Fin d'une digression, fin d'une parenthèse qui, espérons-le, ne donnera pas lieu à d'autres parenthèses.
Avec Mourir peut attendre, James Bond se débarrasse de son plus terrible adversaire, celui qui est devenu le virus, le poison qui ne cessait de changer voire détruire son ADN: Craig, Daniel Craig.
Bienvenue sur l'île noire de la catabase de Bond, dans le jardin empoisonné où, effectivement, ceux qui se sont pris pour Dieu perdent la vie et disparaissent.
Mourir peut attendre peut se résumer à trois figures mythologiques dont deux archétypales: Hercule (ou Héraclès), Janus et Ulysse. Car Mourir peut attendre voit s'accomplir simultanément les 12 travaux d'Hercule et l'Odyssée d'Ulysse d'où son statut mis en scène comme "clivant", "mitigé", "inclassable".
Venez aux Enfers avec nous voir s'auto-détruire et ressusciter l'un des plus grands mythes encore en vie des années 60 !



Hercule au pays des Éveillés



1- Hercule ou l'erreur sur l'archétype


La première remarque que l'on peut faire sur Mourir peut attendre, c'est qu'il acte l'aveu tardif de la EON du fourvoiement qui fut le leur depuis 2006. Non que les volets proposés n'aient été ni beaux ni, dans le cas de Casino Royale ou Skyfall, dans une moindre mesure, bons mais qu'ils ont été de charmants hors-sujets.
En effet, ce Bond affrontant une Hydre à mille têtes avant d'en couper la dernière, un Blofeld moire et même trois antagonistes comme autant de Parques enfuriées, s'apparente à un Hercule des temps modernes. D'où son destin funeste similaire à celui du héros antique: le suicide par le feu.
D'où aussi ce film en catabase. La EON semble acter son erreur de paradigme ou d'archétype commise avec Daniel Craig: le Bond blond n'était pas que blond, il ne suivait pas le bon modèle ! Hercule n'est pas le lointain ascendant de Bond, c'était Ulysse ! Celui-là même cité par le poème de Tennyson dans Skyfall !
Il n'est dès lors pas bien étonnant de voir le mal de ce nouvel opus, un virus ciblant l'ADN tout droit copié d'un épisode de la série Fringe (Saison 2 - Quarantaine/ What lies below réalisé par un certain Sarafian ... ça ne s'invente pas !) porte le nom du héros grec: les producteurs, à la croisée des chemins, semblent avoir compris que leur erreur d'archétype nuisait au héros originel et devait, comme le virus du film, être éradiquer avec son interprète.


2- Bansky, James Bansky: on accélère le processus !


D'où cette descente aux Enfers où tout le monde meurt, y compris les morts: Vesper puis Leiter puis le SPECTRE puis Blofeld puis Bond lui-même ... à se demander pourquoi les autres survivent.
On parle ici et là de prises de risque, d'audace narrative qui, à tout prendre, pourrait sembler réelles si le film s'achevait sur la destruction du monde par un méchant triomphant s'apercevant mais un peu tard de sa terrible erreur.
Le reste n'est que destruction du mythe en règle comme dernier baroud d'honneur de Daniel Craig: quitte à mourir, autant le faire avec le faste et la démence d'un Sardanapale, en emportant tout avec soi.
Beaucoup se surprennent de ce phénomène qu'ils prêtent à Mourir peut attendre seul, assez injustement. Le massacre a commencé avec le "Qu'est-ce que je peux bien en avoir à foutre" du Casino Royale de 2006 et l*'effet Bansky* auto-destructeur s'est déclenché au "Coucou" d'Oberhauser dans Spectre.
Résultat: de fausses audaces narratives ! Bond a une fille qui s'appelle Mathilde, affronte un ex-pseudo-membre de sa famille et son rival au côté d'une nouvelle 007 avant de mourir dans une grande explosion ... soit le scénario du Casino Royale parodique de 1967 où Bond se découvrait une fille conçue avec Mata Hari nommée Mata, affrontait son neveu le Dr Noah et son rival aux côtés d'une armée de James Bond 007 aussi bien femelles que mâles, que français, qu'indiens, que cow-boys, que gangsters avant de mourir dans une grande explosion ! Rien de bien nouveau en somme si ce n'est que Mourir peut attendre - et c'est là une de ses qualités indéniables - se fait le miroir de ces sagas d'importance actuelles qui, à défaut d'imagination, donne dans la parodie prise au sérieux (au hasard, Star Wars).
Résultat: des morts anecdotiques de grands personnages (Leiter passe par une porte, Blofeld meurt hors-champ en un murmure léger), une mort inexplicable de l'ensemble du SPECTRE abattu comme un seul homme - ou plutôt comme une seule famille - par un virus ciblant l'ADN (ainsi que les affinités politiques, professionnelles et axiologiques, quand tel est le bon plaisir des scénaristes), une mort de Bond à la Armaggedon (alors que Bond ne devrait pas mourir, ne serait-ce que parce que la représentation de sa mort se devrait d'être aussi sérielle qu'il n'existe de spectateurs qui le suivent depuis bientôt 60 ans ! et ne pouvoir se comparer à aucune autre mort de personnages moins importants).
Résultat: un scénario truffé d'incohérences internes mais aussi dans sa continuité avec les volets précédents comme l'extermination déjà rappelée du SPECTRE, comme le doute de Bond à l'égard de Madeleine Swann (soit celle qui l'a sauvé du SPECTRE dans le volet précédent), comme le fait que Bond, qui a quitté le MI6 pour suivre Madeleine Swann ne le rejoigne pas après avoir cru à sa trahison, comme le fait de le voir oublier le SPECTRE avant de vouloir absolument le d"truire à nouveau, comme le fait que, sans le penser mort, on réatribue son matricule quand bien d'autres occasions en 24 volets l'auraient pu déjà permettre, comme le fait que Bond n'attire plus aucune femme comme s'il avait l'écriteau "Je suis marié avec Madeleine Swann" collé sur le front, comme ce Mallory si opposé à Mansfield par son intégrité, sa lutte contre les drones, le Projet Nineyes, les manquements aux règles et tout ce qui pourrait représenter un danger pour la démocratie ou la sûreté du monde et qui fait créer un virus mortel parfait que ne peut combattre aucun antidote.
Et pire, l'abjection la plus sinistre de ce long-métrage: après avoir à ce point modifier le M de Mallory à en avoir fait une Mawdsley-Mansfield au masculin, on le caractérise comme un alcoolique impuissant face à un Bond qui se moque ouvertement de lui en beuglant: "C'est fou ce que vous êtes assoiffé en ce moment !" Cette déchéance de Mallory est déjà assez exécrable; elle devient infâme lorsqu'elle laisse deviner un anti-hommage à Bernard Lee, l'interprète du M original qui, en coulisses, était réputé pour son penchant pour l'alcool qui compliquait de beaucoup les tournages. Allusion peu fine quoique subtile dans sa mise en forme que l'on retrouve dans l'absence du tableau le représentant dans la galerie des anciens chefs du MI6 où ne trônent que Robert Brown et Judi Dench ! C'est indigne, c'est ignoble, c'est vomitoire ! Au point que le spectateur, qui devrait être en connivence avec Bond qui remet en place son patron à la façon d'un gagnant de loto déguisé en canard dans une vieille publicité pour la Française des Jeux, se sent plutôt déchiré par le juste et déchirant cri du coeur de Mallory-Messervy: "Vous n'avez pas le droit de me parler de cette façon !"


