C'est peu dire que j'aime le cinéma d'Alex Garland. Je me souviens de la claque prise avec Annihilation, quand je m'attendais à voir un énième blockbuster de SF, et que j'ai découvert un trip métaphysique à la Tarkovski. Il faut dire que le monsieur est aussi le scénariste de 28 jours plus tard, un des mes films totems. J'aime cette façon de jouer avec les attendus d'un genre - SF ou fantastique - ou même des spectateurs pour mieux nous plonger dans l'angoisse - le desepoir - ou le doute. Car j'aime les histoires ambiguës. De ce point de vue, Men est parfaitement réussi.

Premier niveau de lecture - Garland est aussi romancier, La plage, c'est lui, et 28 jours plus tard est d'abord un roman : une jeune femme part soigner un trauma à la campagne et y découvre des phénomènes inquiétants qui vont la jeter dans l'horreur et, paradoxalement, guérir ce trauma (et si ce film n'était qu'une séance d'EMDR visant à apaiser l'esprit de cette femme dont le mari borderline s'est suicidé sous ses yeux ? Non, je m'emballe). Après tout le film finit sur le gros plan d'un sourire.

Ce pitch pourrait rappeler celui de Midsommar (Ari Aster) - d'ailleurs, il y a des points communs entre les deux films, même s'ils sont très différents, dans les intentions surtout : Midsommar place l'horreur en plein soleil, Men nous rappelle que les cauchemars se déroulent la nuit.

Continuons, motif traditionnel de la forêt enchantée, inquiétante - c'est l'inquiétante étrangeté théorisée par Freud, le lieu symbolique de nos peurs les plus profondes et indicibles - mais l'art ne renoncera jamais à les dire. Forêt façon Le Village de Shyamalan, à l'époque où lui aussi voulait transcender le cinéma de genre. Le vert, le bleu sont omniprésents. Je vous passe la symbolique des couleurs. Quoi qu'il en soit, ces couleurs disent assez bien l'ambiguïté de Mère Nature, qui est une sirène dont la beauté n'exclut pas la cruauté. Qui est cet homme à la fin, avec son masque païen, sorte de Bacchus effrayant et priape - et muni (spolier) d'une vulve de secours - pratique pour les accouchements nocturnes ? Cette créature de folk horror me rappelle celle de la très bonne série de France 2 Zone blanche, une espèce de faune qui vous veut du bien en vous faisant du mal.

Le plan du tunnel - celui de l'affiche - nous rappelle qu'au cinéma la profondeur de champ est très importante, d'autant plus dans un film de genre qui mise sur le jump scare - je pense à l'apparition de l'homme tout nu dans le jardin - non, pas mon vieux voisin nudiste, celui d'Harper, l'héroïne du film. Attention à votre arrière-plan quand vous prenez un selfie devant une ferme abandonnée. Ceci dit, ça fonctionne, même si cette partie plutôt classique n'est pas la meilleure. Ce long tunnel que l'heroïne traverse à moitié est, bien entendu, une image de la pénétration. Mais Garland inverse les rôles, c'est la femme qui est pourvue de cette capacité d'intromission - vous avez compris - ce qui semble inquiéter farouchement les men du film. Pour ma démonstration, j'évoquerai le scène avec le vicaire, la deuxième, dans la chambre rouge - vous voyez le symbole ? Alors qu'il semble prêt à renoncer à son voeu de chasteté, et alors qu'il se colle à Harper, le couteau que tient la jeune femme, pénètre dans le ventre du vicaire libidineux et fort frustré, pénétration qu'il accueille avec un râle entre souffrance et orgasme, comme s'il attendait ça depuis longtemps. Je n'irai pas plus loin, mais cette interprétation m'amène à parler du message du film.

J'ai lu - ici - que le propos de Garland était trop démonstratif, trop didactique : le curé, le policier, l'homme d'âge mûr, l'enfant sont autant de figures du mâle toxique qui s'en prend à Harper. C'est sans doute justifié. Parfois on a peur que les bonnes idées finissent par se diluer et que plus personne ne les apprécie à leur juste valeur. C'est peut-être un point faible de film, mais peut-on reprocher à Garland cette idée qui justifie tout son film, du titre à la scène finale de la parturition - synonyme savant qui nous sauve du spoiler. Je dois dire que les flash-back qui rattachent le film à un genre bien plus réaliste et la fin du final, quand l'homme parmi les hommes s'assoit sur le canapé d'Harper pour lui dire ce qu'il attend d'elle, m'ont fait oublier immédiatement la nausée qui m'avait pris lors de l'effroyable et sanguinolente scène précdédente - espèce de jeu entre Cronenberg et les poupées russes - les vraies, pas le film de Klapisch. Est-ce un film sur la violence des hommes, sur la société patriarcale où la femme ressent cette étrange inquiétude - celle de la forêt et celle plus prosaïque de recevoir un coup de poing de son mari, de se faire insulter par un gosse désoeuvré ou agresser sexuellement par un représentant de l'orde moral ? Oui, de toute évidence. Mais c'est plus que cela. Voilà mon point de vue : Garland écrit un film sur la masculinité, sur ce qu'est un homme dans un monde fait pour lui par lui. Normal qu'il n'y ait que des hommes dégénérés - et sans doute consanguins dans ce village, comme si la nature avait engendré une race autosuffisante et tarée au possible. Petite parenthèse, la situation d'Harper dans ce village exclusivement masculin est l'exact contraire de celle d'un autre village, celui d'Evolution de Lucile Hadzihalilovic, peuplé uniquement de mères et de petits garçons - autre réflexion sur les représentations de genre. D'ailleurs sont-ce bien des hommes - des men comme le titre l'indique - ou plutôt des hermaphrodites qui privilégient la virilité ? Je m'emballe encore je sais. Quoi qu'il en soit, le mari suicidaire est un enfant, un mâle infantilisé qui fait un chantage abject à sa femme - "aime-moi ou je me tue". Mais les hommes sont comme ça, Barthes les décrit comme "des enfants qui bandent". Voilà le sous-titre idéal du film, d'où la présence de ce gamin inachevé, première incarnation qui va mener à la renaissance du mari. On comprend la cheville brisée, la main coupée en deux. L'horreur prend une dimension symbolique, tout ce sang se justifie. Le cauchemar d'Harper est aussi celui de James Marlowe, son mari. En définitive, malgré l'étonnante performance de Rory Kinnear, Geoffrey et ses avatars ne sont pas effrayants, ils se la jouent croquemitaines mais ils sont surtout pitoyables, des enfants qui somment Harper de les aimer, de jouer avec eux à cache-cache. Garland a réussi son coup, je suis partagé entre horreur, réflexion et mauvaise conscience ; car, admettons-le, il sait appuyer où ça fait mal, entre les jambes.

SantiagoCuervo
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le 11 juil. 2022

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