Metropolis
8.1
Metropolis

Film de Fritz Lang (1927)

Il n'est pas simple de commenter un film aussi mythique que Metropolis. Tout –et son contraire...- a été dit à son sujet. C'est le lot des œuvres iconiques. Difficile, par conséquent, de les aborder en faisant montre d'originalité. Je serai donc modeste dans mon approche et n'ambitionnerai pas de révolutionner son exégèse (mais je n'ai jamais cette prétention sur ce site...). Mes analyses croiseront sans doute ce que d'autres ont déjà formulé d'une manière plus intelligente. Une seule petite originalité, je consacrerai une partie de ce texte à la thématique du robot, car il s'inscrit dans un cycle...

Fritz Lang et Thea von Harbou achevèrent l'écriture du scénario de Metropolis seulement un mois et demi après la première des Nibelungen : la vengeance de Kriemhild (24 avril 1924). Pour autant, près d'une année s'écoula avant que ne fût donné le premier tour de manivelle. Entre temps, le cinéaste allemand et Eric Pommer, son producteur depuis sa première réalisation, Halbblut, entreprirent un voyage aux Etats-Unis avec des dirigeants de la UFA. Tandis que ces derniers prenaient des contacts afin d'assurer un débouché sur le territoire américain pour la future production, Lang fit l'acquisition de nouvelles caméras, rencontra quelques-uns de ses confrères, dont Lubitsch, qui s'était installé à Hollywood en 1922, et visita les grandes villes.

Citant le réalisateur, Lotte Eisner rapporte que ce fut sa première vision, la nuit, des gratte-ciel de Manhattan, alors que son bateau entrait dans le port, qui fut à l'origine de Metropolis : Die Gebäude erscheinen mir wie ein vertikaler Vorhang, schimmernd und sehr leicht, ein üppiger Bühnenhintergrund, an einem düsteren Himmel aufgehängt [...]. Nachts vermittelte die Stadt ausschließlich den Eindruck zu leben: sie lebte, wie Illusionen leben. Ich wußte, daß ich über all diese Eindrücke einen Film machen mußte (Les bâtiments me semblent comme un rideau vertical, chatoyant et très léger, une somptueuse toile de fond accrochée à un ciel sombre [...]. La nuit, la ville donne l'impression de vivre : elle vit comme vivent les illusions. Je savais que je devais faire un film sur toutes ces impressions).

Ich wußte, daß ich über all diese Eindrücke einen Film machen mußte : comme l'observe Bernard Eisenschitz dans Fritz Lang au travail, la chronologie contredit cette légende, le script du film étant déjà rédigé au moment de l'arrivée du cinéaste à New-York. L'historien du cinéma observe néanmoins que la découverte de la métropole américaine a cristallisé ce que [le film] allait être.

Lang dut en effet être profondément marqué par l'urbanisme du Nouveau monde, puisqu'il immortalisa son impression par l'une des rares photographies que l'on conserve de lui, une vue nocturne de Broadway (photo), qui fut publiée par l'architecte Erich Mendelsohn dans Amerika, Bilderbuch eines Architekten : In Mendelsohn's book Amerika, écrivent Wolfgang Jacobsen et Werner Sudendorf dans Metropolis : a cinematic laboratory for modern architecture (Axel Menges GmbH, 2000), there is a photograph which Mendelsohn ascribes to Fritz Lang : Broadway. It shows glistening streaks of light growing out of the horizontal base of car headlights shooting past, and rising along the vertical surfaces of neon signs. The neon signs look like pulsating fixed stars in jet-black night ; at their feet, cars flash by like the tails of comets. Light rends and structures the darkness. The euphoria of speed is created by double and overexposure. Here architectural structures are almost invisible. The determining subject is the bedazzlement of the senses as impressions come thick and fast, build up at top speed. Like a film, the photograph fuses two successive images to recreate the way modern city dwellers experience life in a euphoria of movement and lights.

Le tournage débuta finalement à la fin du mois de mai 1925. Côté technique, Fritz Lang s'entoura d'équipes qu'il connaissait bien. A la photographie, il retrouva ainsi Günther Rittau et Walter Ruttmann, qui avaient officié sur Les Nibelungen. Karl Freund n'était pas présent sur l'adaptation de la saga médiévale, mais il avait déjà collaboré avec Lang sur le second volet des Araignées. Surtout, c'était l'un des chefs opérateurs les plus inventifs de son temps –on lui doit par exemple la Entfesselte Kamera, un procédé utilisé pour la première fois sur Le dernier des hommes, consistant en une caméra embarquée sur un harnais ou un support mobile permettant les mouvements les plus variés. La liste des réalisateurs avec lesquels il travailla laisse rêveur : Dreyer (Michael), Lubitsch (Rausch), Wegener (Le Golem, La fin du duc de ferrante) ou Murnau (entre autres Satanas, Le bossu et la danseuse, Le crime du docteur Warren, La terre qui flambe, Les finances du grand-duc, Tartuffe...).