3- "Now time to die" dixit Nomi: le wokisme à son apogée


Cela dit, comme beaucoup l'ont analysé ailleurs, comme on pouvait le redouter en apprenant la nomination de Phoebe Waller-Bridges à la correction du scénario ou plus tôt que cele lorsqu'en 2011 Barbara Broccoli faisait son coming-out féministe extrémiste en changeant Bond en femme dans James Bond supports the international women's day (avec la complicité de Craig et Dench, rappelons-le) , le pire est sans doute l'appropriation du film par les ex-SJW qu'il faudrait appeler aujourd'hui les Wokes (les "éveillés": si ça ne fait pas secte !).
La véritable héroïne du film est Madeleine Swann, qui survit avec sa fille à la mise à mort symbolique de l'homme blanc hétérosexuel incarné par James Bond. C'est d'ailleurs elle qui prononce le fameux "Bond, James Bond", comme pour acter de 'hégémonie féminine que suppose cette survivance. Tanner et M apparaîtront comme des hommes faibles et Q sera l'homosexuel triomphant, qui remplaceront l'Ulysses de Tennyson par un poème de London bien pessimiste et d'un éclat bien plus terne.
007 est devenue une femme noire et claironne un temps le fameux refrain du monde qui évolue et se veut le porte-parole de Black Lives Matter lorsque le scientifique russe, pris d'une soudaine et diégétiquement inexplicable pulsion de racisme, déclare pouvoir éradiquer tous les Africains avec son virus. Nomi (No me ?) 007 se ré-empare alors du titre du film (respectant néanmoins le code qui veut que le titre soit prononcé par un personnage dans le film) et lui répond: "Now: time to die !" avant de le précipiter d'un coup de pied rageur dans le liquide mortel où se produit le virus. Lorsqu'on veut tuer son chien, on l'accuse de mordre.
Cela dit, cet aspect est à nuancer et, à défaut de se positionner courageusement comme Alerte Rouge en Afrique Noire contre le mirage MeToo, Mourir peut attendre ne se veut pas trop tapageur. Plutôt insidieux.


De sorte que Mourir peut attendre peut être considéré à juste titre comme le plus mauvais des opus de la saga: d'un iconoclasme de fond jamais égalé, errant du côté d'un archétype fautif, le tout au service du politiquement correct.
Mais, voilà, ce film divise. Et cela parce qu'il est lui-même intrinsèquement partagé.



Janus, le Dieu aux deux visages



1- Séances de rattrapages: audacieux mais pas trop !


Car, de même que dans toutes les bandes-annonces du monde entier - l'Italie exceptée - Nomi 007 n'était désignée jusqu'au visionnage que par le matricule 00, le film semble balancer entre ses différentes prises de positions, donne dans la macronade, cultive l'entre-deux.
Voici quelques uns des nombreux exemples notables du film: quelques séances de rattrapages:
- La mort de Félix Leiter: on trouve courageux de faire mourir Félix Leiter, le meilleur allié et ami de Bond, de façon anodine, d'un coup de feu en pleine poitrine et, hop!, une disparition derrière une porte. Exit un héros qui avait connu une semi-fin plus spectaculaire et glorieuse quoique déchirante dans Permis de tuer. Il faut croire que pour ne pas souffrir de la comparaison, les scénaristes aient finalement choisi d'ajouter une scène de noyade au mitard dans les bras de Bond à la façon d'une nouvelle Vesper Lynd à barbe. Cela reste en deçà de son aîné de 1989 mais cela est tout de même plus digne que la sortie de scène initiale.
- "Après tout ce n'est qu'un numéro": Le choix de remplacer James Bond par un autre 007 est problématique pour les fans, courageux pour ceux qui aiment les films qui brisent les codes plutôt que de jouer simplement avec eux. Et dès son installation, le running gag du film "Après tout, ce n'est qu'un numéro" se heurte au "je ne suis pas un quelconque 00". Ce qui renvoie au fait que le héros se distingue non par ce qu'il représente politiquement mais par ses exploits ("Arma virumque cano", chantait Virgile). Ce qui s'illustre avec la facétieuse chanson de Pétula Clark L'Agent secret, qui rappelle - si besoin est et, apparemment besoin est pour M. Fukunaga - que la force du matricule 007 est qu'il ne change jamais de détenteur, James Bond survivant toujours à tout, lorsque tous les autres se font tuer. Aussi, il est aussi problématique clairement dans la mouvance MeToo d'opérer ce changement de matricule. Mais qu'on se rassure, le rapport entre les deux 007 se fait dans l'émulation et la rivalité amusante, jusqu'à ce qu'enfin Nomi demande l'autorisation de redonner à Bond son matricule de 007 ... dont on devine qu'elle le récupère à la mort finale de ce dernier ... des vraies girouettes !
- Le lien entre titre, fin avant générique et fin après générique: Avec un titre comme Mourir peut attendre, il semblerait logique que Bond survive en fin de métrage - ne serait-ce que parce que ce titre est très synonymique avec le dernier titre de l'ère Brosnan: Meurs un autre jour. Comment expliquer alors la mort finale de James Bond ? Surtout quand, derechef, la fin du générique de fin annonce que James Bond reviendra ...


