Le Julien Courbet de la classe ouvrière


INTRODUCTION



Vous avez été quelques personnes, qui ne se connaissent pas, sans qu'elles ne se passent le mot, à me demander en réel, sur Facebook ou sur Sens Critique, ce que je pensais de "Merci Patron". Elles avaient dû se dire que ce bon vieux OVBC avait dû adorer Merci Patron. Donc il fallait qu'un moment ou un autre je m'y colle comme une mouche sur un ruban adhésif.
Il se passe deux choses bien précises dans mon bocal.


Premièrement, pour moi, "quelques personnes", c'est une foule, et cette foule immense confirme le message que je veux faire passer sur Sens Critique depuis mes débuts, à savoir un profil politisé avec un point de vue de classe.


Deuxièmement, un film politique qui a du succès, surtout si ce film comporte une vision antagoniste (simpliste, diront les petits-bourgeois du seul fait d'être, justement des... petits-bourgeois) une vision antagoniste, disais-je, de la société, une telle oeuvre n'est pas très fréquente. Une chose qu'on ne peut retirer à ce film, c'est que le caractère est assez inédit dans son écho alors que c'est un docu sur la tragédie ouvrière et la morgue des riches. Pas bandant tout ça. Normalement ce genre de film est censé ne pas être distribué. Il est censé rester dans un cadre assez confidentiel. Seuls les films sur les médias ou les politiciens ont un écho, et encore, c'est extrêmement rare et centré sur un petit cercle de gens instruits et de gauche.


Mais il est bien loin le temps des films anti-bourgeois des années 70. On parlait au moins de grèves à l'époque. On parlait sans honte de conscience de classe. "Merci Patron" est un film bien malheureusement acclamé, même par une partie de l'extrême gauche militante, et je ne cesserai de me pencher ici sur ce que je trouve malheureux.



ANALYSE



Je ne parlerai pas de Nuit Debout. Seulement des idées de Ruffin, François Ruffin, premier du nom. Comme vous le savez sans doute, Ruffin est un gentil patron d'un p'tit journal satyrique provincial, un p'tit journal à 20 000 exemplaires les grands jours et par beau temps. Faire un journal satyrique de gauche en province, c'est suicidaire. Et pour cela Ruffin, avec sa modestie, ses manières de ne pas en avoir et qu'on regarde quand même, Ruffin est un homme très très fort, et dans la communication, et dans la place qu'il s'est constituée. Le fait d'avoir dit, lors de la promotion de son film, en début de réaction à la Loi Travail El-Khomri, dans un contexte aussi où une grande majorité de votants ne croient plus dans les élections (et par extension, ils ne croient dans les partis, ni dans les politiciens), dans un contexte de République désavouée, le fait d'avoir dit qu'il faudrait que les citoyens occupent les places et s'emparent / se réapproprient le champ politique, de sorte que les citoyens se remettent à discuter entre citoyens des visions politiques un peu plus profondes, cela devenait un sujet universellement français et inconsciemment français. Cette phrase est extrêmement longue, mais en même temps, c'est cela qui arrive en France, c'est une dégénérescence où les citoyens ne cessent d'espérer et de se manger des coups de balai en pleine tronche ; ils ne cessent de se contorsionner et, sur l'instant, par un effet d'agrégation, avec la garantie en plus de ne pas pouvoir être récupérer par aucun des organes politiques existants, "Merci Patron" et son auteur se sont retrouvés symboliquement propulsés. Médiatiquement, aussi, Ruffin fait bien l'affaire puisqu'il n'est nullement un révolutionnaire et encore moins un syndicaliste. Ruffin, s'il s'est aussi bien intégré dans le paysage provincial, dans le terroir comme on dit, c'est simplement parce que, petit un, il fait de la politique à courte vue, et petit deux, de la politique de clocher. Un Ici et maintenant autrement dit.


