Vous en êtes où personnellement, niveau philosophie ? Vous en avez fait un peu, au lycée, ou pas ? Pas trop, c'est ça. Non parce qu'aujourd'hui, je voudrais vous parler de la dimension philosophique d'un film, et je ne voudrais pas vous perdre.


Voyons d'abord de quoi il s'agit. Le scénario de Mr Nobody est construit en arborescence : chaque choix ou événement de vie de Nemo Nobody nous amène à un nouvel embranchement. Il s'articule autour de deux tournants majeurs dans sa vie. D'abord celui, enfant, de vivre avec son père ou sa mère suite à leur divorce, puis plus tard celui de trois différentes femmes avec qui faire sa vie, qui représentent chacune un type d'histoire d'amour différent. Ces possibilités sont amenées dans le film à la fois par les souvenirs confus de Mr Nobody à la fin de sa vie, et à travers ses yeux d'enfant imaginant son avenir.


Les caractéristiques des choix


Vous en avez probablement déjà conscience, mais lorsque l'on est amené à faire un choix, on produit dans notre tête une évaluation des différentes possibilités qui s'offrent à nous, afin de déterminer la plus avantageuse. Cette évaluation peut-être poussée plus ou moins loin. Je peux, par exemple, me contenter des solutions que j'ai à portée de main, ou qui ne me demandent pas trop d'efforts. Ou alors, je peux commencer à envisager des choses plus complexes. On pourra alors mesurer la différence entre effort et récompense.


Mais quel rapport avec le film ? En fonctionnant comme une sorte de miroir de nos vies, nous amenant à l'observer ou la ré-observer sous un angle nouveau, le réalisateur Jaco van Dormael pose notre regard sur les différents types d'événements ou d'embranchements que chacun peut être amené à rencontrer. On peut même les identifier selon différents critères : j'en ai relevé quatre, mis en scène dans le film. On peut ainsi observer d'un embranchement son influence, sa contrôlabilité, sa prédictibilité, et son accessibilité.


L'influence est ce qui va déterminer si l'événement aura des conséquences importantes ou non, et s'il va « couvrir » les autres. Un astéroïde qui heurte la Terre annulerait tous mes efforts pour rester en bonne santé. A l'inverse, le choix entre un éclair au chocolat et une autre pâtisserie n'aura a priori pas beaucoup d'incidence dans ma vie ou celle des autres, sauf peut-être en cas de répétition-accumulation, ou de réaction en chaîne avec effet d'amplification (souvent appelée « effet papillon »). Je m'explique : si je décide de me faire cuire un œuf dur plutôt qu'une omelette, la vapeur qui s'échappera de la cuisson pourra venir s'ajouter à un grand nombre de micro-événements, ayant ensemble une incidence sur les intempéries. Le climat s'organisant à l'échelle de la planète, une personne de l'autre côté du monde sera peut-être en train de tenir un bout de papier, sur lequel est écrit le numéro de téléphone de la personne avec qui il aurait pu faire sa vie et être heureux, lorsqu'une pluie imprévue jettera sa première goutte dessus, le rendant illisible, lui faisant perdre sa trace et changeant son avenir. On pourra reprocher à cet exemple d'être un peu tiré par les cheveux, mais le fait de grossir ainsi les traits nous permet, je pense, de mieux appréhender cette idée.


Le contrôle désigne ma capacité à agir sur les événements afin de les modifier. Si mes parents décident de divorcer quand je ne suis encore qu'un enfant, j'ai très peu de contrôle sur la situation, car je ne vais probablement pas leur faire changer d'avis. Le contrôle que je pourrais avoir dans cette situation se situe dans la décision d'aller vivre avec ma mère ou de rester avec mon père, si on m'en laisse le choix. Mais le contrôle n'assure pas forcément de pouvoir prendre une bonne décision. Comme on l'a dit en introduction, c'est en évaluant les différentes possibilités que l'on peut tenter de déterminer le meilleur choix à faire, et il n'est pas toujours possible d'anticiper les choses.