2- Une tragédie sans spoiler ou le paradoxe ultime des abstracteurs d'écarts esthétiques


Un élément qui laisse perplexe ... et s'explique par cette intelligence prétendue des scénarii modernes qui voisine, par son paradoxe, au ridicule.
Mourir peut attendre est clairement un volet funèbre qui assume l'idée de faire mourir le héros de l'une des plus grandes franchises cinématographiques de tous les temps. Et, pourtant, tout est fait pour garder le secret du final. C'est le premier James Bond dont il ne faut pas spolier la fin alors que, paradoxalement, cette fin est une évidence que souhaite absurdement dissimuler le titre.
Si les scénaristes ont souhaiter laisser l'indice à travers une réplique de Blofeld déjà présente dans les bandes-annonces, il semble que tout ait été fait pour ne pas divulgâcher la fin du film. Béatrice Libert, Drax Girl de Moonraker en 1979, s'est par exemple vu reprocher d'avoir annoncé la mort de James Bond, quand tout depuis le différend artistique avec Danny Boyle le laissait entendre !
Ce paradoxe vient du besoin incohérent et têtu de tenter de créer la surprise avec des secrets de Polichinelle. Si l'on annonce cette mort, il n'y a plus l'écart esthétique que doit représenter la mort de James Bond. Mais si cette mort tient de la surprise, l'aspect tragique donne l'impression gênante d'une péripétie rapportée pour générer l'ultime surprise, l'ultime blasphème.
À rebours d'une variation narrative comme celle de L'Espion qui m'aimait qui laissait entendre un duel à mort final entre Bond et la James Bond Girl. On pouvait autant supposer la mort de Bond, peu crédible, que celle d'Anya Amasova, la James Bond girl du film. Cette fin présageait tous les possibles mais assez peu celle de Bond: l'occasion de rappeler que Bond fait partie de ces personnages associés au syndrome de Bip-Bip et le Coyotte: les méchants cherchent à tuer Bond mais s'ils y parvenaient, il n'y aurait plus rien à raconter (quoi qu'en laisse croire le personnage conteur de Léa Seydoux en fin de film comme pour exorciser la chose). L'intérêt n'est pas de savoir si Bond va ou non survivre mais de voir comment il va survivre. Ou, pour le dire, avec cette brillante réplique de Morpheus dans Matrix: "Il y a une différence entre connaître le chemin et arpenter le chemin".
En cela, malgré lui, Mourir peut attendre est bon: il auto-dénonce le culte actuel grotesque du spoiler.


3- Une très bonne fanfiction qui s'est trompé d'espace d'expression


Alors comment comprendre cet entre-deux, ce sentiment de mitigé, cette impression que Mourir peut attendre (ainsi sans doute que la période Craig dans sa globalité) puisse être considérée comme excellente et nulle à la fois ? Comment accepter cette bancale cohabitation entre des choix pour plaire à un public scindé en deux depuis 2006 ? Comment accepter dans l'économie d'une même saga un Blofeld si unique que celui né des années 60 porté tant par le tandem Dawson-Pohlmann que par Donald Pleasance et celui, perdu entre Hannibal Lecter et le Joker du Batman nolanisé d'un Christoph Waltz toujours plaisant mais en contre-emploi ? Des Félix Leiter et Moneypenny blancs puis noirs ? Un James Bond brun de 20 films et celui blond d'à peine 5 ?
Mourir peut attendre donne la réponse à ce questionnement en se faisant l'égal d'un Jamais plus jamais, d'un Casino Royale de 1967 ou même d'un Casino Royale de 1954 (où Bond travaillait déjà pour la CIA et non pour le MI6): c'est un James Bond non-EON qui est venu se perdre dans la saga canon. D'aucuns diront même que ce n'est pas un James Bond mais plutôt un film avec James Bond et j'ajouterais que c'est un Madeleine Swann avec James Bond, comme un Creed avec Rocky Balboa. En somme, c'est une excellente fanfiction qui s'est égarée, qui s'est trompée d'espace d'expression et devient sulfureuse et abjecte à jouer les volets officiels canons. Ce qui en fait un ovni.
Au même titre que l'ensemble de l'ère Craig, parenthèse étrange, qui aurait pu gagner à ne pas mettre en scène James Bond 007 mais un autre agent de la même section 00, blond, en cross-over avec le célèbre espion de 1962. D'autant que tout permet de les opposer: l'un est respectueux, fidèle, flegmatique, maniéré parce qu'élégant, le "bon toutou de Sa Majesté"; l'autre est une tête brûlée, un vrai Terminator violent et vulgaire, qui ne cesse de remettre le MI6 et sa loyauté envers cette agence en question. Le Bond de Craig est un Bond baroque, un Bond des vanités, frappé du sceau de l'obsolescence programmée en une réplique de Casino Royale: "J'ai appris que l'espérance de vie des 00 était de courte durée: votre erreur ne fera donc pas long feu". Il s'oppose au Bond original de tous les autres qui est un Bond épicurien, un Bond des délices et de la joie de vivre qui, comme les diamants, est éternel. Le Bond de Craig est un héros consommable de feuilleton quand celui des autres est un héros non consommable de série d'aventures qui proposent chacune son nouveau lot de péripéties dans un schéma narratif similaire. En sorte qu'il n'est pas mauvais que le Bond de Craig meure: il est mauvais que l'espion incarné par Craig soit James Bond.
En outre, le Bond de Craig a joué la carte bournienne pour la troquer avec la veine nolanienne. Or, c'est ce même Nolan qui, s'il encourage cette fin sacrificielle à la Pattinson dans Tenet, nous expliquait déjà pourquoi ce final de Mourir peut attendre, s'il peut apparaître génial dans un premier temps, finir à terme par décevoir tout le monde:



"Because making something disappear isn’t enough; you have to bring it back. That’s why every magic trick has a third act, the hardest part, the part we call… “The Prestige



Barbara Broccoli et Michal G Wilson réussiront‑ils ce tour de magie inachevé ?
En tout cas, il est certain que la mort diégétique de Bond, ou même celle plus méta du Bond de Craig eût été mieux accueilli avec une dédicace aux deux Bond mythiques qui nous ont quitté entre Spectre et Mourir peut attendre, Sean Connery et Roger Moore. Mais voilà, ce film leur aurait-il vraiment rendu hommage ?


Il apparaît donc clairement que le problème de Mourir peut attendre n'est pas intrinsèque à Mourir peut attendre et trouve sa source dans les choix qui jalonnent l'ère Craig, l'ère du Bond baroque inspiré de la figure d'Hercule.
Cessons donc de tirer sur l'ambulance et voyons ce que l'on peut tirer de cette apparente abomination Eonienne, de ce James Bond hors-collection classé dans la la collection.
Peut-être cela réserve-t-il un espoir de retour aux sources ?