L'équipe artistique comprenait également des fidèles du réalisateur : Otto Hunte (Les araignées, Le docteur Mabuse, Les Nibelungen, Les espions, La femme dans la Lune), Erich Kettelhut (Le docteur Mabuse, Les Nibelungen), Karl Vollbrecht (Le docteur Mabuse, Les Nibelungen, Les espions, La femme dans la Lune, M la maudit, Le testament du docteur Mabuse) et Edgar G Ulmer (Les Nibelungen, Les espions, M le maudit). Complétait cette liste le grand maître des effets spéciaux de l'époque, Eugen Schüfftan, dont j'ai déjà parlé à propos de La double énigme (Robert Siodmak) et des Yeux sans visage (George Franju), inventeur avec Ernst Kunstmann du matte shot (ou effet Schüfftan), expérimenté sur Les Nibelungen. Grâce à cette technique, il était possible de mélanger dans une même prise de vue des maquettes et des décors de taille réelle.

Côté casting, exception faite de Brigitte Helm, dont c'était ici le premier rôle, Fritz Lang fit aussi appel à des habitués : Alfred Abel et Heinrich Gotho (Le docteur Mabuse), Rudolf Klein-Rogge (l'interprète du docteur Mabuse), Theodor Loos, Erwin Biswanger et Grete Berger (Les Nibelungen). A noter encore la présence de Curt Siodmak au générique, le frère de Robert, dans le rôle d'un ouvrier.

Le tournage de Metropolis se déroula dans les studios de Neubabeulsberg, dans la banlieue de Berlin, et dans l'ancien hangar Zeppelin de Staaken. S'il ne fut pas aussi cauchemardesque que celui de Ben-Hur, presque contemporain (1925), il n'en traîna pas moins, lui aussi, en longueur. D'après Lotte Eisner, il dura 310 jours et 60 nuits, s'achevant le 30 octobre 1926. Elle précise que la scène montrant les rues aériennes (soit moins d'une minute de film), filmée image par image, nécessita six jours de travail !

Et comme le film de Fred Niblo, son budget connut également d'importants dépassements. D'abord fixé à un million et demi de Reichsmarks, il passa rapidement à deux millions, mettant ainsi en difficulté la UFA. Pour éviter la faillite, elle se vit finalement dans l'obligation de recourir à l'aide de la Metro Goldwyn Mayer et de la Paramount Pictures. Au terme de cet accord, les deux studios américains accordèrent un prêt de quatre millions de dollars au konzern allemand, qui, en retour, consacra 75 % du temps de programmation de son réseau de salles aux productions de ses deux partenaires. Il s'ensuivit la création d'une nouvelle entité, la ParUFAMet.

L'évaluation du coût final de Metropolis varie selon les sources. Pour Alain Weber, il s'éleva à sept millions de Reichsmarks (Ces films que nous ne verrons jamais, L'Harmattan, 1995). Aujourd'hui, le chiffre de trois millions semble faire consensus. Bernard Eisenschitz estime que la UFA imputa au film de Lang les dépassements de nombreuses autres productions (comme Faust de Murnau).

Quelques 600 000 mètres de pellicule négative furent tournés. Le métrage de la version présentée le 10 janvier 1927 lors de la première à l'Ufa-Palast am Zoo, le plus grand cinéma d'Allemagne, était de 4 189 mètres, soit 153 minutes (pour une vitesse de projection de 24 images/seconde).

Le film fut alors assez sévèrement accueilli par la critique. Yves Laberge reproduit dans La double réception du film Metropolis de Fritz Lang (Cinémas : revue d'études cinématographiques, n° 3, 1998) plusieurs jugements émis à l'époque dans la presse. Ainsi pouvait-on lire dans la revue Filmschauce ce commentaire assez sévère : Fritz Lang est considéré comme le plus doué des metteurs en scène allemands. Cependant, on est tenté de dire le contraire après avoir vu Metropolis, ce film annoncé à grand fracas comme étant le plus grand chef-d'œuvre de tous les temps, un film que tout le monde attendait avec impatience. Bien sûr, la mise en scène est digne des autres films de Fritz Lang. Mais le choix du sujet passe avant la mise en scène, et de ce point de vue là, Metropolis est un échec. Evidemment, c'est le plus cher des films allemands, c'est le plus grand des films allemand, la presse ne trouve d'ailleurs pas assez de superlatifs pour le définir [...]. Mais cela n'empêche pas que Metropolis soit un navet, un très noble navet, mais un navet tout de même.

Dans Die Filmwoche, Paul Ickes -dont Lotte Eisner dit qu'il n'était pas précisément considéré comme un intellectuel !- écrivait : Je ne peux m'empêcher de clamer que c'est de la bêtise, du verbiage [...]. Le roman et le scénario manquent totalement d'imagination, alors que c'était justement l'élément le plus important pour un tel film. [...] C'est la chose la plus décevante et la plus discutable que j'aie vue depuis longtemps.

En France, un critique soulignait dans Les Annales la sottise absolue du scénario de Thea von Harbou. Même tonalité sous la plume d'Herbert George Wells, qui remarquait : Je viens de voir un film stupide. Je ne crois pas qu'il y ait moyen d'en faire un qui soit plus bête que celui-là. Il s'appelle Metropolis et est une production de la UFA, [...] qui vante à son public les sommes qu'elle a dépensées pour le réaliser. Et malheureusement le film est une synthèse de toutes [...] les platitudes que nous connaissions, agrémentées d'une sauce sentimentale unique en son genre. Le pis est que ce film idiot [...] gaspille de très belles possibilités.