Pouvais-je prévoir cet embranchement de ma vie, savoir qu'il y aurait une décision à prendre, afin de m'y préparer ? La prédictibilité d'occurrence est simplement ma capacité à anticiper l'événement. Si à la plage j'avais su que cette fille allait m'inviter à nager avec elle et ses amis, je lui aurais répondu autre-chose que « Je ne nage pas avec les idiots ». Je lui aurait plus facilement avoué que je ne sais simplement pas nager, alors les choses auraient pu être différentes. D'un autre côté, la prédictibilité de conséquence est donc la connaissance des effets d'une décision. Si cette connaissance est très faible, anticiper l'événement ne me sera d'aucun recours puisque rien ne pourra m'aider à déterminer la meilleure chose à faire. Dans le même exemple que précédemment, si je ne connais pas du tout cette fille, je ne pourrai pas prédire sa réaction aux réponses auxquelles je pense. En même temps, tout calculer n'est peut-être pas la meilleure chose à faire pour vivre heureux. Cette idée est d'ailleurs également brillamment proposée dans le film, à travers l'histoire de Nemo et Jeanne.


La prédictibilité d'occurrence amène une autre question, qui est celle de l'accessibilité. L'idée est de savoir si l'occurrence va se répéter (plusieurs accès dans le temps), et s'il y a d'autres moyens d'arriver aux mêmes effets. Si je ne parviens pas à avouer mes sentiments au moment opportun, est-ce qu'il sera ensuite trop tard ? Pourrais-je alors le faire en lui écrivant une lettre, par exemple ? Dans le cas contraire, avec une accessibilité très restreinte, on est face à la question du timing : pendre la bonne décision au bon moment.


Son agencement des ces différents critères et son application à travers des situations concrètes fait de Mr Nobody une belle ouverture philosophique sur la question du choix. Malgré tout cela, même en sachant identifier ces critères, il est encore difficile de prendre des décisions, car la raison n'est évidemment pas seule dans la balance. Mais Jaco van Dormael n'oublie pas la dimension émotionnelle de la vie


Causalité, déterminisme, et libre-arbitre


J'ai évoqué un peu plus haut l'idée de vouloir absolument tout anticiper pour ne pas faire d'erreurs. J'avais admis que ce n'était pas la meilleure chose à faire pour être heureux. Malgré tout, on a souvent tendance à vouloir savoir si on a pris les bonnes décisions. Et on peut très bien imaginer la possibilité de prédire l'avenir avec certitude. Non pas par « magie » ou statistiques, mais en se basant sur une potentielle connaissance de chaque cause et de chacun de ses effets. Cette théorie, correcte dans son raisonnement mais non applicable (nous n'avons pas accès à tous les éléments qui entrent en jeu), nécessiterait une relation stable de cause à effet. Cette fixité des événements permet alors (toujours en théorie) d'anticiper les conséquences, en prenant en compte le fait même de prédire cet avenir. Tout ce qui naît, naît nécessairement d'une cause. Or, si l'on accepte ce principe de causalité comme étant la base du fonctionnement du monde, il implique un déterminisme qui remet totalement en cause ce que nous croyions être notre libre-arbitre. En d'autres termes, et pour expliquer la place de cette idée dans le film, dans le cadre du déterminisme nous n'avons aucun libre-arbitre puisque nos choix sont déjà déterminés par des causes.


Lorsque Mr Nobody fait face à une version du futur de lui-même, enregistrée sur une cassette VHS, c'est le déterminisme à l’œuvre qui est illustré, auquel fait face Nemo adulte : Nemo vieux n'est pas présent dans son présent, mais un dialogue s'instaure car il se souvient de ce qu'il avait lui-même dit à cet âge en se voyant (on est certes face à un paradoxe temporel, que nous permet la fiction, mais qui illustre bien ce principe). Et, c'est ce dont je parlais dans le paragraphe précédent, les choses n'auraient pas pu être différentes car elles sont le résultat d'autres événements, selon le principe de causalité. La différence est que le vieux savait cela, pendant que Nemo adulte croyait être libre, car il ne connaissait pas les causes qui le déterminaient à vouloir ce qu'il voulait. On retrouve cette idée dans ces paroles de Nemo vieux, qui résument finalement assez bien l'esprit du film : « Avant, il ne savait pas faire de choix parce-qu'il ne savait pas ce qui allait arriver. Et maintenant qu'il sait ce qui va arriver, il ne sait pas faire de choix. »