Cela est pour la superficie de l'action.
Si l'on entre plus en profondeur, il me faut définir ce qu'est, à mon sens, l'action politique. L'action politique, c'est un cadre plus le mot d'ordre, chose agrégée que j'appelle la vision politique ou sa trajectoire. La dénonciation ou l'indignation ont souvent avoir avec la manière dont on cadre son action prochaine mais cela n'a rien à voir avec l'action en elle-même, avec la mise en oeuvre, autrement dit, d'une stratégie - sinon une stratégie rhétorique qui consisterait à dire hypocritement "je dis mais je ne ferai pas" (ça, c'est avoir le beau rôle, un beau rôle machiavélique). La stratégie d'action politique, sans aucun machiavélisme, l'action pure (et c'est vers cette action idéologique que nous revenons dans la classe politique près de dix ans après les Subprimes, dix ans de politiques d'austérité), cette action pure-là constitue le premier degré de la politique. Parce que, pour moi, la politique, c'est une manière de concevoir et de faire. Concevoir et faire, de manière à ce que ces verbes soient indissociés.
Qu'en est-il de Ruffin, par-delà de la politique volontairement bistrotière ? Quelle est l'histoire de sa conviction ? Ruffin, il est là, avec ses p'tits moyens et ses p'tits bras, et il est là aussi avec son p'tit bout de nez - d'ailleurs il ne verra pas plus loin. Il ne promet pas de remplacer le politique, il veut juste avec toute sa modestie, aider, soutenir et arranger les affaires familiales d'une des familles de Poix-du-Nord, une famille Klur dont on perçoit en eux les terribles traces de l'exploitation froide et cynique commises par un certain capitaliste, que l'on nommera Bernard Arnault, histoire de donner un nom à ce scolopendre thalidomide (ne regarde pas sur Google Images, tu vas attraper des cauchemars et mouiller ton alèse). Au fond, le néophyte dira que Ruffin a le cœur sur la main et qu'il est là pour trouver des solutions avec les moyens du bord, c'est-à-dire avec les moyens du cadre capitaliste, avec ses lois et sa justice... D'où les sarcasmes et les cocasseries dignes d'un Tartuffe en pleine caméra cachée. Le néophyte dira aussi qu'il se sera bien délecté de cette farce moliéresque, et pour pas cher. En effet, la ruse et l'usurpation d'une identité sont plutôt amusantes dans la démonstration - ce qui montrera bien l'extrême fragilité des puissants face à la force du carnaval populaire. Donc concluons sur le cadre emprunté : il est clairement capitaliste, sans aucune remise en question, on accepte tout, excepté peut-être d'être dédommagé - histoire de faire passer l'indignation pour une demande de dédommagement, ainsi que le bourgeois pour un radin auquel Ruffin aura arraché quelques crédits. Le cadre, il est aussi national, puisqu'il s'agit uniquement du cadre de la législation française.
Passons au mot d'ordre. Quelle stratégie employée ? La stratégie employée est celle d'une famille, une action marginale, comme pour dire rhétoriquement "voici l'exemple à reproduire", les souffrances de l'exploitation d'un capitaliste étant égales par ailleurs. C'est important à signifier car, au-delà du barbecue final, cette action devient exemplaire, et par son exemple, suscite l'espérance. Pour le politique, l'espérance, c'est déjà la fin du voyage politique, c'est la fin de son action. Toute espérance est intolérable à mon sens. C'est joli hein, sentimentaliste que tu es, mais c'est intolérable. Dire par exemple qu'on va ouvrir 20 000 places en hébergement d'urgence ou mettre en place 60 000 postes dans la fonction publique, c'est "soooo cute" mais c'est intolérable parce que... c'est mentir, tout simplement. C'est caca. C'est popo. C'est popo-caca.
Si la famille Klur représente le moyen d'action, il faut aussi y inclure les moyens dont dispose la partie adverse. Si les pauvres ont assez peu de chance d'obtenir de leurs bourreaux des remises de peine, ils ont la farce et la légitimité avec eux. Ils ont la sympathie et le nombre avec eux. La partie adverse, elle, a tous les autres moyens, et des moyens que je qualifierai de non-sentimentaux. Elle a l'argent, la crémerie et peut-être même le fion de la crémière. Elle a les Klur du début à la fin, et nous savons d'avance qu'elle ne perdra rien à l'issue de ce combat tragicomique en douze rounds.



