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Pari réussi haut la main, mais à une certaine échelle, celle qui consiste à ramener au présent quelque chose qui se fait rare sur les écrans. Pétri de style mais aussi ample et tragique, Guillermo Del Toro prouve une énième fois avec ce film qu’il a la pleine maîtrise de sa créativité, quel que soit le projet qu’il aborde. Et ce qui se distingue dans cette adaptation d’un roman noir, plus que dans ses oeuvres précédentes, c’est justement son sens du récit.


Scindé en deux, le film est un modèle (quasi-scolaire) du genre au vu de l’arc que parcourt l’intrigue, divisée entre l’ascension et la chute. D’abord le monde des forains : le bas de l’échelle, mais en dessous de laquelle existe encore un niveau inférieur, le trou dans lequel est précipité le geek. La première chose que Bradley Cooper fait en arrivant, c’est y plonger son regard, et c’est le premier effet d’annonce d’un film qui, comme tout noir qui se respecte, multipliera les signes annonciateurs d’une destinée funeste, mais à la force d'attraction irrésistible. Il ne s'agit que de s'y précipiter.


Avec dans cette seule première moitié une galerie de personnages, un sens de l’atmosphère et un génie du design qui pourraient remplir plusieurs films, Del Toro étoffe ce qui aurait pu être un simple premier acte pour enrichir sa narration, ses enjeux et le poids de sa tragédie comme rares l’auraient fait. On sent aussi, et bien évidemment, l’amoureux des freaks, des univers parallèles, de la marginalité. On ne se refait pas, et là où certains plantent un cadre, Del Toro construit un univers. Ça aussi ça participe à l’ampleur narrative (pas seulement visuelle).


C’est dans cet univers d’illusions et de boniments autour duquel rien ne semble exister que Bradley Cooper acquiert justement les armes nécessaires pour en échapper et conquérir la ville, le décor de la seconde partie. C’est là qu’il cherche à s’élever, dans cet espace où la verticalité (vers le haut) fait enfin son apparition. Mais cet espace plus vaste se révèle en même temps plus impersonnel, désincarné. Plus aucun autre personnage ne semble y vivre en dehors de ceux impliqués dans sa tentative d’élévation sociale. Désormais, seule son histoire existe, celle d’un homme condamné par sa soif et son orgueil. Car aussi déterminé soit-il à saisir sa destinée, on sent que son nouvel environnement est cette fois plus dur et froid que lui.


Je vais revenir au récit, mais on peut aussi admirer ici, après les espaces labyrinthiques de la fête foraine, que la direction artistique au cordeau ne souffre pas du changement de régime. Dans une architecture art-déco finalement peu exploitée par les films noir, les couleurs chaudes et les dorures sont contaminées par un vert maladif (qu’amène surtout Cate Blanchett) dans une palette peut être ostentatoire, mais qui ne déséquilibre pas un film qui, encore une fois, cisèle son intrigue.


Et pour revenir à celle-ci, c’est ici que Del Toro fait décanter toute la noirceur de son film, rythmé par le pas de la fatalité, hanté par les démons de l’alcool, du sexe et de l’appât du gain, déchiré par une violence économe mais saisissante, bla, bla, bla…


Tout ça, ce serait mon reproche, si je devais vraiment en avoir un : Del Toro coule de l’or dans un moule déjà bien utilisé. Aussi ample et sublimé que soit ce récit, on le connaît tous bien. On connaît sa structure, on connaît le genre auquel il appartient. On connaît même la capacité de Del Toro a y faire surgir des images saisissantes. Et, comprenez-moi bien, on est content de le voir le faire. On n’a plus tellement l’occasion de voir un noir si beau et intense au cinéma, si pur dans son ton, si direct dans son approche.


Mais les figures archétypales qu’il investit avec cette belle droiture alourdissent aussi la seconde moitié d’un aspect programmatique. Et si le sentiment d’une fatalité en marche ne fait évidemment pas basculer ce récit noir, puisque c’est le jeu auquel il joue, les nouveaux arrivants dans la partie (Jenkins, Blanchett…) semble être de simples instruments, des esquisses qui contrastent avec la richesse des portraits de la première moitié du film. Voilà pourquoi, pour moi, le film fatigue dans sa seconde. Parce qu’il ne peut pas réconcilier un souffle dramatique bien tenu et l’impression d’une intrigue qu’on déroule.


Mais après tout, tout ça revient à faire un procès d’intention à Del Toro : il s’est lancé dans la seconde adaptation d’un livre célèbre, dont la première est elle-même devenue un classique d’un genre qui, depuis, a lui-même été assimilé, analysé, revisité, parodié, déconstruit par la culture populaire. Et si son récit reste sur les rails, pouvait-il en être autrement ? Armé de sa verve visuelle, il semble donc se contenter de lui offrir une épaisseur supplémentaire. Il est bien digéré et rendu d'une façon extrêmement tactile, sensuelle, et c’est très réjouissant.


Del Toro veut que son talent honore un genre qu’il admire et un récit qui embrase son imagination. La morale de ce récit, car qui dit noir dit morale, semble nous alerter sur les dangers du mensonge, de la manipulation et de l'illusion. Et on ne peut pas dire que Del Toro, malgré tout son génie visuel, ait vraiment noyé ce récit sous les artifices. Beaucoup l’auraient fait, mais lui est heureusement aussi bon conteur qu’illustrateur.

ClémentLepape
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le 25 févr. 2022

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