Enumerer les qualités d'un film de David Fincher relève de plus en plus au fil des années de la redondance un peu lassante, surtout depuis, on le repète à l'envi, le sublime tour qu'a prit sa carrière depuis Zodiac. Ici encore, Fincher s'impose comme un grand storyteller, inondant le film de montage sequencés fluidifiés par la musique anxiogène de Ross et Reznor (plus illustratifs et moins inspirés que sur The Social Network). La direction d'acteur, l'interprétation sont imparables. Il est toujours étonnant de voir à quel point Daniel Craig ne s'est jamais laissé enfermer par son personnage de James Bond; rôle qui a écrasé moults carrières avant la sienne. Il est un très bon Mikael Blonkvist, cérébral et sensible, déléguant volontiers - et c'est une surprise - les hormones et la rage à sa partenaire Mara Rooney, la chanceuse interprète de Lisbeth Salander. Ce rôle, un tant convoité par le tout Hollywood (Keira Knightley, Natalie Portman et même Scarlett Johansson), sied parfaitement à cette jeune nymphette à la page IMDB aussi courte que sa reparties est sèche. Avec Fincher et Rudin aux manettes, l'inquiétude n'était bien sur pas de mise, mais on se retrouve bel et bien face à une bonne adaptation du polar suédois, à peine américanisée. Le choix de tourner en suède s'avère en apparence payant et les (minces) changements apportés à l'intrigue attestent d'une réelle compréhension de l'oeuvre originale.

C'est surtout à la lumière de Zodiac et de The Social Network qu'on comprend ce qui a plu à Fincher dans le roman de Stieg Larsson. Depuis 2007, Fincher s'impose de plus en plus comme le metteur en scène de l'informatique, de la donnée. Lui, ainsi que ses personnages, se fantasment en attardé affectifs mais pourtant dotés d'une compréhension du monde qui échappent au commun des mortels. Un peu à la manière de l'opérateur de la matrice capable de décrypter les aventures, aussi rocambolesques et imparables qu'elles puissent être, de Neo et ses compagnons. Juste en fixant des lignes de codes sur un écran. Le travail de Fincher consiste à regarder ses lignes de codes, à les ordonner pour produire de l'entertainment. C'est aussi le don du personnage fincherien. Savoir relier les points. Comme ça, sans même y prêter attention.
Robert Graysmith dans Zodiac s'attire les quolibets de ses collègues de par sa nature de geek, passionné par les énigmes et les jeux d'esprit. C'est justement son archivisme obsessif qui fera de lui l'investigateur le plus éclairé. Fincher se paie même le luxe de rentrer de facto dans la tête de son personnage, apposant les symboles hétérogènes affectionnés par le tueur sur le décor quotidien de Graysmith.
Dès les premières minutes de The Social Network, les capacités improbables de Mark Zuckerberg en terme de programmation nous sautent à la gorge via une logorhée verbale et technique composée par Aaron Sorkin. Plus tard dans le film, humilié et déstabilisé par le petit mot chafouin d'une camarade de classe, Zuckerberg parviendra à élucider une colle de programmation complexe sans même y penser.
Même Benjamin Button est doté d'une compréhension accrue de l'univers, une sagesse enfantine, une innocence réfléchie qui l'empêchent bien souvent de traverser avec spontanéité les époques.
Pour arriver à son but (démasquer un tueur, lancer un site internet), le personnage fincherien doit souvent s'allier à des personnages aux social skills plus développées (Eduardo Saverin/Andrew Garfield) voire insensées (Paul Avery/Robert Downey Jr. en journaliste autodestructeur très Hunter S. Thompson).
Et bien sur ce schéma s'applique à merveille au roman de Stieg Larsson qui n'est au final que le théâtre de la rencontre entre le journaliste Mikael Blomkvist et l'investigatrice Lisbeth Salander. Un des grands défauts de Stieg Larsson en tant qu'écrivain était sans nul doute son manque de nuance (et même d'objectivité) quand il fallait en venir à ses personnages principaux. Type le journaliste le plus doué et le plus intègre du monde s'allie à la plus grande hackeuse du monde. Fincher, lui, affleure à peine les capacités cognitives extraordinaires de Lisbeth Salander (C'est à se demander si le schéma qu'il reproduit film à après film ne relèverait pas de l'inconscient - et de l'égo mal placé...). Le Blomkvist de Fincher, l'adjuvant socialement avancé, n'est peut-être pas aussi développé et charismatique que dans le roman ou même par rapport à l'adaptation suédoise. Souvent, il ne semble là que pour définir Lisbeth Salander. La faire briller.
Fincher est donc fasciné par Lisbeth Salander. Ce qui, indépendamment, de ses préoccupations et obsessions, est totalement compréhensible compte tenu du fait qu'elle est surement une des causes principales du succès de la saga. C'est un personnage frustrant car elle rejette autant la société que la société ne la rejette. Sa psychologie est simple comme bonjour, mais ses contemporains ne voient elle qu'une freak. Elle est incapable de se faire comprendre. Les seuls personnes qui y parviennent son Mikael Blonkvist et le lecteur.
C'est le personnage Fincherien parfait. Tellement parfait qu'il va constituer le coeur du problème...