CRITIQUE



J'espère que cette remise à plat a été aussi claire que salutaire, parce qu'elle est importante pour saisir le point de vue avec lequel j'aborde "Merci Patron". Et ce point de vue, je le formule d'une manière très simple : la forme - on parlera de ton - et le fond du discours que le film de Ruffin prend est conforme aux idées qu'il défend. Cela a l'air complètement évident mais ce n'est pas rien de le dire. Et il me reste maintenant à faire le tour des idées que Ruffin développe. On trouvera toujours à dire que les idées de Ruffin ne transparaissent pas dans son film, de même qu'elles ne transparaissent pas tellement dans le journal. Mais, comme dans n'importe quel journal, la vision idéologique n'est pas frontale. Quand vous lisez le Figaro, le journal ne vient pas annoncer d'emblée qu'il soutient la liberté d'entreprendre contre vents et marées. Et pourtant, cette volonté transparaît. Hé bien là, c'est la même chose ; Ruffin ne crie pas sur tous les toits qu'il soutient l'idée d'un socialisme fraternel, souverain et coopératif, et pourtant on a bien l'idée d'une affirmation politique. Alors même si, pour beaucoup, "Merci Patron" semble se détacher de Ruffin, pour moi, et je vais essayer de le démontrer, "Merci Patron", Fakir et Ruffin, c'est la même chose : tous ont une manière de concevoir l'acte politique.


Ce qui explique que Ruffin ne s'engage pas dans des actes qui ne correspondent pas aux idées qu'il ne défend pas. Cette double négation met en relief le fait que Ruffin, en tant journaliste et rédacteur en chef (le plus gros contributeur au milieu de bénévoles), est profondément de gauche. Je me fiche de savoir où il est à gauche mais force est de constater que, même s'il condamne toute forme de hiérarchie et de rapprochement avec un syndicat ou un parti existant, "Merci Patron !", Fakir et Ruffin sont de gauche. Ce qui paraît évident révèle de nombreuses impasses à mes yeux, des impasses que j'ai pu étudier, que j'ai pu expérimenter, lire, observer, bref, les impasses de la gauche, on les connaît depuis plus d'un siècle et demi et c'est pourquoi l'évidence devient tout à coup une critique sanguine, une envie pour moi de ne pas considérer "Merci patron !" comme viable pour redonner confiance, redonner un sens à la fraternité ouvrière.


Pour moi, les idées de gauche de Ruffin transparaissent en filigrane dans le film car, au fond - vous allez finir par trouver cela raffiné comme méthode mais - le but de Ruffin n'est pas de concurrencer le méchant Bernard Arnault sur son propre terrain mais de lui faire ravaler sa langue (à défaut du porte-monnaie). Le but n'est pas de trouver un rapport de force, il y a bien longtemps que Ruffin a choisi une autre voie, celle des Yes Men, celle de Michael Moore, mais de rivaliser dans le cirque médiatique. Seulement, si Bernard Arnault utilise sa réputation et son image pour avancer, pour en faire une arme de rivalité et de dissuasion, ce n'est pas sa réputation ou son porte-monnaie qui font d'Arnault le bourgeois possédant qu'il est ; c'est l'exploitation via la propriété privée qui fait de lui ce qu'il est ! Et Ruffin ne touche jamais à ce fait-là, un fait qui est pourtant la source de toutes les inégalités entre tous les Klur et les Arnault du monde entier.
Enfin, et je termine par le meilleur, Ruffin plaisante en cherchant la réconciliation nationale. Il essaie de montrer à quel point les travailleurs et les travailleuses sont prêts à se plier aux exigences patronales pour démontrer tout leur cynisme. C'est un travail utile, je ne le nierai pas, mais Ruffin sait très bien qu'en choisissant une crapule de patron français, il affine son point de vue protectionniste, en ouvrant la question de l'évasion fiscale dans les débats. C'est une manière de parler des dégâts du "mondialisme" que cette fermeture délibérée d'usine. En plus, c'est une usine bien choisie car c'est une usine perdue en rase campagne. C'est le genre de disparition cruelle qui tue moralement et économiquement toute une ville. Si Ruffin avait choisi un patron étranger, il aurait dû affronter tout un courant xénophobe. Mais non. Il a choisi d'en faire un débat national. Alors il paraît sarcastique en axant son film sur la recherche d'une réconciliation de RSAiste et du multimilliardaire, mais dans le fond, cette idée du protectionnisme et de la réconciliation, Ruffin la défend depuis le début de son journal, et sans rire. Connaissant l'animal, modeste et taquin à la fois, je n'ai même pas envie de plaider pour lui une ambiguité cultivée. Non. Cela fait longtemps que Ruffin est et demeure souverainiste, et en prenant Arnault comme exemple classiste, il engage surtout un débat non sur les intérêts de la bourgeoisie à l'exploitation - que dis-je ! la végétation - des Klur, mais il engage, lui gentil patron, un débat manichéen sur ce qui est le bon du mauvais patron.


