Metropolis
8.1
Metropolis

Film de Fritz Lang (1927)

L’horreur des artifices, l’authenticité du médiateur

S’il y a bien un genre cinématographique aux ambitions démesurées, dont les frontières sont à ce point indécelables qu’elles peuvent parfois nous emmener jusqu’aux confins de l’univers, c’est bien la science-fiction. Lâchant la bribe de l’imagination des cinéastes, ces visions du futur construites de toutes pièces ont beau s’apparenter de près ou de loin à notre propre monde, l’élaboration de leur univers n’en reste pas moins problématique, car y former une cohérence est plus ardu que partout ailleurs. De « 2001 » à « Blade Runner » jusqu’à « Interstellar », c’est d’ailleurs autant par leur aura visuel que par leurs thématiques que ces visions fascinent et passionnent. A l’heure où tout est techniquement possible avec le numérique, les plus belles leçons de cinéma de s-f restent peut-être celles sous la contrainte de moyens limités, ou l’artifice est palpable, mais l’ardeur sincère de bouleverser l’histoire du cinéma l’est d’autant plus. Car si « Metropolis » était en avance sur son temps (pourrait-on citer ce ne serait-ce qu’un seul film futuriste aussi ambitieux que lui dans les quatre décennies qui l’ont suivies ?) ce n’est pas seulement pour l’édifice macrocosmique monstrueux qu’il déroule, ou pour ses effets de style avant-gardiste et audacieux, c’est aussi pour son propos distopique d’une étonnante nuance.


Etonnante car les premiers abords du film laissent entrevoir un antagonisme des plus basique : tandis que les ouvriers triment à n’en plus finir aux machines jusqu’à la relève et croupissent dans les infâmes souterrains, ils ne vivent que pour abreuver une cité d’un modernisme idéalisé, aux gratte-ciels côtoyant les cieux, reliés par des ponts, traversés par des avions, régis par une élite se vautrant dans le luxe. Pas loin de dix ans avant « Les Temps Moderne », le film émet déjà une critique virulente du taylorisme et du capitalisme. Transposant les rapports de classe dans ce futur cauchemardé d’en bas et fantasmé d’en haut, Fritz Lang matérialise son univers par des décors vertigineux et néanmoins artisanaux, qui donnent un charme à la fois anachronique et intemporel au métrage. Anachronique car les effets spéciaux sont parfois criards, des maquettes aux peintures de fond trop ostensibles ; intemporel car l’esthétique générale est tellement dense que ses représentations urbaines nourrissent encore les rêves architecturaux actuels. Mais son génie vient d’ailleurs, car c’est justement en dépassant la simple dualité marxisante que le film apporte une substance révélatrice.


Cette astucieuse complexification des enjeux est en effet apportée par un motif tout aussi binaire : celui de l’artifice face à l’authentique. En effet les consciences des individus, pauvres comme riches sont endormies par l’illusion : pour les uns, celle de la foi aveugle en une oratrice à la beauté irradiante, pour les autres par la luxure. Au milieu de tout cela surgit le fils du régent de la ville, qui soudain réalise l’ampleur des souffrances endurées par les prolétaires. Loin de s’ériger en messie « médiateur » comme il pourrait le prétendre par son statut d’éduqué parmi les ignorants, sa passion le conduit à une prison mentale astucieusement métaphorisée par le film. Peut alors s’engager un mécanisme pervers de dégénérescence des foules : les ouvriers sont menés à une révolte insensée car autodestructrice par une intelligence artificielle prenant les traits de leur belle prophète, tandis que l’élite se délite, obnubilée par la même figure christique, prenant cette fois-ci le symbole de la décadence des plaisirs. Filmant le chaos avec virtuosité, notamment par des montages épileptiques et des effets hallucinatoires, comme ces dizaines de paires d’yeux réunies en un seul plan, Fritz Lang dresse une vision implacable de l’humanité, qui quelle que soit sa condition ne s’allie que dans un mouvement cathartique et destructeur.


Ce serait cependant oublier avec quel idéalisme il décrit la romance du film, certes peu recherchée mais poignante, entre l’oppresseur repenti et la prêtresse immaculée. Une passion qui amène dans la dernière partie du film à une réconciliation des forces en présence et une disparition de l’artifice pour le moins utopique, lorsque « le médiateur entre le cerveau et la main devient le cœur ». L’image finale est certes idyllique au point d’en perdre quelque peu de crédit (on se demande d’ailleurs comment les dominants avaient tenus jusque-là sans force militaire) mais permet au film lui-même d’humaniser ses nombreux symboles et artifices techniques, qui sans le rejet de tout nihilisme auraient conservé leur enveloppe vide.

Marius Jouanny

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