La scène d'ouverture nous montre deux mondes qui se percutent. La haute et la basse société se côtoient sans vraiment se rencontrer. Tout les différencie : leur activité (manifestement oisive pour l'une et travailleuse pour l'autre), les costumes, les gestes, et le langage bien sûr.
« Son parler du ruisseau la condamne à y vivre », dira vite Higgins au sujet de cette petite vendeuse de fleurs qui jure comme un charretier. C'est toute une vérité qui est contenue là.
Eliza Doolittle est socialement prisonnière. Prisonnière de son langage, de la classe sociale à laquelle elle appartient, et de son statut de femme.


Si le langage apparaît comme un thème majeur du film, c'est parce que la maîtrise de cet outil est un marqueur social important. Sans une véritable maîtrise de la lange, aucune réussite sociale n'est possible. Et sans naître dans la bonne société, aucune maîtrise de la langue n'est possible. Le cercle est vicieux et la volonté d'Eliza, manifestement intelligente, de s'adresser au professeur Higgins montre avant tout l'échec d'un système scolaire. Sans la maîtrise du langage, tout l'ascenseur social est bloqué, et les classes sociales sont condamnées à se reproduire à l'identique, parfaitement homogènes et enfermées sur elles-mêmes. C'est exactement cela (que veulent nos dirigeants qui détruisent l'école depuis 40 ans... pardon, je m'égare) que veut démonter Higgins, sous ses airs bourrus et misogynes.
Face à la frêle Eliza, Higgins (incarné à merveille par l'excellent Rex Harrison, qui a bien retenu les leçons de cynisme de Mankiewicz avec lequel il avait déjà tourné plusieurs fois et avec qui il tournera encore, trois ans plus tard, dans le délicieux Guêpier pour trois abeilles) apparaît comme un monstre de froideur, calculateur, cynique, immoral... Bref, un dandy comme Wilde en aurait rêvé. Et son projet semble bien avoir deux motivations :
_ façonner un être, une créature, une femme idéale (car son discours misogyne selon lequel l'homme vit mieux seul ne trompe personne, même s'il a raison d'ailleurs)
_ et dynamiter la bonne société. Là, c'est le fils qui ressurgit, ce fils rejeté par sa mère, cet être qui semble incapable de se conformer aux codes moraux et aux règles de l'hypocrite bienséance de la noblesse britannique.
Dans son livre sur l'impérialisme, Hannah Arendt affirmait que la société britannique était profondément inégalitaire, et que l'existence de cette noblesse qui possède un authentique pouvoir politique, était loin d'être remise en cause. En montrant que n'importe qui peut avoir ses entrées dans cette société, Higgins la mine de l'intérieur. C'est la vengeance du dandy immoral.


Le langage est donc l'élément de base de la vie sociale. Une scène est significative : Eliza fait d'un coup des progrès importants, et juste après elle monte un escalier.
Pour arriver là, Higgins a employé des méthodes parfois brutales. Les images sont claires : Eliza était un petit animal qu'il s'agissait de dresser. Elle sort les griffes, elle miaule, elle crie, elle se débat...
Et c'est justement là un des gros problèmes du système éducatif à la Higgins : c'est du dressage, pas de l'éducation. Il lui a appris tout ce qu'il fallait dire ou faire pour faire illusion dans un bal de la bonne société.
En bref, Eliza est traitée comme un animal ou un objet et découvre que c'est là ce que lui propose la noblesse. Faire bel effet aux yeux du monde, c'est le seul souhait que l'on pourrait avoir à son sujet.
C'est là qu'il faudrait parler de l'absence de réalisme de la mise en scène, qui est volontairement théâtrale (les décors sont volontiers artificiels et créent un Londres qui n'a jamais existé, l'image se fige à certains moments comme si les acteurs ne mettaient en place pour jouer une scène...). Tout cela est parfaitement voulu : le monde où se déroule My Fair Lady est un immense théâtre. Comme au théâtre, le langage est essentiel. Comme au théâtre, il s'agit de jouer un rôle, de se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre. Le thème du théâtre permet aussi de démonter l'hypocrisie de cette belle société où tout n'est qu'apparence et où le respect des codes dissimule mal les envies, les jalousies ou les haines.
Mais après la représentation, que devient l'actrice ?
En effet, Eliza oublie une chose : elle est femme. Et même dans la bonne société, ce n'est pas toujours un sort enviable. Une fois l'objectif d'Higgins atteint, que reste-t-il comme perspective à la pauvre Eliza ? Dans le meilleur des cas, faire un beau mariage (arrangé, évidemment), se vendre comme une marchandise.


C'est là que l'époque importe beaucoup. Au détour d'une scène, on voit apparaître des Suffragettes, et cela suffit à en dire plus que bien des discours. Les changements sociaux sont en marche. La bourgeoisie grignote des pouvoirs à la noblesse (et lui dispute également son discours hypocrite faussement moralisateur). Les femmes veulent l'égalité.
Higgins a appris le langage à Eliza, maintenant il doit apprendre la communication. Le changement est énorme : jusque là, Higgins était sûr de sa supériorité, mais pour communiquer il faut se mettre d'égal à égal. C'est le sens de cette scène remarquable, la seule vraie scène où Eliza et Higgins discutent vraiment. La scène qui montre qu'Eliza n'est pas seulement un petit animal qui a réussi à être dressé, mais qu'elle est vraiment un femme, une lady. Higgins voulait dynamiter le monde de la noblesse, et c'est son monde à lui, le monde dandy typiquement masculin, qui la lady va ravager.
Cukor, avec grâce et finesse, fait un film remarquable sur le langage et la communication, en plus d'un chef d'oeuvre tour à tour hilarant ou émouvant, avec à la clé huit Oscars, dont un amplement mérité pour un Rex Harrison impérial face à une Audrey Hepburn qui montre qu'elle fut une des meilleures actrices de ces années 60.

SanFelice
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le 3 janv. 2017

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