Chercher la souveraineté du peuple n'est pas une injure en politique, c'est un choix plein et entier. C'est une manière de concevoir l'acte politique et c'est une manière que je combats chaque jour quels que soient les organisations politiques ou syndicales. Chercher cette souveraineté, même pour "golri", c'est désigner les politiques économiques étrangères pour des ennemis de la souverainté française et c'est dénoncer toutes les directives économiques qui ne sont pas issues de la nation. Et puisque Ruffin n'a cessé de répéter, avec toute sa suprême modestie, que l'Union Européenne a pavé le terrain pour faire la prospérité des Bernard Arnault et pour faire taire tout espoir de vivre de manière harmonieuse dans un pays. C'est cette vision, de cadrer sa pensée politique sur le pays et le peuple qui me paraît très problématique.

DIGRESSION TRES FALCULTATIVE SUR L'IMPASSE DU PROTECTIONNISME



L'Union Européenne est un moyen, c'est l'arme de la bourgeoisie, oui. Retirez lui l'arme et il lui restera les lois et les balles. Il lui restera toujours la violence légitime. L'Union Européenne est un moyen et non une fin pour la bourgeoisie. Pour s'en convaincre de manière simple, il suffit juste de constater qu'un licenciement a la même saveur si le patron est français ou étranger et, que ce soit en francs ou en euro, quand on est mal payé, ben... on est mal payé.
Je ne peux pas décemment m'entendre sur une impasse politique qui promouvrait un mot d'ordre de combat ouvrier contre l'Europe. Le capitalisme national est le même que le capitaliste mondialiste ou le capitalisme européen. Si vous croyez un seul instant que la France n'a connu aucune dévaluation du franc ou qu'elle n'a pas connu de révoltes ouvrières de masse bien avant la construction de l'UE et même de la CEE, vous devrez revoir l'histoire de notre économie.
Enfin, si le but d'un protectionnisme à la Française est de donner une protection temporaire, je dis : Mais à quel prix ? Et qui paie ?! Que ça soit clair, si un protectionnisme se met en place, ce sera aux travailleurs et travailleuses de payer pour ça. Ma réponse ? Pas un centime de mon exploitation pour cautionner LEURS saloperies. Pas un centime, pas une énergie pour la grande désillusion.
Le protectionnisme est par dessus tout la fin de la conscience qu'il y a des travailleurs et des travailleuses qui connaissent le même sort que nous autres français au-delà des frontières.
Vous connaissez la dernière ? (critique écrite en janvier 2017, au moment de l'investiture Trump) Trump a visité Carrier-General Motors pour dire à la direction de ne pas délocaliser au Mexique. Alors il a sorti le chéquier des contribuables (comme Obama) pour "sauver" les emplois... Mais à quel prix ? En plus, pompon du pompon, Trump a rendu servir à Ford car la firme était dans une impasse pour construire son usine au Mexique ! Alors recevoir cet argent, c'est un double cadeau.
En France, on connaît déjà des applications de la loi Travail mais aussi celles des Accords Nationaux Interprofessionnels (début du quinquennat d'Hollande, en 2012). Faut pas croire que la fin de l'UE serait la fin de la compétition : bien au contraire, elle sera alimentée avec des mesures du même acabit que l'ANI.
Et si on me demande ce que je pense du TAFTA, j'ai à dire qu'il n'a pas fallu attendre le TAFTA pour parler de viande de cheval dans les lasagnes ou du Mediator.