Ulysse ou la préparation d'un retour à Ithaque



1- Un concentré bondien au beau milieu du marasme ambiant


Pour commencer, si l'ensemble du film au métrage à la mode hollywoodienne des années 30-60 mais plus que jamais d'actualité est long et inégal, certaines scènes ont le mérite de ressortir, flamboyantes et bondiennes à se damner. Elles sont à des années lumières d'autres scènes du film comme celle où Papa Bond pèle des pommes "pas mal".
La plus marquante, la plus excellente, la plus puissante, la plus jouissive, c'est la séquence cubaine où Bond et une jeune recrue de la CIA envieuse de faire ses preuves affronte les membres du SPECTR et de l'organisation de Safin et Nomi dans un décor somptueusement mondain tout teinté de bleu.
Le jeu des alliances, les fusillades, les explosions, la meilleure piste d'Hans Zimmer sur ce film rythment avec brio cette unique scène à 100 % bondienne, offrant au spectateur ce qu'il attendait ou n'attendait plus depuis 2006 !
Au centre de cette scène, la trop courte apparition (comme les bandes-annonces ou les affiches du film le laissaient présager) de LA James Bond Girl ultime de l'ère Craig, fantasme par excellence des spectateurs depuis bien longtemps et immédiat au visionnage du film ! Paloma, puisqu'il faut la nommer, impeccablement campée par la sublime, drôle, touchante, charmante et envoûtante Anna de Armas (Knock Knock, À Couteaux tirés mais aussi sous-exploitée que dans Cuban Network), crève littéralement l'écran et s'impose comme la définition même de la James Bond Girl parfaite. Pour rappel, les producteurs de James Bond et de Chapeau Melon et Bottes de Cuir avaient dès les années 60 théorisé leurs figures féminines comme étant un double fantasme, celui d'une femme que les femmes rêveraient d'être et avec laquelle les hommes rêveraient de coucher. Nous devons à cette formule rien de moins qu'Emma Peel, pour ne citer que le plus brillant et plus célèbre exemple. Paloma renoue avec classe et panache la lignée des James Bond Girls d'excellence.
Une excellente James Bond Girl, un James Bond plus en forme que d'ordinaire dans l'ère Craig, une multitude d'ennemis réunis dans un décor mondain et pailleté qui se change en champ de bataille surréaliste pour récupérer un transfuge russe, le tout au son d'un James Bond theme agréablement revisité pour marier action élégance et humour voilà un concentré de Bond à l'état pur qui fait oublier la morosité et l'iconoclasme ambiant du reste du film ! Il est à regretter que cette séquence, qui s'achève sur un sublime feu d'artifice électrique, finisse ou du moins finisse si vite ! Les prochains volets de la saga devront s'en inspirer pour renouer avec l'esprit du reste de la franchise.


