"Là où la vie n'avait pas de valeur, la mort, parfois, avait son prix. C'est ainsi que les chasseurs de primes firent leur apparition."

Louis Bloom passe ses nuits a arracher des grillages, voler des lignes de cuivre et chaparder des plaques d'égout pour les revendre clandestinement au plus offrants, et ses après-midi à "étudier" sommairement tout un tas de concepts comme la relation employeur-employé et les techniques de négociations dans le monde capitaliste. Quand il se retrouve, un de ses soirs de travail, témoin malgré lui d'un terrible accident de voiture, quelque chose se passe en lui. Une dernière barrière éthique et morale s'est soudainement brisée. Sa perversité maladive et sa curiosité malsaine trouvent enfin là une occasion de s'exprimer. Mais à travers quoi pourraient-elle le faire? La réponse est évidente et donnée très rapidement par un cameraman amateur en freelance venu quérir des images à vendre aux chaines de télévision locale les plus offrantes. Les plus offrantes? Big Bang! Banco!That's what I live for! The way I like it! Ni une ni deux, voilà alors notre Travis Bickle de l’information en quête d'un matériel de professionnel toujours plus pointu et, sur les ondes de la police, d'un drame à filmer et à vendre. Lou est fait pour le job. Aucun autre n'a son amoralité (c'est pas tant qu'ils en avaient eux, mais plutôt qu'il en a aucune lui) ni son sens macabre du cadrage. C'est clairement lui le meilleur, celui qui récupère les images et les témoignages les plus forts, morbides, parfois à quelques mètres seulement des scènes de crimes, n'hésitant pas à enjamber les cadavres où à les déplacer pour les besoins de son art...

La culture américaine est quand même fascinante. Et terrifiante. On ne saurait dire si le capitalisme est son cancer ou si c'est l'inverse. Il n'y a que la-bas que les gens promènent leur clébard à 4h du matin. Il n'y a que la-bas que les enseignes restent allumées 24h/24 et continuent de faire du profit. L'entertainment poussé à son paroxysme, la guerre matinale des JT de LA pour dégoter les images les plus racoleuses... Il n'y a que la-bas aussi qu'on voit ça. Il n'y a que la-bas que la vie est à ce point insignifiante que, parfois, la mort trouve son prix. Grouillante et palpable est la nuit. Leur JT du matin de 5h est autant suivi que le notre à 20h. Les américains de la côte Ouest, dans leur gigantisme abrutissant et leur nihilisme profond, aiment à s'abreuver d'images choquantes et violentes. Comme pour conjurer une malédiction, exorciser un démon. Leur culture toute entière, il est vrai, repose sur un immense cimetière indien. Profané.

Il y a dans Nightcrawler des relents shakespeariens de bon aloi. Pas ceux malodorants bien sur, mais ceux qui persistent et témoignent d'une influence certaine. La relation entre Louis et Nina, la directrice de l'information matinale de petite chaine de télévision locale pour laquelle Lou fait des piges, a évidemment tout à voir avec celle ambitieuse qui unie MacBeth et sa Lady dans l'accession au trône d’Écosse. Nightcrawler peut ainsi être considéré légitimement comme une variation autour de la pièce éponyme du maitre anglais. Mais une variation presque antithétique ou du moins infiniment plus cynique. Là où Macbeth et son loyal ami Banquo écoutaient tout auréolé de gloire la prophétie des trois sorcières sur leur chemin de retour, Lou reçoit la sienne à la sortie d'un cuisant échec professionnel d'un pigiste freelance qui s'avérera finalement être également son Banquo. Retors. Incestueux même quand au moment d'éliminer son principal concurrent au titre de roi de l'information morbide, il éteindra en même temps la prophétie qui l'aura vu naître. La route est désormais grande ouverte devant lui et plus rien ne pourra s'opposer à sa perversité pathologique. Pas même la forêt humaine censée défaire MacBeth qui sera ici urbaine et le théâtre des exploits de Lou.

Nightcrawler doit autant à Shakespeare, donc, qu'aux Westerns désenchantés des années soixante. Déjà citée un peu plus haut, la citation de Leone qui introduisait son Per qualche dollaro in più prend ici tout son sens. Le "picture snatcher" est le chasseur de primes de notre époque, traquant, furetant, débusquant le moindre "contrat" financièrement juteux. Mais Lou en est un d'un autre genre. L'argent, c'est évident, n'est pas sa seule motivation. Lou est le cancer de notre société et de ses valeurs. Un pur fruit de sa création qui en vient à s'émanciper et, tels des métastases, déverser contagieusement sa perversité dans sa chair. L.A., la ville du divertissement par excellence, des scandales "people" et de la vanité, est une Babylone morte. Lou est le ver qui la parcourt et la dévore.

Nightcrawler est un bon film, il n'y a rien à redire. Le socle est très solide et la diatribe contre le voyeurisme et le racolage des médias dans leur course à l'audience et les codes du capitalisme touche constamment juste. Néanmoins le film aurait mérité un traitement plus soigné de ses personnages que les caricatures auxquelles on a droit. Le personnage pervers mais néanmoins très intelligent et méticuleux qui porte un soin presque religieux à son art, je n'en peux plus. Je sais bien que la réalité psychologique de ces individus est de cet ordre là, mais ça me gonfle. Clairement. Même remarque pour la mise en scène qui, sans être vraiment mauvaise, pourrait être l’œuvre de n'importe qui. Évidemment on aurait aimé voir ce scénario tombé entre les mains d'un Mann ou d'un Scorsese et admirer la différence formelle (et fondamentale, le scénario bien que bon lui aussi est somme toute assez entendue). Jake Gyllenhaal traine sa carcasse comme une ombre et fait dodeliner sa tête de mort sur ses frêles épaules comme les marionnettes du Jour des morts. Il est démentiel. Le film lui doit tout. A lui, au sous-texte et à Rene Russo, la femme de Dan Gilroy, le réalisateur. Un bon western urbain.

"This is the West, sir. When the legend becomes fact... print the fact, the bloody fact".
blig
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le 29 nov. 2014

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blig

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