FIN DE LA DIGRESSION



Dans un deuxième temps, Ruffin décide que, malgré son bon vouloir et toutes ses courbettes, il y a rupture avec Bernard Arnault et que, par conséquent, il va passer à l'étape de la farce et de l'imposture, très moliéresque disais-je en amont. Mais, qu'on se comprenne bien, dans la tête de Ruffin, il n'est nullement question d'en tirer des généralités ! Au contraire... Depuis le début de l'histoire, il en fait une affaire de personne : Bernard Arnault n'est pas une représentation du capitaliste cynique et spéculateur mais il est un mauvais bonhomme à qui il convient de jouer un sale tour, une fable idéaliste avec une allusion finale sur la justice. Je n'ai même pas besoin d'insister sur la niaiserie que représente ce final autour d'un barbecue car Ruffin n'aura, au final, eu de cesse de faire de ce film une affaire humaine et personnelle. S'il y a bien une ambiguité à reprocher, c'est celle-ci : exploiter le filon des émotions pour au final faire passer le convoi d'une justice sociale acquise à ceux qui sauront relever la tête. Au fond, ce que fait Ruffin, c'est... un bête calcul politicien. Mais sincère ou pas, je m'en fous. Le fait est qu'au final, il suscite et la sympathie et l'espoir, et que sur ce capital de réputation, il a pu instiller, avec l'aide de Frédéric Lordon, toutes les débilités sur "l'internationalisme des peuples" ou "une autre Constitution" comme si les français formaient un peuple d'emblée harmonieux et qu'une constitution pouvaient arranger d'être mieux licencié à son travail.


Vive l'ouvrier, oui mais français. Avec ce film qui plaît bien au PCF et à la CGT, Ruffin se fait une santé sur ce terrain du combat de classe pour un retour à la souveraineté... Comme si le plus important pour les gens était davantage de se dresser les uns contre les autres pour avoir du travail que... Simplement, avoir du travail en l'arrachant aux exploiteurs et à leurs sales comptes. Il plaît tellement ce film que Ruffin a débattu avec une frange réactionnaire et souverainiste du PCF, le PRCF. Il intéresse même les souverainistes de l'autre bord, à l'extrême droite, reléguant ainsi les vrais xénophobes dans leurs pires retranchements (ce qui n'exclue nullement que le PCF ou le Parti de Gauche soit capables, elles aussi, de chasser les immigrés ou de licencier pour "faire des économies" - la différence tient dans la posture et elle est de l'épaisseur d'une feuille à rouler).