Rares furent ceux qui émirent un avis positif. Et même les mieux disposés ne reçurent pas cette œuvre sans réserve. En Allemagne, le critique de théâtre Herbert Jhering nota : Il est difficile d'avoir des mots durs pour une œuvre qui représente plus d'un an du travail le plus acharné [...]. Un grand film moderne et la fantaisie romanesque rétrograde de Thea von Harbou n'ont rien à voir l'un avec l'autre.

Dans la Gaceta Literaria, le jeune Luis Buñuel décela le même hiatus entre idéologie et beauté plastique : Metropolis n'est pas un film unique. Ce sont deux films collés par le ventre, mais avec des nécessités spirituelles divergentes, d'un extrême antagonisme. Ceux qui considèrent le cinéma comme un discret conteur d'histoires éprouveront avec Metropolis une profonde déception. Ce qui nous y est raconté est trivial, ampoulé, pédant, d'un romantisme suranné. Mais si à l'anecdote nous préférons le fond plastico-photogénique, alors Metropolis comblera tous les vœux, nous émerveillera comme le plus merveilleux livre d'images qui se puisse composer. [...] Si à Fritz Lang échoit le rôle de complice, c'est son épouse, la scénariste Thea von Harbou, que nous dénonçons comme auteur de ces tentatives éclectiques de dangereux syncrétisme.

Jules Romains relevait de la même façon : La technique de Metropolis n'est pas impeccable, ni égale. Le style pêche trop souvent par redondance ou amplification [...]. Mais n'importe quel spectateur en sent la force, la nouveauté, l'autorité.

Lors de sa sortie à New-York, en mars 1927, le public américain découvrit un film singulièrement différent, amputé de près d'un quart de sa durée (116 minutes). Une autre mouture, de 118 minutes cette fois, passa la censure en août. Dans les années 1980, l'historien du cinéma Enno Patalas entreprit de reconstruire cette œuvre à partir de la fiche de censure, du script et de la partition de Gottfried Huppertz, qui permettait de retrouver le tempo de la vision initiale de Lang. Mais il fallut attendre 2008, et la découverte au Musée du cinéma de Buenos Aires d'une copie de Metropolis en 16 mm contenant la quasi-totalité des fragments disparus, pour enfin pouvoir reconstituer un montage proche de celui voulu par son auteur. Néanmoins, comme le prouve l'image ci-dessous, cette nouvelle version garde les stigmates des mutilations qui lui ont été infligée depuis 1927

Lorsque Fritz Lang et Thea von Harbou se lancèrent dans ce projet, l'Allemagne venait juste de retrouver une forme de stabilité. Les premières années de la République de Weimar, fondée en 1918 sur les ruines du IIème Reich, avaient en effet été marquées par une triple crise, politique, économique et morale. Dès 1919, elle avait ainsi été soumise à la pression des extrémismes de tous bords : soulèvement Spartakiste (janvier 1919), putsch de Kapp (mars 1920), agitation communiste en Saxe et à Hambourg (mars 1921), assassinat du ministre des Affaires étrangères Walter Rathenau par l'organisation d'extrême droite Consul (24 juin 1922)... En 1923, la poussée inflationniste provoqua une radicalisation politique et plaça le nouveau régime au bord du gouffre. Au cours de l'été, des grèves d'inspiration communiste ébranlèrent l'économie déjà exsangue du pays. En octobre, Bruno Ernst Buchrucker tenta de s'emparer des dépôts d'armes de Küstrin et de Spandau à la tête de la Reichswehr noire, l'armée clandestine qu'il avait créée. Le putsch de Munich fomenté par Hitler, le 8 novembre 1923, fut l'acmé de la crise.

Cette tentative avortée, le redressement économique, rendu possible par l'introduction du Rentenmark par le chancelier Gustav Stresemann, le règlement de la question des réparations de guerre au moyen du plan Dawes (signé le 24 juillet 1924), ouvrirent une période de calme relatif pour l'Allemagne. Stephan Zweig écrivit alors dans Die Welt von Gestern - Erinnerungen eines Europäers : En cette année 1923, disparurent les croix gammées, les troupes d'assaut et le nom de Hitler tomba presque dans l'oubli. Personne ne pensait plus à lui comme une puissance à redouter.

Au plus fort de la crise, releva Siegfried Kracauer dans De Caligari à Hitler (L'Âge d'Homme, 1973), l'âme allemande, hantée pas les images alternatives du régime tyrannique et du chaos gouverné par les instincts, menacée d'autre part par le destin, se lançait dans les ténèbres comme le bateau fantôme de Nosferatu. Les arts, notamment le cinéma, se firent l'écho des soubresauts de la société germanique. La fin des troubles modifia en profondeur le contenu de la création. Quand la révolution sociale cessa d'être une menace, les personnages inquiétants et les décors fantasmagoriques disparurent. [Les masses] préférant la neutralisation de leurs pulsions primaires à leur transformation, il s'ensuivit une paralysie intérieure, dont témoignèrent les cinéastes allemand.

