Missouri Breaks
6.8
Missouri Breaks

Film de Arthur Penn (1976)

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Comment Marlon Brando a atomisé le concept d'acteur

Et pourtant tout avait commencé d'une façon presque réaliste.

On était parti pour baigner en plein western naturaliste,
la prairie immense, à perte de vue, avec trois cavaliers à l'horizon, dans le très beau prologue,
des petits truands, des voleurs de chevaux, qui commettent très maladroitement leurs larcins, qui ont peur, très peur lorsque l'action est engagée, et souvent mal engagée, aucun héroïsme, des enthousiasmes un peu enfantins, des réunions entre mecs, avec plaisanteries assez lourdes, des passages contraints dans les bordels un peu miteux du coin,
une justice qui se met en marche, très approximativement, dans un Ouest profond en mutation, avec l'arrivée des gros fermiers,
une histoire sentimentale, somme toute classique, et plutôt bien traitée, entre la fille du fermier et le chef des voleurs,

et même, un Jack Nicholson étonnamment sobre, si, si ...
Et c'est là que le bât blesse. Nicholson dans le genre discret ??! Il y a sûrement un problème.

Le problème se ramène après plus d'une demi-heure, d'abord avec l'arrivée d'un cheval et d'une mule, puis, sous le cheval, à l'instant où celui-ci interrompt sa course devant le ranch du gros propriétaire terrien, avec l'apparition, sous l'encolure d'une tête grimaçante, puis soudain imperturbable et inquiétante. Brando fait son entrée, et à cet instant le récit dérape et un second film commence. On sort du réalisme, on sort du western, on entre dans une dimension nouvelle, délirante, surréaliste, et définitivement hors contrôle.

Brando redéfinit totalement la notion, la fonction, la mission de l'acteur.On peut tenter, en huit chapitres, de lister, de détailler, d'analyser les initiatives inédites qui émaillent cette composition insensée - mais la recette restera toujours incomplète, car la part du génie (qu'on apprécie la performance ou non, cette question est même hors sujet) est évidemment impossible à expliciter ; on s'en tiendra donc à des bases, à des bribes -

* Brando invente un personnage inédit, qui sort de la mythologie de l'Ouest, déjà au niveau de son nom. Ce ne sera pas un truand, un tueur, un chasseur de primes, un justicier, tous personnages désormais stéréotypés ; ce sera le REGULATEUR qui "toujours file, jamais ne cale / empoigne le régulateur / et fonce jusqu'au point final". Le régulateur a même sa chanson, on y reviendra ;

* Brando choisit lui-même, et pour chaque séquence, des costumes nouveaux et improbables, - Buffalo Bill d'opérette, en veste à franges argentée, pasteur nocturne équipé d'un banjo ou vieille grand-mère ; avec surtout une collection insolite de couvre-chefs, chapeau oriental ou mexicain, stetson d'apparat ou coiffe de vieille femme, foulard façon pirate ...

* Brando énonce ses dialogues de la façon la plus singulière - comme toujours, et là plus qu'ailleurs le relevé des procédés sera totalement réducteur : on marmonne, on marque des pauses prolongées (toujours annoncées par un nouveau positionnement de la tête et du regard), puis on monte l'intensité et on surveille davantage l'articulation, mais pas longtemps, juste assez pour soulever l'inquiétude, on ponctue parfois avec des rires très brefs, on laisse la voix en suspens ...

* Brando chante aussi, ou plutôt il chantonne, il marmonne en chantonnant, souvent au moment où il s'en va ("Avez-vous peur, Logan ?"), parfois des chansons de sa composition - la chanson du Régulateur déjà évoquée, accompagnée au banjo devant un Randy Quaid, très jeune et très roux,et totalement médusé. Ou même un pur instrumental, vers la fin du film, à l'harmonica un chant dédié à la seule femme qu'il ait jamais aimée ... sa jument. Et au moment où s'achève cette ballade, la jument commence à uriner.

* Brando ne s'en tient pas à un gros travail sur le dialogue. Le non-verbal, gestes et surtout mimiques est aussi essentiel - on rit ou on sourit plus souvent (mais toujours de façon très brève, et bouche presque fermée), on grimace (le plus souvent nez pincé pour un rictus de dégoût), on fixe son regard et on plisse le front, on incline la tête vers le bas, plus souvent vers le haut, les yeux perdus vers le ciel, vers la gauche, vers la droite (et c'est au moment où l'on change l'orientation qu'on reprend un fragment de dialogue), vers le haut et vers la droite (ou la gauche) et toujours, c'est essentiel, sans jamais regarder l'autre. Cela finit presque par en devenir un thème du film - au moment de la première rencontre avec Nicholson, à propos du fusil de Brando, un Creedmore, capable de tuer un homme à 500 mètres : "cela permet de ne pas regarder l'autre dans les yeux, cela fait toute la différence" (Nicholson), " nous ne sommes pas d'accord sur ce point, cela permet d'accomplir sa fonction" (Brando) ;

* Brando s'exhibe. dans son bain, où la mousse ne parvient pas à dissimuler ses bourrelets graisseux - surtout au moment où il se retourne, comme dans un concentré du film, pour ne pas avoir à croiser le regard de Nicholson qui le menace de son revolver, mais sans interrompre sa diarrhée verbale, sa logorrhée insupportable. Et l'autre ne le tuera pas à ce moment-là :" il ne faut jamais le laisser parler ..."

* Brando compose (ou pas), improvise (ou pas) un dialogue insensé, totalement décalé que je ne peux pas m'empêcher de citer, dans la scène, peut-être la plus frappante du film, où il se retrouve face à un Harry Dean Stanton à moitié carbonisé, écroulé à portée de sa cahute en flammes :
- "Vous connaissez ce moment de l'année qu'on appelle l'été indien ?... Il paraît qu'on peut voir l'étoile de Bethléem ...si on observe bien ... moi, je l'ai vu une fois ou deux ... d'abord il faut détourner votre regard, ensuite revenir sur elle ... comme ça ... Vous me suivez ..." ; on s'en tiendra là pour ne pas spoiler la suite - le mode d'emploi qui précède permettant d'insérer aisément dans ce bref (pas bref du tout en fait) extrait tout le travail de silences, de mimiques, de mouvements de la tête ...

* Cela dit on peut s'interroger sur le caractère personnel de ces dialogues (et même du choix des costumes) car les commentaires postérieurs au film sont très contradictoires (soit Brando aurait tout inventé, au mépris de tous le scénario initial et de tout le monde, soit il aurait travaillé en étroite collaboration avec Arthur Penn ...). La seconde hypothèse reste très possible - car Brando invente aussi dans Missouri Breaks une "nouvelle technique" de jeu - celle de l'acteur qui ne connaît pas son texte et doit donc coller des morceaux de papier pour pouvoir le réciter au moment du tournage, ce qui pourrait d'ailleurs expliquer mécaniquement la longueur des pauses, ou même les échappées du regard ...

Bref il semble quand même que Arthur Penn ait détesté ce film qui finissait par totalement lui échapper.
On résout aussi l'énigme apparemment insoluble du départ - si Nicholson joue sobre, surtout dans les scènes partagées avec Brando, c'est parce que c'était sans doute la seule façon d'exister, et même d'être original face à la prestation vampirisante et insensée du Régulateur.

L'outrance est telle que le spectateur peut évidemment détester (si le metteur en scène lui-même a détesté ... ) ou adorer. Je suis clairement de ce côté-là. Et Marlon Brando, qui compose le personnage inoubliable d'un tueur pervers, terrifiant et insondable - est grand.
pphf

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10

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