2- Un désir de Légende


Néanmoins, on ne boudera pas son plaisir devant le reste du film si, en prenant le recul que l'on aurait devant un Jamais plus Jamais, un Casino Royale de 1967, un Opération Frère cadet ou un Bons Baisers de Hong Kong -car ce film est dans leur veine -, si en acceptant que ce nouveau volet est en réalité une sorte de fanfiction, on se prend au jeu des références de la saga EON et de la saga littéraire.
Car, certes, le film semble cumuler toutes les références hors-Bond possibles: le pré-générique, par exemple, cumule un côté Scream, Souviens -toi l'été dernier, Millenium et Parapluies de Cherbourg en se permettant un petit quart bondien au passage en Aston Martin DB5; le final alterne dans un look à la Expandables une montée d'escalier qui se veut à la Atomic Blonde- John Wick pour finir christiquement à la Armaggedon.
Mais, avant tout, il cherche à renouer avec l'ensemble de la saga, à faire de son récit un canevas d'allusions plus ou moins claires, plus ou moins évidentes, micro et macro-structurales, propres à le rattacher malgré tout à la saga EON dont il semble parfaitement étranger tout en lui appartenant: Dr No (Repaire de Safin, combinaisons dans les labo du MI6, Jamaïque, repaire final de Safin, les Nénuphars de Monet en lieu et place du Duc de Wellington de Goya, le visage vérolé de Safin, etc.), Bons Baisers de Russie (Logan Ash, sorte de nouveau Norman Nash donc Red Grant, le complot d'un tiers pour faire se suspecter deux parties en présence et voler une technologie à revendre au plus offrant, la monstre tueuse, etc.), Goldfinger (l'Aston Martin DB5, le personnage qui veut tuer un méchant pour venger un membre de sa famille, l'attaque d'un réputé inviolable), Opération Tonnerre (L'homme de main au regard spécial, le méchant qui manque de tuer Bond avec une arme de jet, la mort, cette fois non supposée ... quoique ? de Bond, etc. ), On ne vit que deux fois (la rencontre avec Blofeld, et, de façon plus littéraire, la paternité de Bond et le Jardin des poisons), Au Service secret de Sa Majesté (thème du film et chanson de Louis Armstrong, certes utilisés de manière opportuniste pour We have all the time in the world et même très lente en simple fond pour On Her Majesty's Secret Service Theme, pourtant si vivante à l'originale, la liaison Bond-Swann, l'arrivée à l'hôtel et le séjour à l'hôtel de Malatera, le sacrifice de Bond en écart esthétique avec la mort de Tracy, le méchant qui veut s'accaparer la James Bond Girl promise à Bond, le virus mortel, le design du générique, etc.), Les Diamants sont éternels ( le thème du faux frère : Blofeld, échange final entre Bond et Ash, le "Crève Blofeld !" en allusion au "Bienvenu en Enfer, Blofeld !"), Vivre et Laisser Mourir (Nomi en totale ré-interprétation de Rosie Carver à la perruque près, les valises déposées selon les instructions de l'épouse, le tandem Bond-Leiter plus relax, la sinistre prédiction de Blofeld, etc.), L'Homme au pistolet d'or (Safin reprend le complot d'un autre pour se renfermer sur son île par la suite, Léa Seydoux en Mary Goodnight maman et sans maillot de bain), L'Espion qui m'aimait (la robe de soirée de Paloma se calque sur celle d'Anya Amasova XXX, Cyclope, nouveau Requin ?, le méchant assis et flegmatique à être presque endormi quoique impérial, les jet-amphibies, etc.), Moonraker (le tube renfermant le virus - amusant de se dire que l'on a pu craindre qu'il se casse dans la poche du Bond de Moore et que le Bond de Craig se fasse "tuer" ainsi, la velléité d'apothéose de Drax/Safin, etc.), Rien que pour vos yeux (Bond va sur la tombe de Tracy/Vesper, Safin veut venger ses parents, veut récupérer une arme pour la revendre au plus offrant, l'agent double, la mort de Blofeld, la mort de Logan Ash/Locque), Octopussy (faire cohabiter deux méchants principaux au sein de la même intrigue, le jet/le jet amphibie), Dangereusement vôtre (le sacrifice pour permettre l'échec du complot du méchant, là aussi inversé, Nomi qui joue aussi les May Day, l'occasion de rappeler que Grace Jones devait initialement réapparaître dans ce film), Tuer n'est pas jouer (l'Aston Martin V8 dont les gadgets sont restés au placard, l'enlèvement de l'agent russe qui sert de traquenard pour tuer Bond, la référence à Robert Brown, plus présent dans ce film), Permis de tuer (la mort de Leiter qui entraîne la vendetta assoiffée de sang de Bond - version bas de gamme bien-sûr ici -, le look du visage de Safin qui rappelle celui de Sanchez, Logan Ash comme nouveau Killifer, Leiter nouveau Sharkey, Bond et M échangeant au sujet de la mort de Leiter, Bond qui a rendu son permis de tuer et travaille en association avec la CIA, etc.), Goldeneye (Valdo Obruchev en Boris Grieshenko d'opérette, le côté frères de substitution des tandems Bond-Travelyan et Bond-Blofeld, la Norvège très severnayenne qui entoure la maison des White, etc.), Demain ne meurt jamais (les missiles lancés là où se trouve Bond, Bond retrouve un ancien amour qu'il avait plaqué, les vitres incassables de l'Aston Martin DB5 s'inspirant de la BMW 750il, la réplique de Safin qui se fond dans l'une de celles de Carver: "j'ai quelque chose à vous et vous avez quelque chose à moi", l'escalade sur les parois vitrée d'un immeuble, etc.), Le Monde ne suffit pas (Le complot de Safin semble faire écho au besoin de se sentir vivant pour trouver un but à la vie d'Elektra King et Renard, l'allusion au poison qui coule dans les veines comme le pétrole dans celles d'Elektra, M involontairement responsable de ce qui se produit dans le film, la ressemblance physique entre Renard et Cyclope, le TRÈS long pré-générique, etc.), Meurs un autre jour (la synonymie des deux titres, les répliques de Safin et Graves qui se confondent comme "Vous voyez, Monsieur Bond, vous ne tuerez pas mes rêves mais mes rêves, eux, vont vous tuer" et "Tous vos talents mourront avec votre corps tandis que les miens longtemps me survivront", le thème du double invoqué par le méchant, le thème essentiel de la glace au début du film qui influe sur le design très particulier du gunbarrel introducteur, l'impression de plaisir coupable que l'on peut ressentir à voir l'un et l'autre de ces volets), Casino Royale/Quantum of solace (la tombe de Vesper avec son portrait, la reprise de la phrase du roman par Mathis assumée par Leiter sur les bons et les méchants qui se confondent, l'empoisonnement de Bond, Paloma peut aussi être vue comme comme une Solange Dimitrios femme d'action, la mort de Leiter-Vesper&Mathis-like), Skyfall (la poursuite à moto à Malatera, le maison natale de Madeleine Swann comme motif obsédant à la Skyfall Lodge, le thème centrale de la psychanalyse, la mort de Bond, les "deux derniers rats", M sur la sellette, le placement de produit Heineken bien mis en évidence, l'ellipse narrative longue, mort d'un personnage d'importance à la fin en même temps que le méchant, Q qui donne des instructions par oreillette), Spectre (la réunion du SPECTRE sui dévoile la présence de Bond, la mise en scène concrète par l'image du court récit de Madeleine: elle parlait déjà de Safin, la visite du faux-patient de Madeleine Swann où Safin joue les Bond de Spectre, le même Blofeld, les projets maléfiques venant du MI5-MI6, le smart-blood, fin du film en voiture avec rôles transformés, les chats de Q évoqués, la bague du SPECTRE dans le casier secret de White et ses caches de documents comme dans l'Américain, etc.). Cela, sans être réellement exhaustif, bien-sûr !
Tout accuse la tentative désespérée de Daniel Craig de pouvoir encore joindre le mythe, comme il l'avait fait dans le jeu vidéo 007 Legends où il plongeait son interprétation dans une immersion excellente quoique souvent revisitée des plus grands opus de la saga. Au point que certaines scènes d'action et d'explosion (au hasard, l'explosion de la tombe de Vesper et la montée de l'escalier avec Q en tutoriel dans les oreilles) donne un ressenti d'immersion vidéo-ludique.
Cela dans un souci tout à fait louable d'essayer tout de même d'avoir été un bon Bond malgré tout. En effet, l'un des points forts de ce film - lorsque c'est le cas, car ce n'en est pas le cas tout le long du métrage - c'est ce Daniel Craig relâché qui se bonifie (et se bondifie ?) en ressemblant davantage aux anciens Bond (Connery sévère et froid de Dr No, Bons Baisers de Russie et Opération Tonnerre à Malatera, Moore moqueur et taquin décomplexé à Cuba et lors de l'interrogatoire de Blofeld, Brosnan musclé, gadgetisé à la petite répartie facile dans le duel contre Primo). C'est très agréable de voir Craig tenter de ressembler au véritable Bond original même si son imitation de Moore manque du charme du modèle et peut être vu par certains comme un comportement grotesquement paternaliste ("Allez, on ne joue pas, là !").
Dans le même esprit, son reflet dans le miroir, Rami Malek tente de personnifier un méchant somme de tous les méchants précédents, inspiré autant de Blofeld, de Sanchez, de Kananga, de Scaramanga, de Gustav Graves, de 006, de Drax, de Stromberg, de Silva que, bien entendu de Dr No. La réelle ressemblance à ce dernier, premier méchant de la galerie d'antagonistes d'EON, laissait craindre un effet Oberhauser où Safin s'avérerait être le Dr No dans l'air du temps nouvelle formule. Par chance, il n'en est rien et Lyutsifer Safin s'assume proprement. Lyutsifer Safin, avec son masque anxiogène et intriguant, avec sa connaissance fine des plantes et de leurs vertus médicinales et criminelles et son Jardin des poisons, a tout du plus excellent méchant … réduit à un personnage d’antagoniste secondaire opportuniste. Si son complot semble complexe pour beaucoup, il est en réalité d'une simplicité enfantine: Safin souhaite vendre l'arme sale volée au MI6 et au SPECTRE au plus offrant. Ce qui donne l'impression de flou, c'est la démence de Safin, assez nouvelle dans l'univers de James Bond. Safin se pense en Dieu omnipotent et protecteur, qui garderait dans son complexe natal ceux et celles qu'il protègerait tout en laissant le reste du monde aux griffes de ses acheteurs ... voilà qui en fait un méchant un peu grotesque et bien naïf. Et surtout bien mal exploité, tant Safin participe en simple touriste aux deux premiers tiers du film pour s'imposer dans le dernier tiers. Tant en plus il eût pu briller par lui seul. Car, dans Mourir peuut attendre, le génie des plantes se contente de dérober un virus transhumaniste du MI6 quand il pourrait créer toutes sortes de substances avec ses plantes, devenant un dangereux méchant vénéneux au possible: "j’ai des plantes qui ont toutes sortes d’utilité", explique-t-il d'ailleurs à Madeleine Swann. Mais alors, Diable, qu'en fait-il ? Un usage restreint pour contrôler un ancien homme de main du SPECTRE et pour tenter de garder Madeleine contre son gré dans un statut d'épouse obéissante. Il y avait pourtant là, au minimum, de quoi faire un nouvel Furia à Bahia pour OSS117, avec un Safin à même de contrôler l'esprit des gens de monde entier grâce au résidu de plante qui lui permet de contrôler l'esprit des gens. Il y avait là, au maximum, de quoi imaginer toute une batterie de gaz, virus, poisons en tous genres à même de soumettre, tuer, manipuler la terre entière ! Qu'est-il allé dans cette galère de méchant de Fringe qui le rend étranger à son propre complot ? Pourquoi vanter ses talents censés lui survivre s'il n'en fait aucun usage ?