Finalement, le film nous met face à l'idée de déterminisme : tout est déterminé à l'avance. Et il y a effectivement des choses pour lesquelles on ne peut rien, soit parce que leur causalité couvre notre capacité d'action, soit parce qu'on n'a pas connaissance de ce qu'il faudrait faire pour éventuellement les changer. Et pourtant, nous restons les moteurs de nos décisions. L'enseignement apporté par Mr Nobody, s'il devait y en avoir un, serait d'essayer de supporter ce qui ne peut être changé, changer ce qui peut l'être, et surtout distinguer l'un de l'autre. Mais ce film ne cherche pas de réponse ou de morale, c'est au spectateur d'en retirer ce qui lui correspond, en fonction de sa personnalité et de son vécu. Et si vous vous inquiétez à présent des choix que vous avez faits au cours de votre vie, ne vous en faites pas : « tout aurait pu être n'importe-quoi d'autre, et ça aurait tout autant de sens ».


De l'influence d'un film sur son spectateur


Comme tout ce que l'on vit au quotidien, les histoires nous construisent. Elles nous complexifient, nous densifient. Il ne faut pas oublier que si physiquement nous devenons ce que nous mangeons, nous devenons également mentalement ce que nous nous mettons dans la tête.


Si un film nous emmène pour un moment d'évasion, il ne doit pas pour autant éviter tout lien avec la vie quotidienne. Au contraire : s'il a une véritable emprise sur nous-même lorsqu'il est vu, c'est bien parce qu'il résonne en nous et fait écho à notre propre vécu, directement ou non, consciemment ou non. Mais si cette résonance s'éteint sitôt sorti de la salle, à quoi bon passer du temps à regarder ces films ? Je ne dis pas que je ne comprends pas qu'on veuille, de temps en temps, à travers un film, « s'aérer l'esprit ». C'est simplement que je ne suis pas d'accord avec cette idée. On pourra m'accuser d'arrogance, de snobisme, ou simplement de ne pas comprendre ce besoin. Mais ce n'est pas le cas : ne confondons pas « essayer de voir quelque-chose de brillant » et « se prendre la tête ».


D'ailleurs on peut imaginer, et certains l'ont fait, que le sujet principal de Mr Nobody est d'interroger la création d'un personnage et ce qu'on peut lui faire vivre. Mais non, Jaco van Dormael n'a pas réalisé ce film dans un but auto-réflexif, les cinéastes ne s'appellent pas tous Jean-Luc Godard. La séquence d'introduction avec le pigeon le montre bien : ici on interroge le comportement, on cherche le pourquoi des choses. Finalement, on s'intéresse à la vraie vie, et ce film est une expérience qui a pour résultat de nous apprendre des choses sur nous-même, même des années après l'avoir vu (et revu).


Même si ses qualités esthétiques sont remarquables par leur beauté, leur créativité et leur précision, que ce soit par les décors, la mise en scène ou le jeu des acteurs, c'est donc par sa portée philosophique que Mr Nobody révèle toute sa richesse. Au risque d'être, pour une partie de son public, un film « où on ne comprend pas grand-chose ». Dans ce film qui oscille entre gravité et onirisme, on a parfois reproché à Jaco van Dormael de mettre en scène des situations tantôt critiquées comme trop convenues et inintéressantes, tantôt comme trop exagérées par rapport à la vie de la plupart des gens. Et, bien que l'on puisse être malgré tout touché par ces histoires (je l'ai été moi-même), c'est ici par une prise de conscience, de recul, que le film va peut-être aider, à son échelle, son spectateur à vivre un peu mieux sa vie. Et c'est ce que je voudrais voir plus souvent au cinéma.

Quintus59
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le 22 juin 2017

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Quentin Bogaert

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