En parallèle de toutes ces questions de fond, j'aime à interroger la méthode Ruffin car le bougre avait déjà commis une même opération avec l'affaire Lobouta - affaire de 2002 où un jeune homme de 19 ans meurt sur un chantier. Ruffin en fait son affaire contre une autre personnalité, politique cette fois : Gilles de Robien. Le maire fut coupable d'homicide involontaire puis relaxé en 2015. Encore une fois, face au Klur, Ruffin intervient. Mais à quel moment intervient-il ? Il intervient APRES. C'est impératif de signaler qu'il vient APRES. Il n'a aucun discours qui viendrait en amont (Benoît, sors de cette critique !) et qui viendrait compléter alors son action, l'un n'empêchant pas l'autre. Mais non. Ruffin a une volonté d'agir en aval, sur ce qui est une conséquence et de réagir avec une indignation méthodique contre l'injustice. Cette manière d'intervenir quand c'est déjà mille fois trop tard, c'est une manière de racoler et de ne rien proposer comme solution de fond. Tant est si bien que François Ruffin est, pour moi, une espèce de Julien Courbet de la classe ouvrière. Dès qu'une entreprise connaît des difficultés, il soutient les travailleurs et les travailleuses dans leurs luttes en ne dénonçant qu'une sorte de méchant capitalisme, mais sans jamais interroger la nature profonde du capitalisme. C'est une espèce de police qui intervient quand les patrons font chier. Le jeu du chat et de la souris. Il n'est jamais question dans son film de questionner les valeurs et mode de fonctionnement du capital, il s'agit de faire l'aumône, et de surtout pas nous rappeler qu'on peut s'organiser pour prendre le pouvoir.


C'est bien. Les Restos du Coeur aussi. Mais au bout d'un moment, cela devient un système, au-delà même de la récurrence des procédés.


Pour la plupart, vous avez surtout défendu l'idée que le film était important. Il permettait de sensibiliser, qu'il invitait à se saisir de ses questions sociétales et économiques, d'autant plus qu'il a animé au travers des mouvements sociaux de 2016, un courant d'espoirs et de volontés citoyennistes (soyons horizontaux dans nos pratiques mais surtout parlons du travail comme d'un sujet parmi tant d'autres et parlons dans le cadre de la nation). La question de ce qui apparaît comme mieux que rien mériterait à elle seule un long développement. Mais peut-on considérer que l'effort de Ruffin est louable ? Oui, il l'est très certainement. Mais la vue est courte et pas du tout unificatrice. Ce que je veux dire précisément, c'est que tout effort n'a jamais empêché un discours parallèle de remise en cause de sa propre action et de ses limites. Et chez Ruffin, cet empêchement est une récurrence, si bien que je pense que c'est sa volonté toute entière qu'il nous soumet. Alors non, je le dis clairement, non, ça ne suffit pas et ce n'est pas mieux que rien. C'est juste qu'il y a quelque chose à la place du vide sans empêcher que le vide soit effectivement présent : cela s'appelle la vacuité.


Très souvent, le marketing du film a avancé la thématique de la lutte des classes. Si c'était vraiment ça la lutte des classes (je rappelle que le sous-titre de l'affiche du film est : "l'arnaque en version lutte des classes"), on aurait abordé la question de la prise du pouvoir en guise de réponse politique face à la détresse des Klur, on aurait abordé comment les Arnault et les Robien construisent leur domination, et non faire une farce, certes plaisante, une farce où les Klur reste subordonnés à leur condition d'exploités, le tout sous une chape de plomb où le rapport de force est absent**. Ce film emprunte des biais où le rapport de force reste inchangé.**


Tout dedans est de l'ordre du bon sentiment, avec beaucoup de ton, de maquillage, de sincérité ambiguë, de ton sarcastique, et au milieu de tout ça ? Zéro lutte. Il serait salaud de déclamer que Ruffin se proclame défenseur des pauvres, des ouvriers déclassés. Mais de cette mise en scène, le choix des problématiques, la mise en place de stratégies pour faire incliner le semblant de justice qu'il reste pour les pauvres, François Ruffin fait de la lutte contre les riches son porte étendard, comme s'il suffisait que Arnault lâche quelques keus pour démontrer qu'il le peut. Et s'il le peut, c'est que tout est permis pour tous les Klur de France. C'est du citoyennisme. Et le drame se résout par du paternalisme, un classique. Les Klur pourront librement voter FN au prochaines élections (le paradoxe de ce film peut aller jusque là). Or, j'insiste sur un point en particulier, la classe ouvrière, quelle que soit sa nationalité, a besoin de combativité, de mots d'ordre inaltérables, d'organisation et prendre conscience de sa force.