3- La figure d'Ulysse: will James Bond return ?


C'est que Lyutsifer Safin, alias Lucifer donc, sert avant tout la catabase du Hercule bondien de Craig. Plus que Satan, il est une sorte de Pluton, Dieu des Morts, qu'à force de les côtoyer, Bond devait bien rencontrer à son tour. Comme son archétype erratique, le Bond de Craig, sorti de ses travaux, descend aux Enfers puis meurt par les flammes.
Mais on notera qu'une autre référence mythologique parcourt Mourir peut attendre, qui peut donner sans doute à tort ce ressenti que le dernier James Bond souhaite concurrencer le dernier Mission: Impossible en date qui faisait déjà allusion au célèbre texte d'Homère en dissimulant une cassette de mission dans un volume de l'Odyssée.
En effet, Madeleine en bonne Pénélope a pour leitmotiv le retour "à la maison" comme Bond retourne méta-diégétiquement à la maison qui l'a vu naître, la propriété de Ian Fleming nommée Goldeneye. Mourir peut attendre, s'il est en bonne partie un 12 travaux d'Hercule offrant une fin que chacun jugera à sa manière à l'ère Craig, est également une Odyssée, qui appelle un retour aux sources. Le générique reprend les Athenia's Girls silhouettes et le sablier du générique d'Au Service Secret de Sa Majesté, Bond est représenté par un psi (qui est autant symbole du délire psychanalytique de l'ère Craig qu'un "bidule en forme de trident" rappelant les épopées grecques) sur l'ordinateur de Q. James Bond qui fait équipe avec une 007 dont le nom peut s'interpréter comme "personne" (No/me comme négation de l'identité) affronte in méchant surnommé autant Primo que Cyclope, allusion évidente au Polyphème que confond Ulysse par ruse en disant s'appeler Personne. Un homme de main enfin plus digne des anciens et nouveau à la fois, proche du Minos (tiens, tiens, le juge des Enfers) de Peur sur la Ville, qui est une des belles et bonnes surprises du métrage et qui bénéficie d'une mort parmi les plus bondiennes de l'iconoclaste voire devenue réalistement banale parenthèse Daniel Craig.
On peut donc comprendre le titre et le James Bond will return finaux en totale contradiction avec le final du film comme l'affirmation du retour aux sources de Bond, du retour à Ithaque du héros et donc à la figure archétypale réelle de Bond qui est en réalité Ulysse et non Hercule.
La résurrection du Bond originel doit se payer de la mort de celui de Daniel Craig, refermant une parenthèse problématique, quoique parfois belle et talentueuse (Casino Royale et Skyfall). Même les paroles de la chanson de Billie Eilish paraissent l'affirmer: "Fool me once, fool me twice: are you death or paradise ? Now, you'll never see me cry: there is just no time to die". On pourrait y voir James Bond s'adresser à Daniel Craig et au spectateur, revendiquant le droit de redevenir le personnage de bon-vivant qu'il a toujours été en se défaisant d'une incarnation séduisante mais qui met à mal son ADN. Comment ne pas l'entendre d'ailleurs dans la réplique de Safin s'adressant à Daniel Craig qui s'apprête à rendre le costard et l'Aston Martin dans un déluge de feu: "C'est toi qui m'a forcé à faire ça ! C'est toi qui a fais ce choix !"
Car Lyutsifer Safin, pour la proximité phonétique de son prénom avec Lucifer, est un porteur de lumière, soit autant un Éveillé, une incarnation de ce poison idéologique que représente le progressisme. Il l'assume d'ailleurs en opposant sa méthode à celle de Bond: il veut changer le monde quand Bond veut le conserver en l'état. Dans cet échange entre Bond et Safin, James redevient le conservateur qui révolte certains et ruse en faisant croire qu'il se soumet à Safin, c'est à dire aux lobbies SJW. Safin fait observer cette humiliation à Mathilde, incarnation des générations futures, emphatique: "Regarde: c'est ça le pouvoir !" vant que Bond ne sorte son bon vieux pistolet et n'abatte tous ses hommes, le contraignant à s'enfuir par le biais d'une trappe secrète. Cette scène, à sa lecture métaleptique, semble abjurer le progressisme craigien et annoncer le retour d'un bon vieux James Bond à l'ancienne, en lui redonnant un des attributs de son modèle antique: la ruse.
La mort de James Bond n'est alors plus à lire comme la mort de James Bond mais comme celle de son narcissique interprète qui, ayant péché par hybris, par démesure, par orgueil, se trouve contraint de s'auto-éjecter hors de la saga comme si le véritable James Bond avait appuyé sur le bouton rouge de son Aston Martin. Ce n'est pas une mort, c'est un affranchissement au terme d'un épisode carnavalesque permettant les cent-jours de Craig et la poussée à l'extrême de tous ses indicateurs bondiens personnels. James Bond doit vivre et laisser mourir Daniel Craig.
Ainsi, diégétiquement, cette "mort" permet un de ces retcon dont Albert R Broccoli avait le secret: Les Diamants sont éternels pouvait se lire comme la suite directe d'Au Service Secret de Sa Majesté comme celle tout aussi directe d'On ne vit que deux fois, Bond entrant en scène au Japon en quête d'un Blofeld assassin de Tracy Draco comme d'Aki. Rien que pour vos yeux pouvait se lire, avec son Blofeld à minerve et la tombe de Tracy, comme la suite directe d'Au Service Secret de Sa Majesté et une mise entre parenthèse de l'ensemble des volets allant des Diamants sont éternels à Moonraker, comme il pouvait être la suite directe de Moonraker faisant revenir de manière inattendue le terrible patron du SPECTRE dans un ultime sursaut, laissant à tout un chacun le choix de lecture et favorisant un avenir commun de la saga pour les spectateurs. Même Goldeneye propose un pré-générique censé se déroulé en 1987, soit quand Timothy Dalton reprenait le rôle, pour permettre aux détracteurs de Dalton de passer sous silence son ère tout en ajoutant le personnage de Jack Wade comme remplaçant de Leiter mis hors-circuit par Permis de tuer. Il serait bon que cette fin permette de mettre le prochain volet sur les rails communs de Meurs un autre jour et de Mourir peut attendre en laissant subtilement un élément narratif polysémique pouvant se lire comme une péripétie survenue à Bond suite à son affrontement avec Graves et comme la survie de Bond après l'explosion du repaire de Safin, le purgeant du virus mais le défigurant au point de devoir faire de la chirurgie esthétique et changer de visage. Ainsi la saga repartirait sur de bonnes bases communes et le public scindé en deux depuis 2006 retrouverait son unité et son plaisir commun à découvrir un nouveau Bond, James Bond.
La réplique finale de Madeleine Swann, personnage proustien soit écrit en passant, appelle un James Bond plus onirique, plus proche de ce qu'on attend d'un James Bond.Espérons donc prochainement un retour à Ithaque et non une nouvelle impasse SJW ou un nouveau reboot initiateur de milliers de reboots jamais favorables à la survie d'une saga.