Pour le critique allemand, les films de cette époque ne proposaient rien qui pût rompre la paix péniblement retrouvée : [Ils] paraissent n'être concernés que par la propagation du divertissement dans une atmosphère de neutralité. Ils semblent coupés de toute racine intérieure. Leurs fondements émotionnels sont gelés. Plus loin, il relevait : Il ne manquait pas de films [...] produits avec tout le savoir-faire dont les studios allemands étaient capables ; mais la plupart étaient consacrés à des sujets sans importance, ou vidaient d'importants sujets de leur signification. Leur perfection technique faisait paraître ces produits d'élite différents de la moyenne –une maîtrise consommée pour manier des riens comme si c'était quelque chose. Ils simulaient un contenu. Il notait cependant qu'au-dessous de la surface, [les impulsions primaires des masses] persistaient. Du moins dans certaines productions.

Metropolis s'inscrit dans cette catégorie. Cette ville structurée verticalement, avec deux univers ne se croisant pas, est métaphorique de la société allemande à la fin du Premier conflit mondial : d'un côté une classe dirigeante, aristocratique et industrielle, assise sur ses certitudes, de l'autre la masse ouvrière. Dans le film, la première vit oisivement dans la Cité des fils (Klub der Söhne), lumineuse et aérée. On s'y amuse dans une atmosphère insouciante de Fêtes galantes digne de Watteau (photo). La nature est artificielle : jets d'eau (photo), grotte (photo) évoquant celle du château de Neuschwanstein, inspirée du Hörselberg de la légende de Tannhäuser. Pas de cygne, comme dans la demeure féérique de Louis II de Bavière, mais un paon blanc (photo).

Au-dessous de la surface, pour reprendre l'expression de Kracauer, la seconde n'est qu'un organisme anonyme, une sorte de lombric humain sans visage, rampant tête baissé en une lente procession funèbre dans des galeries. Son existence est exclusivement organisée autour du travail. Le travail rend libre affirmait il y a peu Nicolas Sarkozy. En allemand : Arbeit macht frei, une formule chère à la droite nationaliste allemande des années 1920 et que le général SS Theodor Eicke fit apposer à l'entrée de Dachau, Auschwitz ou Sachsenhausen. Le système concentrationnaire soviétique ne fut pas moins cynique (Par le travail, la liberté ! pouvait-on lire à l'entrée de certains camps). Le travail peut aussi asservir, ôter toute dignité à l'être humain. Les ouvriers de Metropolis, soumis à un autre temps que les habitants de la ville haute (non plus des journées de vingt-quatre heures, mais de dix heures, réglées par des horloges spécifiques (photo), correspondant au rythme de travail des équipes), sont littéralement offerts en sacrifice à la machine M, devenue sous le regard halluciné de Freder une sorte d'idole démoniaque (photo).

Le propos semblait incongru à la sortie du film, où le fantasme d'une harmonie entre l'homme et la machine était prégnant. Avancées techniques et amélioration de la condition humaine paraissaient alors intimement liées, comme en témoigne l'article de Paul Ickes déjà cité. Celui-ci trouvait invraisemblable que dans le futur hautement développé décrit par Fritz Lang et Thea von Harbou, les travailleurs pussent accepter d'être réduit à l'état d'esclave. Cependant, ainsi que l'observa Lotte Eisner, Hitler a prouvé qu'il était possible d'enfermer une masse sans volonté et sans courage individuel, non pas dans un monde souterrain, mais sur de futurs monceaux de ruines. Quelques années plus tard, Chaplin montra lui aussi dans Les temps modernes que progrès et bonheur n'était nécessairement pas synonymes...

La technologie, les machines, sont au cœur du récit de Metropolis. Elles sont présentent dès les premières images, qui nous montrent des pièces mécaniques en mouvement, des pistons, des engrenages (photo) se substituant les uns aux autres par des fondus-enchaînés ou des surimpressions. On songe au Ballet mécanique de Fernand Léger (photo). Le propos est toutefois bien différent. Le peintre exalte la technologie. Pour lui, la machine est le symbole du savoir-faire de l'Homme moderne, un objet esthétique, au même titre qu'une œuvre d'art. Une synthèse est même possible entre elle et le corps humain. Le mécanicien (photo), l'une des toiles les plus célèbres de l'artiste, montre ainsi un ouvrier hybride dont les formes mécaniques traduisent une vision optimiste du progrès.

Dans Metropolis, s'il fait également corps avec sa machine (photo), le travailleur devient la proie de celle-ci. Son labeur est Passion, au sens religieux du terme (je reviendrai plus loin sur la dimension biblique de ce film). Lui-même apparaît en Christ contemporain, crucifié sur les aiguilles qu'il actionne jusqu'à l'épuisement, filmé en contre-plongée, pour rendre plus palpable le poids inhumain des tâches à accomplir. Il n'y a pas d'Eden technique pour Fritz Lang et Thea von Harbou.

Le métissage entre l'Homme et la machine trouve ici sa traduction ultime dans la création de la femme-machine. Rotwang, son inventeur, vit dans l'une des plus anciennes maisons de Metropolis, une demeure avec un toit en ogive dont la silhouette incongrue est perdue au milieu des gratte-ciel (photo), comme pour mieux dissimuler les activités de son occupant. Cet homme de science relève plus de apprenti-sorcier que du sage. Il est l'héritier des alchimistes du Moyen Âge, qui furent parmi les premiers à développer le concept d'androïde. C'est une sorte de Claude Frollo du XXIème siècle. Comme l'archidiacre de Notre-Dame de Paris, c'est un être passionné, tiraillé entre l'amour -pour la défunte Hel- et sa quête de savoir. Le parallèle est évident dans le final. Le buché élevé au pied de l'antique cathédrale de Metropolis (photo), la poursuite sur la galerie de l'édifice, à l'ombre inquiétante des gargouilles (photo), l'affrontement entre Freder et Rotwang (photo), la chute de ce dernier (photo) évoquent les gravures exécutées par Gustave Doré pour le roman de Victor Hugo.