Ruffin a trouvé là son fond de commerce, opportuniste du malheur ouvrier, il n'en est plus que détestable, enseveli sous des tombereaux de gentillesse et de bon sens, tandis que je m'efforce, de mon côté, à percevoir les travailleurs et les travailleuses comme autre chose que des résignés. Je les vois comme légitimes, comme une classe d'intérêts propres, avec leur propre programme. Je perçois les travailleurs comme des gens capables de faire autre chose que des belotes en ligne.



CONCLUSION



Pour finir, le film met en avant les capacités de nuisance de Fakir mais il est une démonstration des solutions individualistes et une sinistre blague entre classes moyennes qui se moquent d'une famille de prolétaires, en acclamant Ruffin qui s'auto-met en scène comme un grand sauveur de gens pauvres d'argent.
On trouvera toujours des gens pour dire que c'est mieux que rien ou qu'il ne faut pas voir ce film de manière aussi politisée. Bref, pour ces personnes-là, je "chipote". C'est toute la différence entre ceux qui font glisser leur regard sur ce film et ceux qui, comme moi, ont voulu parler un peu plus de la logique "Ruffin" en prenant pour prétexte ce film. Je ne pense pas avoir écrit quelque chose d'aussi inadapté tout du long.
Ruffin en mode "Julien Courbet", ça fait pas un grand changement dans l'exploitation de ces personnes-là. Limite, Ruffin a autant d'impact que le CICE sur l'emploi. Donc félicitations à Merci Patron et à tous ceux et celles qui sont dupes de ce genre de blague de gauche. Autant s'amuser à coller des gommettes sur une jambe de bois. C'est plus festif.
Nous sommes plus de 6 millions de jambe de bois en France. En regardant "Merci Patron !", on peut légitimement se dire qu'on ne fera pas basculer l'exploitation avec des gars comme Ruffin. On peut tout juste se dire qu'on en est aux soins palliatifs et que Ruffin arrive, bon seigneur, avec des perfusions de merguez et de chipolatas.



EPILOGUE



Pendant ce temps, au 13ème rang mondial, Bernard Arnault, patron de LVMH, possède 38,9 milliards de dollars. **Sa fortune s'est accrue de 7,1 milliards en 2016. Il est et demeure le deuxième français le plus riche avec 30 milliards d'euros.


Le 28 avril 2017, face au duel du second tour Le Pen-Macron, Ruffin appelle à voter... Macron. Le souverainisme ambigu que je dénonce dans cette critique n'est pas égratigné pour autant, car qu'il se prononce pour un souverainisme économique ou à défaut pour le candidat de la finance et du libéralisme qui met sur la paille tous les Klur de la Terre, il n'a jamais l'intention de concevoir les travailleurs comme un peuple dont les intérêts sont contraires à ceux du grand patronat. Malgré ses airs de lutte des classes, Ruffin contribue à ranger les travailleurs derrière une bourgeoisie ou une autre, et que les vilains grands bourgeois ne sont en fait qu'une affaire de cynisme interpersonnel.


19 SEPTEMBRE 2018 : MÊME COMBAT


Si j'ai fait une analyse aussi longue, c'est parce que ce film avait un grand intérêt, de même que la famille Klur a un intérêt encore aujourd'hui. Donc je l'apprécie ce film. Je suis content de son succès et de sa singularité. Si cela a pu permettre d'innombrables discussions sur la lutte des classes, c'est plutôt une brèche qu'il faut approfondir, quitte à passer pour quelqu'un qui veut chercher des solutions pérennes par delà ce qu'on veut lui montrer et dans le contexte de conscience de classe dans laquelle la classe ouvrière est plongée - autrement dit, à un niveau proche de zéro mais qui, paradoxalement, garde toute sa vigueur selon l'actualité. Les gens demeurent très réactifs sur le sujet sans pour autant se lier, et encore moins se lier avec la branlette intellectuelle que représente la politique, l'engagement et les partis.


Si j'ai autant approfondi, c'est uniquement parce que je souhaitais être le plus clair possible, et décortiquer le plus possible le processus des idées, d'où elles viennent et où elles vont. Cela prend du temps et en cela, ce ne peut pas être considéré comme subjectif. Comme partisan, oui. Mais subjectif, non, c'est autre chose le subjectif.