Permis révoqué le temps d'un film: il ne tient qu'aux agents de la EON d'en regagner le droit non juridique mais intellectuellement cinématographique. Que très vite, James Bond en personne puisse revenir sur les écrans en disant: Mon nom est Bond, James Bond !


                                                          ***

PS: Durant le tournage, il avait été annoncé que 3 fins alternatives avaient été tournées: les verrons-nous sur DVD ? Si oui, il se pourrait que Mourir peut attendre puisse encore faire ses preuves et nous surprendre en mieux. Patience donc, jusque là.
On regrettera néanmoins que ce 25e James Bond n'ait pas été celui, plus prometteur, d'un Danny Boyle qui n'avait pas pour but de tuer James Bond.


                                                         ***

10/11/21
Addenda à la critique:
OK Craig ou Opération Frère Minet


Pourquoi ce titre ?
Parce qu'il semble bien, en effet, au fil des visionnages, que Mourir peut attendre me fasse l'effet d'un Opération Frère Cadet ... en moins bien.
Rappelez-vous, en 1967, sort On ne vit que deux fois, volet EON avec Sean Connery et, parallèlement un autre James Bond officiel concurrent et parodique, le Casino Royale de Charles K Feldman avec David Niven. Mourir peut attendre tient beaucoup de ce film qui fera mourir sept fois (et plus encore) le célèbre espion, par foultitude de 007 renommés dont sa fille Mata Bond et son neveu Jimmy Bond alias le névrosé Dr Noah.
On oublie bien souvent OK Connery, re-titré Opération Frère Cadet en France, qui met en scène un Neil Connery parapsychologue appelé à remplacer son frère Sean déjà en mission. Le film, qui reprend beaucoup du casting des premiers opus: Bernard Lee joue M, Loïs Maxwell campe Moneypenny, Daniela Bianchi joue la Connery's Girl et Anthony Dawson et Adolfo Celi reprennent sous les formes de lettres grecques leurs rôles respectifs de Blofeld et de Largo. Et le film assume carrément l'identité de James Bond comme étant celle de Sean Connery, ce dont on prend conscience en entendant Celi aboyer: "trouvez Connery et tuez-le".
Ce film n'est pas mauvais, c'est une parodie au son de Morricone qui s'amuse d'un scénario volontairement foutraque avant de le prendre au sérieux devant nos yeux ébahis. Il le peut, ce n'est qu'une parodie. Et, dans cet espace où l'on est plus libre de faire tout et n'importe quoi que dans les vrais volets de la EON, nous assistons à l'impensable mais à un impensable vraiment passionnant: Largo tue Blofeld pour devenir le nouveau patron du SPECTRE de substitution !
Mourir peut attendre ressemble à OK Connery sur ces points: il reprend le casting des deux films précédents, se permet tout et n'importe quoi et permet à un Daniel Craig bien plus mégalo que Sean Connery d'étaler son nombril sur toute la surface de l'écran: ce n'est plus Bond, c'est Daniel Craig: OK Craig. Roger Moore pourrait commenter avec astuce: "il a toujours fait preuve d'une insupportable enflure du moi". Ce qui se vérifie dans Mourir peut attendre.
Un Ok Connery en moins bien d'abord parce que ... un film de la EON n'est pas une parodie de la Cinecitta. Et qu'en tant que tel, il doit briller en respectant les codes, pas en les détourant à telle outrance que le spectateur se demande s'il est bien devant un James Bond.
Un Ok Connery en moins bien ensuite parce qu'il ne propose pas une idée vraiment si originale, se contentant d'imiter le Casino Royale de Feldman et de générer une hécatombe de personnages emblématiques à la Game of Thrones.
Un Ok Connery en moins bien enfin parce qu'en cherchant à cumuler les références à l'ensemble de la saga, il finit par réécrire l'ensemble de la saga en plus petit, soit l'opposé même du bigger than life appelé par la saga: prenons l'exemple de la mort de Logan Ash qui est une réécriture de la mort de Locque dans Rien que pour vos yeux sans la poursuite initiale, sans le tir dans le pare-brise, sans la gestuelle de western, sans l'élégance, sans le ravin qui fait tout le spectaculaire de la chute de l'antagoniste; mieux encore, prenons la fameuse montre de Bond à impulsion électro-magnétique qui n'est qu'un satellite Goldeneye en montre de poche !
Un Ok Connery en moins bien car, si les méchants meurent dans ce film, les héros aussi et notamment James Bond. Une mort qui n'aurait pas être représentée, appartenant l'hors-texte que chacun comble à sa guise et qui surtout ne doit pas toucher les héros. Citons cette échange entre Paul Meurisse et un journaliste en interview - au sujet de l'évolution du cinéma mais que l'on peut aisément appliquer à la situation présente - qui rend si logique cette idée qu'un bon James Bond officiel canon ne doit pas tuer Bond:




  • Est-ce que vous croyez que de tels personnages, justement intouchables, au-dessus de tout, existent encore aujourd'hui ?