Le double maléfique de Maria n'est pas de nature magique, contrairement au Golem, cet être humanoïde fait d'argile, animé par la formule אמת -vérité en hébreux- inscrite sur son front (à noter que le cinéaste allemand Paul Wegener transposa ce mythe au cinéma en 1915 et 1920). En dépit de son apparence humaine (dans sa forme finale), il n'a rien non plus de biologique. Il est donc différent de l'homunculus créé par Wagner, le famulus de Faust, ou le monstre-artefact de Frankenstein. Il est purement mécanique. Les auteurs de Metropolis ont néanmoins la même approche que Mary Shelley. Pour eux, le savoir et la recherche scientifique exposent l'Homme à la faute fondamentale, à l'hybris des anciens Grecs, et, par voie de conséquence, au châtiment de Némésis.

A ma connaissance, Metropolis est le premier film mettant en scène un robot. Mais des machines à apparence humaine ont été imaginées bien avant. Et pas seulement dans l'univers de la fiction. Leur existence est attestée dès l'antiquité. Héron d'Alexandrie, auteur du traité Αυτόματα, créa ainsi au Ier siècle après JC des automates mus par l'eau. Selon Eginhard, premier biographe de Charlemagne, le sultan Hâroun ar-Rachîd offrit à l'empereur franc une horloge hydraulique qui laissait apparaître à midi une troupe de douze cavaliers. L'incontournable Léonard de Vinci nous a laissé des croquis montrant un cavalier muni d'une armure qui avait la possibilité de se lever et de bouger ses membres.

A partir du siècle des Lumières, les automates connurent une véritable vogue, en particulier ceux de Jacques de Vaucanson. Mais c'est au XIXème siècle que le terme androïde fut pour la première fois utilisé. Il dérive de l'Andréide de L'Eve future, d'Auguste de Villiers de L'Isle-Adam : Ceci est le bras d'une Andréide de ma façon, mue par ce surprenant agent vital que nous appelons l'électricité, qui lui donne, comme vous voyez, tout le fondu, tout le moelleux, toute l'illusion de la vie ! [...] Une imitation-humaine, si vous voulez. L'écueil désormais à éviter, c'est que le fac-similé ne surpasse, physiquement, le modèle. Vous rappelez-vous, mon cher lord, ces mécaniciens d'autrefois qui ont essayé de forger des simulacres humains ? Le mot robot, quant à lui, apparut en 1920, dans la pièce de Karel Čapek, RUR - Rossumovi univerzální roboti (photo).

La forme anthropomorphe de la femme-machine de Metropolis l'apparente plus à C-3PO de Star wars (dont elle a inspiré le design), qu'à Robby, le héros de Planète interdite. Elle est le résultat à la fois d'une expérience -le laboratoire de Rotwang est équipé de matériel scientifique moderne (photo)- et de pratiques occultistes : le robot, avant sa transmutation, est assis sous un pentagramme inversé (photo), symbole de Satan et de Baphomet, l'idole mystérieuse que les Templiers furent accusés de vénérer.

Ce qui nous amène à nous interroger sur la manière ambigüe de représenter la nature féminine dans ce film. La femme-machine fait d'abord écho à la notion, péjorative, de femme-objet. D'autre part, conçu sous l'influence de forces négatives, le double de Maria se voit refuser la possibilité de posséder une âme (la cinquième branche du pentagramme incarnant l'esprit, son orientation vers le bas signifie un rejet de toute spiritualité).

Elle n'a par ailleurs pas d'existence propre. Comme Eve, tirée d'un côté –ou d'une côte- de l'Adam primitif, elle nait du sacrifice d'une partie du corps masculin, en l'occurrence la main droite de Rotwang (photo) : Glaubst Du, der Verlust einer Hand sei zu hoher Preis für die Wieder-Erschaffung der Hel ? lance-t-il à Joh Fredersen (Pensez-vous que la perte d'une main était un prix trop élevé pour la recréation de Hel ?). Elle est par conséquent consubstantielle à l'homme. Sans lui, elle n'est rien.

Metropolis nous offre enfin une vision bipolaire –donc forcément restrictive- du rôle de la femme, à la fois sainte, quand il s'agit de Maria, dont le visage éthéré rayonne d'une douceur mariale (photo), et putain, déchaînant par des danses lascives (photo) et des œillades lubriques le désir masculin (photo). Peut-on pour autant parle de misogynie ? L'accusation serait facile. Et puis, n'oublions pas que l'auteur principal du scénario est une femme...