Et parce que j'ai beaucoup apprécié le film, je l'ai beaucoup décortiqué à la lueur des idées communistes révolutionnaires.


Enfin, ce n'est pas parce que je fais long que j'ai contorsionné le sens du film pour arroiver à mes fins. Je ne suis pas un sophiste. En revanche, lorsqu'on parle d'idées politiques, celles-ci ont un contexte mais aussi un passé. c'est toujours intéressant de montrer que n'importe quoi conduit n'importe où. Les idées de Ruffin ont une volonté, une naissance. C'est un gars que je trouve remarquablement intelligent dans sa communication. Mais je suis un opposant politique dans la mesure où, par exemple, je ne ferai pas campagne contre Bruxelles lors des prochaines élections. C'est un exemple. Un autre serait de dire que, dans le film, la solution qu'il voit, c'est d'organiser une farce moliéresque pour se moquer du cynisme puissant. Je n'aurai rien dit si, à un moment dans le film, il y avait du recul, une autocritique, plutôt qu'un barbecue gaulois et victorieux en guise de point final. Que sont devenus les Klur aujourd'hui ? Mais au-delà de ce qu'ils sont devenus, je pose deux questions : la ré-exploitation de Serge Klur est-elle un moyen d'émancipation ? Faut-il attendre la violence capitaliste pour panser les blessures ?


L'objectif de Ruffin, c'est l'éveil des forces. C'est le mien aussi. C'est sans doute le tien aussi. Mais dans ce film, il n'y a pas d'éveil. Toutes les discussions, très intéressantes au demeurant, qui ont lieu après ce film, n'ont pas permis d'aboutir à autre chose qu'à une énième récupération politique de l'union des gauches, chose que je ne souhaite pas le moins du monde tant l'histoire de notre classe a souffert, jusqu'à la résignation, des collaborations de classes et de la subordination des forces ouvrières face aux patrons. Et là, ce n'est plus tout à fait une farce. C'est l'histoire d'une impasse et je la déplore.


Pour moi, le véritable objet du film, ce n'est pas la résignation des Klur ou l'ébranlement de Bernard Arnault (dont tout le monde se fout de la mauvaise réputation !). Pour moi, l'objet du film, c'est Arnaud, les Klur mais aussi Ruffin, Ruffin qui joue cette gauche sincère, impertinente mais qui n'a aucun souhait de renverser l'ordre dominant. Ce n'est pas parce que la justice a donné raison aux Klur que le rapport des forces est sensiblement inversé : l'ordre reste l'ordre bourgeois, et c'est lui aussi qui détermine le prix des douleurs. L'histoire de cette gauche que Ruffin joue a une très longue histoire de trahison, et je suis bien placé pour parler de trahison puisque j'appartiens moi-même à l'histoire du mouvement communiste en France. Sauf que moi, j'en tire les leçons, des leçons que je peux qualifier, sans prétention, d'objectives. On peut faire des blagounettes aux richoux mais on peut aussi emmener son propos au-delà, en avouer les limites, cesser de subjectiviser ou encore dire clairement que l'expropriation des capitalistes reste un sujet d'actualité.

Andy-Capet
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le 24 avr. 2016

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Andy-Capet
7

Achète-moi un conte prêt à raconter

En tant qu'ancien travailleur de Disneyland, je ne suis jamais senti à ma place dans ce milieu. Tout ce que je voulais, c'était travailler en m'évadant. Ce fut le contraire. J'ai perdu mon innocence...

le 26 avr. 2013

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RoboCop
Andy-Capet
9

Leçon cinéphile adressée à tous les faux-culs prétentieux.

L'humour satirique et grotesque dans Robocop est une porte infectieuse pour laisser entrevoir autre chose que du pop corn pour petit garçon, une porte qui laisse un aperçu de cette société tyrannique...

le 10 déc. 2013

49 j'aime

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