L’écriture peut être une arme redoutable dans la construction machiavélique d’une vengeance. Il est vrai que le pouvoir de la plume a cette manie de faire resurgir en chacun de nous les pires angoisses et a surtout, cette faculté de faire miroiter l’imagination. Ce ne sont plus les mots qui dévoilent des sentiments mais ce sont des sensations qui définissent le verbe. Les corps dénudés du générique ne sont qu’un mirage et l’emprise psychologique commence.


C’est une pure coïncidence, mais lors de la même semaine est sorti Quelques minutes après minuit : un film au genre différent mais qui comme celui de Tom Ford, traite aussi de la puissance de l’art (du dessin chez Bayona) dans notre manière de concevoir nos vies et la place de l’imaginaire dans la composite d’une forme de deuil.


Avec Nocturnal Animals, Tom Ford raconte le récit en puzzle d’un homme (Edward) qui à travers un livre récemment achevé va de nouveau marquer l’esprit de son ex-femme (Susan). Le réalisateur de « A Single Man » décide donc avec cette œuvre de dépasser sa simple condition de styliste et d’esthète de la mise en scène pour s’acheminer vers quelque chose de plus complexifié. Avec cette intrigue à tiroir qui se joue des temporalités et des identités, Tom Ford fait d’une histoire toute simple, une aventure amoureuse tortueuse qui mêle vengeance psychologique et amertume du passé. Car le postulat de départ est d’une simplicité enfantine : une femme aussi belle qu’hautaine travaillant dans une galerie d’art se met à lire le manuscrit que son ex-mari vient de lui envoyer.


A partir de la fausseté de la réalité dans lequel elle vit, la vérité va s’émanciper dans son esprit, où il sera question de refoulement et d’inconscient. Alors que dans le passé, elle trouvait le travail littéraire d’Edward barbant voire autocentré, cette nouvelle copie va faire naitre en elle des émotions différentes. A partir de cette ébauche, Tom Ford donne du piment à son film en mettant en image le récit même du livre, imbriquant une histoire dans l’histoire.


Et de cette minuscule idée, Nocturnal Animals bascule d’atmosphère mais avant tout de point de vue : nous ne sommes plus à la place du narrateur mais nous voyons le récit d’Edward imagé par la conscience de Susan. Où se cache la vérité dans tout ce capharnaüm ? Quelle signification est-elle donné à chaque personnage ? Alors que Nocturnal Animals nous propulsait dans l’univers froid et feutré de la vie guindée et frustrée de Susan, l’abime du livre nous emporte dans un décorum aride et violent d’un désert sablonneux du fin fond de l’Amérique où le danger n’est jamais caché bien loin.


Premièrement cette distinction du chaud et du froid, de la lumière et de la pénombre, de la froideur de Susan face à l’éruption des sentiments d’Edward éclaircit les intentions mêmes du cinéaste : faire un film qui ne fait qu’immiscer de multiples symboliques dans un scénario qui prend alors tout son sens. Sauf que vouloir ériger son récit en une intrigue à plusieurs niveaux de lectures par le biais de l’image et de l’interprétation même de la symbolique peut être un jeu dangereux notamment lorsque l’on est un réalisateur aussi plasticien que Tom Ford. Certains pourraient y voir beaucoup d’esbroufes ou même un surlignage intempestif des signaux.


Mais à l’instar d’un Nicolas Winding Refn, notamment dans The Neon Demon, Tom Ford acclimate sa mise en scène face à l’artificialité du monde de la mode et se joue des codes du genre pour délivrer une œuvre surprenante en beaucoup de points. Comédie romantique, thriller, rape and revenge, mindfuck : Nocturnal Animals mange à tous les râteliers sans jamais trébucher grâce notamment à des qualités cinématographiques idéalement orchestrées. Avec un casting notable entre une Amy Adams aussi pulpeuse que sèche, et un Jake Gyllenhaal aux différents « visages », Nocturnal Animals affiche une vigueur et une intransigeance qui fait tout le sel de son environnement. En la présence de Jake Gyllenhaal, il est intéressant de faire le lien entre l’œuvre de Tom Ford et le tout récent Enemy.


Mais là où le film de Denis Villeneuve n’arrivait jamais à s’extirper de sa propre utilisation du miroir imaginaire, Tom lui avance ses pions avec minutie et fait de Nocturnal Animals une œuvre aussi visuelle que parlante : malgré la simplicité de l’accroche voire même de la banalité du cheminement, le montage alterné devient le moteur de tout l’intérêt véhiculé par le film. Nocturnal Animals n’aurait pu être qu’un simple exercice de style ou qu’une coquille vide à l’esthétique outrancière. Mais il n’en est rien : le livre d’Edward est un double maléfique, une représentation des turpitudes qui ont accompagné Edward pendant son processus d’écriture, qui se transposent parfaitement au passé amoureux du couple.


Et c’est donc à travers la flamboyance de la mise en scène de Tom Ford que le parachutage des émotions se fait ressentir : un être blessé, aux nombreux regrets comme celui d’avoir été faible et de n’avoir pas pu garder sa relation ; à l’image d’un père qui n’a pas pu sauver sa fille et sa femme. Au fil du récit, les pièces de l’engrenage se rassemblent pour ne faire qu’un mais dissimuler la fiction de la réalité et l’on voit alors une femme qui se meurt dans la superficialité de son existence mondaine se confronter à ses propres choix : un désir renaissant mais une peur bien palpable entourés d’une culpabilité qui n’a pas disparu malgré le temps qui passe. Tom Ford articule sa prophétie dans les moindres détails, cajole son empreinte scénaristique d’une empathie distante mais assez sincère pour être émouvante.


Comme beaucoup de cinéastes à l’esthétique recherchée, Tom Ford placarde un peu trop ses velléités, surplombe parfois ses symboliques (le tableau marqué « Revenge ») mais au contraire d’un Christopher Nolan, ne tombe pas dans la surenchère d’explication littérale. De ce fait, malgré son aspect ostentatoire, Nocturnal Animals est un film d’amour brisé, qui s’octroie une bulle de brumes, garde ses zones de mystères et décèle un venin énigmatique presque Lynchien.

Velvetman
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le 14 janv. 2017

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