La femme-machine est l'œuvre de Walter Schulze-Mittendorff, qui mena surtout une carrière de costumier. Il intervint en tant que sculpteur sur trois films (source IMDB). A Lotte Eisner, qui finança la reconstitution du robot au début des années 1970, il fournit quelques explications sur sa fabrication. La première question qui se posa à lui fut celle du matériau. Il songea d'abord à utiliser du cuivre, mais cette solution lui parut trop compliquée, car elle supposait la réalisation d'un modèle grandeur nature, [donc] la recherche et la découverte d'un ciseleur qualifié pour l'exécution. Le choix se porta finalement sur un composite : Le bois plastique était une masse de bois malléable, durcissant très rapidement à l'air. [...] Il était nécessaire de soumettre Brigitte Helm à une procédure peu agréable pour elle : faire un moulage en plâtre de tout son corps. Des morceaux de toile d'emballage, découpés comme une armure, furent recouverts sur deux millimètres environ, par la masse de bois, aplatie avec un vulgaire rouleau à pâtisserie. Puis disposés sur la Brigitte Helm de plâtre, à la manière dont un cordonnier dispose le cuir sur sa forme. Une fois le matériel durci, les parties furent polies et les contours coupés. Telle fut, en gros, la structure de la créature-machine qui permettait à l'actrice de se lever, de s'asseoir et de marcher. Étape suivante : la décoration et la réalisation des détails. [...]. De la laque de cellulose mélangée à du bronze argenté [...] produisit l'apparence métallique, convaincante même à l'œil nu. Le travail avait duré quatre semaines.

Pour les effets de lumière annulaire, lors de la scène de transformation de la femme-machine (photo), deux néons circulaires de taille différente furent utilisés. Fixés par des fils à une sorte d'ascenseur, ils pouvaient s'élever et descendre à loisir. Chaque mouvement fut exposé six fois. Pour obtenir une impression de voile, Günther Rittau étala une couche grasse sur une vitre disposée devant l'objectif de la caméra. Les décharges électriques furent filmées séparément, puis ajoutées.

J'ai évoqué la dimension biblique de Metropolis au sujet du martyr de l'ouvrier agonisant de fatigue, les bras en croix sur les aiguilles du cadran de sa machine. Cette scène n'est pas la seule allusion religieuse de cette œuvre. L'organisation de la ville reflète ainsi la division de l'au-delà des religions abrahamiques. La Cité des fils peut être perçue comme un jardin d'Eden, le domaine des élus, le pairi-daēza -littéralement enceinte royale- de l'Avesta zoroastrien. En son centre s'élève une sorte d'arbre monde (photo), évocateur de l'Yggdrasil de la mythologie nordique (photo), dont les racines menaient au pays des géants, à celui des hommes et aux enfers. Enfer que l'on peut identifier à la ville ouvrière. Une porte monumentale (photo) permet en théorie aux deux mondes de communiquer. En réalité, des grilles (photo) rendent le passage de l'un à l'autre presque impossible. Ce qui tend à faire de la Cité des fils une sorte de prison dorée.

L'écrivain Ann Druyan ne conçoit pas autrement le Paradis. Ainsi écrivait-elle en 2003 dans Skeptical Inquirer : It's puzzling that Eden is synonymous with paradise when, if you think about it at all, it's more like a maximum-security prison with twenty-four hour surveillance. It's a horrible place. [...] So here are Adam and Eve, who have awakened full grown, without the tenderness and memory of childhood. They have no mother, nor did they ever have one. The idea of a mammal without a mother is, by definition, tragic. It's the deepest kind of wound for our species ; antithetical to our flourishing, to who we are. Their father is a terrifying, disembodied voice who is furious with them from the moment they first awaken. De fait, Freder, comme Adam, a grandi sous l'autorité d'un père tout puissant et autoritaire, sans mère, dans un monde sans cesse sous surveillance. Joh Fredersen peut ainsi contrôler l'activité de ses ouvriers via un écran de télévision (photo).

Parmi les autres références bibliques, on peut citer la machine M, qui prend dans le cauchemar du jeune Fredersen l'aspect effrayant de Moloch (photo), l'idole des Ammonites, cet ancien peuple ennemi des Hébreux. Il y a également la tour de Babel, un autre exemple, dans ce film, du message de défiance à l'égard du savoir et de la science. Car la ville et la tour de Babel, écrit Christopher Lucken (Dictionnaire des lieux et des pays mythiques, Robert Laffont, 2011), apparaissent comme la création d'une humanité orgueilleuse qui croit pouvoir [...] s'élever grâce à sa maîtrise technique [...] afin de devenir pour ainsi dire l'égale de Dieu. En représailles à cette entreprise, dit la Bible, Dieu répandit la confusion dans le langage humain, en sorte que les travailleurs [...] se trouvèrent divisés [...] et ne purent jamais plus entreprendre quoi que ce soit en commun (De vulgari eloquentia, Dante Alighieri). En d'autres termes, la division des langues rendit l'Homme étranger à l'Homme (La Cité de Dieu, Saint Augustin). Ainsi, dans Metropolis, l'orgueilleux édifice de Joh Fredersen est-il le symbole d'un clivage de la société humaine et d'un pouvoir fondé sur une information accaparée, thésaurisée par une élite, au dépend du peuple (voir à ce sujet The two Babylons or the Papal worship proved to be the worship of Nimrod and his wife, Alexander Hislop).

