S’il y a un décor qui convient à l’univers de Wes Anderson, c’est bien l’île. A l’image de son train qui parvient à se perdre dans Darjeeling ou son Grand Budapest Hôtel perdu dans la montagne d’une Europe mythologique, le territoire insulaire se coupe du continent spatial et de l’époque pour une incursion vers des territoires dont il détient toutes les clés.


D’une artificialité assumée, son esthétique construit, à grand renfort de cadres étudiés et de couleurs appuyées, une galerie de tableaux que sa caméra va explorer avec une méthode rigoureuse. Les mouvements rectilignes (travellings latéraux ou verticaux, arrières ou avants) dressent une cartographie orthonormée qui s’accorde étrangement avec l’univers suranné dans lequel il nous convie. Chaque personnage a sa place, chaque pièce l’aura particulière et trop étudiée pour susciter l’empathie immédiate. La fascination esthétique est bien la première émotion provoquée par Moonrise Kingdom, et c’est là un des plus jolis pièges de film.


Du spectacle originel à la tempête finale, le récit ne dévie jamais de sa quête : restituer l’incarnation progressive d’un coup de foudre. Alors que le déluge se pare de vagues de tissus agités sur les premiers rangs, et que la rencontre entre les protagonistes se fait à la faveur de deux déguisements de la même étoffe (l’uniforme du scout et le déguisement de corbeau), c’est la sortie au grand air et le délestage qui auront la charge de conter les indicibles beautés de l’inclination. Et si le final, résolument grandiloquent par la conjonction catastrophique (inondation, déluge réel, coup de foudre réel, feu d’artifice…) provoque une jubilation d’avantage amusante qui infléchit un peu l’émotion précédente de la fugue, il est dans la progression logique de la démonstration du cinéaste : incarner, à l’échelle de l’univers qu’est le microcosme de cette bulle insulaire, les ravages cataclysmiques de l’amour.


Car le noyau dur de beauté que contient Moonrise Kindom, son royaume secret, est bien ce lever de lune qu’est la fugue des enfants. Parfaite de bout en bout, cette première partie capte avec une tendresse infinie un univers qu’on croyait perdu. C’est la fusion avec la nature, l’inventaire d’objets improbables qui disent ce rapport illogique, et par conséquent d’une candeur poétique absolue, qu’entretiennent les êtres qui singent les adultes pour mieux ne pas leur ressembler. C’est une escapade en territoire indien, l’apprentissage de la geste amoureuse, l’une des plus belles danses au monde sur la grève, des histoires au coin du feu et l’échappée dans une parenthèse enchantée qui va rejaillir sur la galerie guindée des uniformes à leur poursuite.


La magie de Moonrise Kingdmom se situe sur cette frontière ténue, admirablement colorée par la musique cristalline de Desplat : cette maladresse et ce jeu des enfants qui savent qu’il va falloir apprendre, parce que le désir les y conduit, passe par une artificialité bouleversante. Cette tendresse pour l’initiation au masque porté pour l’autre, ce désir de faire siennes les conventions d’un monde où les adultes sont encore plus perdus que leurs enfants, restitue parfaitement le regard que Wes Anderson porte sur sa joyeuse et mélancolique communauté.


L’artifice, le sur-cadré, la transformation du réel en un dessin compassé et à la ligne claire, n’est pas l’œuvre d’un révisionniste qui s’abriterait du réel en lui substituant un diaporama de cartes postales. C’est l’expression lucide, et d’une infinie tendresse, de la fragilité humaine des adultes et de leur recours au déguisement pour laisser affleurer vers la surface leurs ouragans intérieurs.


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Sergent_Pepper
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le 28 mars 2015

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Sergent_Pepper

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