  • Je ne le pense pas car (...) tous ces personnages qui étaient si lointains, si irréels comme je vous le disais tout à l'heure, subitement se mettaient à parler [à nous de remplacer ce seul mot par "mourir"] donc ils existaient. Et c'était toute une part de rêve qui s'effondrait. C'était un mythe qui devenait une réalité et ça m'a beaucoup déçu. (...) Ces personnages si lointains ont perdu leur magie.



                                                                  ***Comploter peut attendre***

Pourquoi ce titre de second addendum ?
Parce qu'à y bien réfléchir, l'un des réels problèmes de ce volet de James Bond que prétend être Mourir peut attendre - on a pu voir au-dessus combien il tient plutôt du ParaBond que du Bond - c'est l'absence d'usage à la fois des compétences d'herboriste de l'antagoniste principal, Safin, mais aussi de l'intérêt du fameux virus Heraklès dans le complot du film. Et, pourtant, c'est là le plus rageant au fond, ces deux éléments sont tout de même effleurés comme des potentiels minimes.
Le somptueux jardin des poisons de Safin, par exemple, regorge de plantes aux vertus insidieuses et son vénéneux propriétaire ne cesse dans d'autres scènes de faire montre de ses connaissances sur les applications potentielles des plantes. Les spectateurs assistent à une scène où Cyclope tente de faire avaler par la force un bouillon tiré de l'une des plantes à Madeleine pour la rendre totalement obéissante. Il y a, dans tous ces éléments un potentiel plus que sous-exploité ! Que nous fait que Safin dérobe un virus qu'il ne connaît pas, qu'il n'a pas créé, à la barbe du MI6 et au nez du SPECTRE pour le revendre au plus offrant, s'imaginant sans grande raison que cela fait de lui un dieu ? C'est bon pour les magazines de psychanalyse de comptoir pseudo-vulgarisatrice ! Pourquoi ne pas plutôt avoir mis en scène un Lyutsifer Safin, créateur de toute une panoplie de substances empoisonnant, se transmettant, forçant l'obédience ? Safin aurait ainsi poussé des gens à provoquer des attentats, des meurtres, des suicides collectifs, des manifestations violentes, pour s'emparer du pouvoir sur l'ensemble du globe et aurait pu, d'une façon ô combien plus logique et plus claire, se dire le Dieu de tous les gens qu'il manipule grâce à ses plantes. Madeleine, sous le contrôle du poison mais assez forte pour ne pas lui résister, aurait pu refuser de tuer Bond et se suicider. Nul besoin de Mathilde dans cette version et la boucle Vesper-Madeleine, la boucle Craig, aurait été bouclée. Alors, certes, cela fait mélange de Furia à Bahia pour OSS117, Fantômas se déchaîne, Johnny English 2, d'autres sans doute. Mais ces références ont du moins le mérite d'exposer un complot clair et réellement terrifiant. En outre, cela aurait pu être lu comme une métaphore des réseaux sociaux, des lobbies, du complotisme, du platisme, etc. C'eût été d'actualité.
Dans Spectre, le méchant se veut être Blofeld mais est en réalité C, sans qui Blofeld ne peut absolument pas mettre en place le Projet Nineyes. Dans ce volet déjà, le bât blessait en ce que le grand méchant n'était qu'un touriste du film et s'appuyait mollement sur le projet d'un autre. Bis repetita placent apparemment, puisque c'est exactement ce qui se produit dans Mourir peut attendre. À savoir que Safin semble le touriste de son volet et que le véritable méchant, loin d'être M comme on pourrait le penser, loin d'être Blofeld qui serait cette fois le plus crédible de tous, est en réalité .. Waldo Obrutchev ! Car, oui, ce scientifique russe sauce comic relief est tout de même le créateur du virus, sans qui ni M ni Blofeld ni Safin n'auraient pu créer l'Héraklès. C'est par conséquent le seul qui envisage réellement ce qu'un méchant pourrait faire du virus. M voulait en faire une arme de dissuasion, Blofeld et Safin voulaient la revendre au plus offrant (quand on sait qu'il n'existe aucun remède, ce projet paraît d'autant plus absurde). Obruchev, lui, menace Nomi l'espace d'un instant, laissant entendre qu'il pourrait, avec son virus, éradiquer toute la race africaine sur le globe. Voilà un vrai méchant, voilà un vrai complot, voilà un usage intéressant du fameux virus non plus pris comme une arme technologique qui fait la blague mais pris pour ce qu'il est: un virus qui cible l'ADN ! De sorte qu'Obruchev aurait été un méchant bien plus idoine que Safin qui n'a rien à voir avec le virus lui-même. Caricature du beauf à la démocrato-gauchiste, il aurait pu manipuler le SPECTRE pour faire croire à son enlèvement dans les laboratoires du MI6 avant de se débarrasser de l'organisation de Blofeld et rejoindre son réel repaire d'où il aurait tenté d'exterminer toutes les races humaines qu'il a en horreur. Nomi, infectée, se serait sacrifiée en intimant l'ordre à Bond de s'enfuir, arguant qu'il faut bien qu'il y ait un 007 qui survive. Le volet aurait sans doute été lu comme un adepte des lobbies woke/SJW/politiquement correct mais aurait eu plus de sens et se serait inscrit magistralement dans l'air du temps.
En sorte que, ce qui fait que Mourir peut attendre est un film génial, c'est son potentiel inexploité et que, ce qui fait que Mourir peut attendre est un film terne, flou voire carrément nul, c'est l'inexploitation de ce potentiel.

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le 26 oct. 2021

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Frenhofer

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