On pourrait multiplier les exemples d'allusions à la religion et aux textes sacrés dans Metropolis : les catacombes où se réunissent les ouvriers pour écouter les discours –les prêches ?- de Maria (photo) ; la danse macabre des statues personnifiant les Sept péchés capitaux (photo) ; la chorégraphie de la femme-machine au Yoshiwara (photo), le lieu de décadence où les hommes de la haute société viennent s'amuser (photo), peut-être inspirée de celle de Salomé devant Hérode Antipas ; les prénoms de l'héroïne, Maria, et du bras droit de Joh Fredersen, Josaphat, du nom de la vallée située près du monts des Oliviers, où le Christ passa ses dernières heures avant son arrestation... Je ne les commenterai pas, car elles sont plus que transparentes.

Plus intéressante est la question du Médiateur, dont l'arrivée est annoncée par Maria. Il est celui qui doit permettre la rencontre entre le cerveau (la ville haute) et les mains (la ville basse) : Mittler zwischen hirn und Händen muss das Herz sein ! (Le médiateur entre le cerveau et les mains doit être le cœur !). Il y a deux manières de le concevoir : comme un Messie ou un guide, au sens völkisch du terme (Führer). Ce film fortement influencé par la pensée de Thea von Harbou, déjà proche à l'époque du NSDAP, anticipe en effet la montée du nazisme...

En substituant la collaboration de classes à la lutte des classes, Metropolis reprend l'un des principes fondamentaux d'organisation sociale du fascisme. Pierre Milza, dans Mussolini entre fascisme et populisme (Vingtième siècle : revue d'histoire, 1997), écrit : Il y a chez Mussolini [...] une volonté de fonder le régime sur une mobilisation-adhésion des masses et de promouvoir une stratégie d'intégration des couches populaires dans le cadre d'un Etat autoritaire investi d'une double mission, moderniser les structures économiques du pays et imposer aux différents acteurs sociaux une politique de collaboration des classes. Pour le régime mussolinien, l'homogénéisation du corps social devait permettre l'unité organique de la Nation.

Un concept que les nationaux-socialistes reprirent sous le terme Volksgemeinschaft (communauté du peuple), une société dont le but était de transcender les différences de classes. Tel est bien ici le rôle du médiateur-guide, Freder, même s'il n'en a pas conscience : garantir la collaboration des diverses catégories sociales afin de préserver l'ordre oligarchique. En capitulant devant son fils, c'est-à-dire en acceptant de serrer la main de son contremaître, Joh Fredersen a de toute évidence compris où était son intérêt : La concession que [l'industriel] fait équivaut à une politique d'apaisement, relève Kracauer, qui non seulement permet d'éviter que les ouvriers ne gagnent leur cause, mais lui donne aussi la possibilité de renforcer son emprise sur eux. [...] L'industriel accepte de reconnaître le cœur dans le seul but de le manipuler.

La troublante prescience de Metropolis, quant à l'évolution politique, sociétale, morale et culturelle de l'Allemagne des années 1930-40, ressort à la fois dans les tendances autoritaires du maître de la mégapole, sensibles dès le début du film, où on le voit dans une attitude très napoléonienne, une main droite glissée entre les deux pans de sa veste (photo), dans l'autodafé de la femme-machine (à relier avec les cérémonies de destructions par le feu de livres non conformes à l'esprit allemand à Berlin et dans une vingtaine de villes universitaires, le 10 mai 1933), son arrière-plan ésotérique -dont Himmler était un maniaque- et sa conception architecturale.

Sur ce dernier point, le stade où s'entraîne la jeunesse dorée de la Cité des fils annonce le style néoclassique en vogue sous le IIIème Reich (photo). La course elle-même semble tout droit sortie des Dieux du stade, de Leni Riefenstahl (photo). La tour de Babel (photo) n'aurait pas non plus détonnée dans la capitale fantasmée d'Hitler, Welthauptstadt Germania, dont le bâtiment principal devait être la Volkshalle, ou Große Halle (photo), un projet pharaonique, symbole de l'unité du peuple allemand, qui aurait été dominé par une coupole seize fois plus grande que le dôme de la basilique Saint-Pierre de Rome.

Babel, souvent identifiée à Babylone, renvoie peut-être aussi à la Babylone des races, abjecte expression utilisée par Hitler dans Mein Kampf pour désigner la Vienne de sa jeunesse : A cela s'ajoutait encore le profond amour qui me saisit pour [Munich], presque dès la première heure de mon séjour, sentiment que je n'éprouve au même degré pour aucun autre lieu. Voilà une ville allemande ! Quelle différence avec Vienne ! Cela me faisait mal rien que de penser à cette Babylone de races.

Le bureau de Joh Fredersen, par ses dimensions monumentales (photo), évoque quant à lui le futur cabinet de travail du dictateur (Arbeitszimmer) dans la Neue Reichskanzlei (photo). La grande baie de cette pièce (photo) présente par ailleurs une singulière ressemblance avec la fenêtre panoramique du grand hall du Berghof (photo), la résidence du Chancelier sur l'Obersalzberg...

J'ai parlé de prescience au début de ce paragraphe. Mais en vérité, n'est-ce pas plutôt l'esthétique du film de Lang qui inspira Hitler et les architectes nazis ? Je ne me risquerai pas à répondre. Quoi qu'il en soit, il est bien le reflet des démons allemands de l'époque.

