionnements métaphysiques de la grande bourgeoisie donne rarement de grands résultats. Sofia Coppola et Nicolas Winding Refn peuvent en témoigner. Non pas que les populations concernées n'aient pas droit à un vague-à-l'âme d'autant plus légitime que tant d'autres problématiques ont été réglées (les courses, le ménage, l'iPhone 7 ou le 7 plus). Mais c'est juste qu'il est difficile de rendre le sujet passionnant pour le commun des mortels (Payton Place et les feux de l'amour sont bien entendus là pour me démontrer le contraire, mais je ne sais pas pourquoi, je ne suis pas sûr que nous parlions de même type d'oeuvre, au fond).
Moi-même, qui possède un palais de 50 chambres, 4 cuisines et 5 hectares de dépendances et un haras, avec tout le personnel qui va avec, quand j'ai un coup de blues, je n'hésite pas à faire un tour dans ma propriété boisée au volant d'une de mes cinq Ferrari (c'est la marque qui m'apaise le mieux. Quand je suis en colère, par exemple, je préfère Lamborghini), mais j'ai bien conscience que ce moment furtif de déprime puisse avoir du mal à vous tenir en haleine.
Du coup, pudique, je préfère ne pas en parler.
Et encore moins en faire un film.


Les animaux pour le dire


Devant une telle succession d'obstacles, le canasson Tom Ford a terminé son parcours avec un peu trop de pénalités pour pouvoir espérer finir sur le podium. Les grandes qualités entrevues lors de sa première sortie ont été cette fois étouffées sous le poids de l'ambition.
Un détail, de ce point de vue, ne ment sans doute pas. Dans a single man, récit très juste mêlant solitude, nostalgie et difficulté de trouver sa place dans un monde hostile, les détails frappaient au cœur. Quand la force d'un titre de livre entrevu sur un coin de table ouvrait des perspectives vertigineuses (after many, a summer, d'Aldous Huxley, merveilleux titre), ici les tableaux aux murs enfoncent des clous déjà cadrés par ailleurs en gros plans.
Retrouver dans les deux films de grandes demeures vitrées sur un extérieur arboré, baignées musicalement d'un Gainsbourg bon teint ne trompe pas le (beau) monde: cette fois, quelque chose tourne cruellement à vide.


Mais alors, que faut-il sauver de ce métrage ? Plusieurs choses, quand même.
Une ambiance mortifère qui colle aussi bien à la nuit feutrée de la partie réelle que celle écrasée de soleil de la fiction, brillamment propulsée par un générique de début aussi malsain que fascinant (le fameux junk art sur lequel Susan a bâti son existence creuse).
Une ou deux performances d'acteurs scotchantes, comme celle d'Aaron Taylor-Johnson qui parvient non seulement à totalement faire oublier ses apparitions dans Kick-Ass ou autres Avengerseries passables mais surtout faire passer Gyllenhaal et Shanon au second plan. Ce qui n'est pas rien.
Un ou deux thèmes forts, comme celle de cet homme impuissant lorsque la survie de sa famille est en jeu, dont la vengeance ne sera possible et assumée que par l'entremise de son opposé exacte: un vieux flic texan adepte de l'auto-justice se sachant condamné. Et l'autre vengeance, beaucoup plus feutrée, des milieux aisés.
Et à travers tout ça, quelques scènes qui restent collées à la rétine, sans doute grâce à plusieurs belles idées de mise en scène.


Au final, si Susan est bouleversée parce qu'elle lit, ce n'est (au delà d'une hypothétique qualité d'écriture qu'elle proclame percevoir) que parce qu'elle croit reconnaitre son ex-mari dans le portrait du père de famille qui se fait agresser au bord d'une route perdue du Texas.
Fort de cet amer constat, l'évidence s'impose: les animaux nocturnes dont il s'agit ici ont depuis longtemps perdus griffes et dents, ou alors sont en peluche, ou bien encore sont tout simplement de la race de ceux dont on se sert pour couvrir les belles dames qui descendent des superbes autos, dans les cercles décrits dans le film.
Pas de quoi fouetter un chat, fût-il persan.
Comme le tapis.

guyness

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