Le premier tome de la trilogie Millénium est un excellent polar et représente une exception dans la saga car il est le seul tome qui n'est pas un thriller, qui a le don d'être véritablement angoissant et qui dégage une véritable atmosphère. C'est un huit-clos insulaire, une enquête spatio-temporelle, jouant sur la menace d'un crime et d'un criminel impuni depuis plus de 30 ans. Il s'y passe au final peu de choses, sinon la lente progression des saisons et la sensation d'être enclavée, acculée. La terreur d'un visage sur une photo est équivalente à notre peur de la découverte, de ce qui peut se cacher dans le placard. Au final, la forme du récit n'est pas si éloignée d'un épisode de Harry Potter - ces films souffrent un peu des mêmes problèmes d'adaptation, d'ailleurs. C'est un récit dans lequel Lisbeth Salander a son importance mais ce n'est pas un récit sur Lisebth Salander.
Le film s'ouvre par un générique très Chris Cunningham, noir corbeau, stylisant les éléments forts du scénario (fleurs, visage percé, tatouages). A l'image de ce montage d'ouverture, le film emprunte les habits de Lisbeth Salander au lieu d'opter pour un territoire neutre qui favorisera ce qu'il y a de pus émouvant dans la relation entre Lisbeth et Mikael : le contraste. C'est ce qu'avait très bien compris Niels Arden Oplev, l'auteur de la version suédoise.

Salander n'est heureusement pas l'unique préoccupation de Fincher. Une des clés du succès des romans de Larsson est sa capacité à la rendre la matière la plus abscon (protocoles de programmation, transactions financières, démarches diplomatiques et judiciaires) parfaitement lisible aux yeux du grand public, et ce, sans jamais la dénaturer. Que la réelle expertise de l'auteur dans de tels domaines eut été avérée, là n'est pas la question. La démarche est en tout cas similaire à celle d'Aaron Sorkin qui claironnait durant la promotion de The Social Network qu'il y avait dans son scénario des pans entiers de dialogue dont il ne comprenait absolument rien, qui émanait uniquement de son travail de documentation et de longues discussions avec des informaticiens. Sorkin n'est pas à l'oeuvre sur The Girl With the Dragon Tatoo. Mais on constate bien que Fincher est attiré par ce principe de matière brute, moderne. Il se délecte de ces embouteillages d'information et les ordonne en longs montages séquences, souvent dénués de dialogue, mais peuplés de recoupements, d'analyses et de "désarchivages". Comme Salander infiltrant les disques durs de ses ennemis, Fincher part de la racine et ordonne les dossiers dans une optique narrative.

Difficile de s'étonner de son abandon progressif du spectaculaire, son amour d'Hitchcock, perceptible dans The Game ou Panic Room, semble avoir disparu. Il incarne cependant la version next-gen du maitre anglais. Un obsédé des découpages au scalpel fantasmant inlassablement l'idée d'un film déjà monté avant même d'avoir été tourné. Ce chantre de la numérisation des données, d'une technicité malade et toujours perfectible est parfaitement en accord avec les thématiques de son cinéma. Mark Zuckerberg est en ce sens un véritable cinéaste à la Fincher: il ordonne le monde sous forme de données multimédias.

Le fait que Fincher fasse preuve de film en film d'une très belle cohérence et qu'il semble se sentir de plus en plus à l'aise sur son trône d'auteur hollywoodien à succès, ne permet pas à son dernier film d'acquérir le statut de chef-d'oeuvre. Ce qui était passionnant dans The Social Network laisse ici un peu froid tant The Girl With the Dragon Tatoo passe à coté de ce qui faisait du premier tome de la saga un véritable pageturner. Sans craindre de paraître snob, on peut avancer que l'adaptation suédoise reste un des meilleurs scénarios jamais tiré d'un polar depuis des années. L'adaptation américaine souffre mal de la comparaison. Une fidelité d'apparat au livre qui maquille un peu maladroitement les choix pas forcement judicieux de Fincher en matière d'adaptation. Exemple prégnant : la gestion de la langue, casse-tête absolu du cinéma américain. La rumeur circulait pendant le tournage que le film serait en anglais avec accent suédois. Le premier trailer montrant Craig/Blomkvist s'exprimant dans un anglais parfait avait dissipé le doute. La réalité est plus nébuleuse. Christopher Plummer, au hasard, bute sur les consommes mimant vaguement des sonorités scandinaves. Mara Rooney, elle, s'exprime comme si elle descendait du bateau au début de GTA IV. Et la moitié du casting, recruté sur place, fait de son mieux pour livrer la mixture anglo-scandinave requise. Le film reposant en grande partie sur des archives de journaux, on ne s'étonne pas de voir les coupures de presse du film écrites en anglais. Mais quand le numéro salvateur de Millenium sort en kiosque à la fin du film, la couverture est en suédois. Ce qui apparaît comme anecdotique est très révélateur: Fincher n'embrasse pas totalement son sujet. Ce n'est pas un film sur les hommes qui n'aimaient pas les femmes. Mais bel et bien un film sur une fille avec un tatouage de dragon. Le reste n'est que gadget.

La spectateur naïf, appâté par une tagline agressive ("le Feel-Bad Movie de Noël"), s'attendra sans doute à un succédané de Se7en. Et il sera déçu tant, comble du comble, Fincher échoue à révulser et à transformer un monstre sanguinaire en bad guy convenable. On l'attendra surement vers des terres un peu moins familières, où il pourra esquiver la redite et l'aspect monomaniaque un peu froid qui menacent son excellent cinéma.
Antoinescuras
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le 27 déc. 2011

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