Je viens de parler d'esthétique. Voilà une transition habile -il faut bien que je me fasse des compliments, car je doute que beaucoup de lecteurs auront assez de constance pour atteindre ces lignes !- pour aborder les qualités plastiques de Metropolis.

Cette œuvre est évidemment foncièrement expressionniste. La scène des catacombes est paradigmatique de ce mouvement artistique. L'éclairage y est évocateur des puissants contrastes du Ténébrisme et des clairs-obscurs de Georges de La Tour (photo). La lumière semble vivante. Elle est une sorte de prédateur, une araignée qui, après s'être attardée sur des crânes (photo) ou des squelettes (photo), comme pour mieux terroriser sa proie (photo), tisse son fil de soie aveuglant autour d'elle. Maria a beau fuir, elle reste au centre de son faisceau orbiculaire (photo). Son ombre virevolte sur les parois (photo), telle une chauve-souris impuissante (photo). La jeune femme s'en va battant les murs de son aile timide, se cognant la tête à des plafonds pourris (Spleen, Baudelaire), jusqu'aux combles de la maison de Rotwang, où, suspendue à une grille, elle tente de s'échapper par une lucarne (photo). En vain.

Les escaliers, omniprésents ici, sont un autre élément caractéristique du cinéma expressionniste, ainsi qu'en témoigne le titre de l'un des premiers films de ce courant : Escalier de service (coréalisé par Leopold Jessner et Paul Leni). Ils furent utilisés pour exprimer visuellement les états d'âme.

Dans Metropolis, il y a d'abord l'escalier de la machine M, duquel les ouvriers, transformés en esclave dans la vision délirante de Freder, sont précipités dans un brasier, image prémonitoire de l'Holocauste (photo). Il y a aussi celui de la Tour de Babel, que descend Josaphat après son renvoi (photo). L'homme est filmé en contre-plongée, pour mieux signifier son abattement, l'infériorité de sa situation. On retiendra encore la longue descente de Rotwang et Joh Fredersen vers les catacombes (photo), l'escalier métallique par lequel le double de Maria s'enfuit (photo), après la destruction de la machine centrale, les degrés de pierre de la cathédrale (photo) et l'ascension finale de Rotwang portant Maria (photo). Devant ce dernier plan, on songe évidemment à Cesare enlevant Jane dans Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (photo).

Metropolis contient également des thèmes typiquement expressionnistes, tel le dédoublement de personnalité, signe du trouble de l'âme germanique au lendemain de la Première guerre mondiale. On retrouve ce leitmotiv dans L'étudiant de Prague d'Henrik Galeen (1926), dont le héros, Baldwin, doit faire face à son double après avoir vendu son reflet au sorcier Scapinelli., dans Docteur Mabuse (1922), dans Faust (1926)... Il fait écho à l'interjection de Zarathoustra : Mon ombre m'appelle ! Qu'importe mon ombre ! Qu'elle me coure après ! Moi - je me sauve d'elle. [...] Ainsi parlait Zarathoustra, riant des yeux et des entrailles. Il s'arrêta et se retourna brusquement - et voici, il faillit ainsi jeter à terre son ombre qui le poursuivait : tant elle le serrait de près et tant elle était faible. Car lorsqu'il l'examina des yeux, il s'effraya comme devant l'apparition soudaine d'un fantôme : tant celle qui était à ses trousses était maigre, noirâtre et usée, tant elle avait l'air d'avoir fait son temps.

Les références esthétiques vont cependant bien au-delà du seul Expressionisme. Metropolis est aussi surréaliste, notamment lors des cauchemars fiévreux de Freder ou des scènes au Yoshiwara, où la fausse Maria hypnotise littéralement l'assistance masculine (photo). Lotte Eisner va plus loin. Elle considère ce film comme un nouveau point de contact entre Expressionnisme et Surréalisme.

Pour ma part, j'ai décelé d'autres influences. La scène nous montrant les concepteurs de la tour de Babel (photo) m'évoque certaines toiles de Lawrence Alma-Tadema. L'édifice lui-même renvoie à Pieter Bruegel l'Ancien.

Dans un entretien accordé à Jean Domarchi et Jacques Rivette en septembre 1959, dans les Cahiers du cinéma, Fritz Lang confia : On ne peut plus dire maintenant que le cœur est le médiateur entre la main et le cerveau. [...] C'est pourquoi je n'aime pas Metropolis. C'est faux, la conclusion est fausse.

L'idéologie développée par Thea von Harbou, comme on l'a vu, est certes discutable (pour ne pas dire plus). Il n'empêche, ce film a donné suffisamment d'images mythiques pour occuper une place de premier ordre dans le patrimoine du Septième art, et même de l'humanité. Il est d'ailleurs inscrit sur le registre international Mémoire du monde de l'UNESCO. Et s'i l'on devait évaluer son importance, il suffirait de dresser la liste des cinéastes qu'il a inspirés : Kubrick (Docteur Folamour, dont la main est gantée de cuir, comme Rotwang), Ridley Scott (Blad runner), George Lucas (Star wars), Tim Burton (Batman, pour le combat entre le héros et le Joker au sommet de la cathédrale)... Mais je ne vais pas multiplier les exemples et rallonger un texte déjà bien trop long et brouillon...

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ChristopheL1
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le 19 mai 2012

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ChristopheL1

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