Que l'on défende une conception radicale du cinéma ne peut pas permettre d'échapper à la critique. Ce serait trop facile : il suffirait de ne rien proposer pour avoir forcément raison. Je ne dis pas que Weerasethakul ne propose rien ; je dis qu'il propose peu, trop peu à mon goût.


J'avoue que je ne partais pas avec le meilleur a priori du monde sur ce film mais le fait est que je suis allé le voir, et que j'ai failli être conquis. La première chose qui m'ait frappé dans Memoria est son image. Je ne sais pas si le film a été tourné sur pellicule, mais ça y ressemble. L'image est un peu grise, un peu passée, pas du tout dans l'air du temps. Ça singularise le film tout de suite et je ne crois pas que Cemetery of Splendour affichait une facture pareille (j'ai le souvenir d'une photo lisse et clinquante typique du numérique pour celui-là). Et puis Memoria est un film qui frappe immédiatement le spectateur, par le truchement de ce bruit sourd à l'origine incertaine qui servira de fil rouge à l'oeuvre. On ne peut que penser à Blow-Up quand on comprend que l'héroïne (prénommée Jessica) va tenter de percer le mystère de ce son qui n'existe que pour elle et pour nous. La scène où, à l'aide d'une banque sonore, un jeune musicien tente de restituer ce son, est marquante, géniale même - osons le mot -, digne de la scène du développement de l'image dans Blow-Up. Ce qui est beau dans cette scène c'est à la fois d'entendre le personnage tenter de décrire, avec difficulté mais non sans précision, ce bruit qu'elle seule connaît, et de voir peu à peu ce bruit, celui que nous aussi spectateurs avons entendu au début du film, réapparaître. C'est la magie du bruitage - ou comment l'on modifie l'enregistrement d'un son réel pour le faire coller à une image sonore mentale - que cette scène donne à voir, donc la "magie du cinéma", ni plus ni moins, tout comme la scène de Blow-Up rendait compte de la magie de la photographie.


A côté de cette scène qui est sans aucun doute pour moi le sommet du film, Weerasethakul distille de l'"unheimliche" parmi les scènes anodines : c'est cet enfant qui dessine à la table d'un restaurant et dont on ne voit pas le visage, ces alarmes de voitures qui se déclenchent toutes seules, ce jeune homme qui semble fuir en pleine rue sans que personne ne bronche autour de lui, cet Hernan un peu collant que personne ne connaît, cette maladie (celle de la sœur de l'héroïne) dont on ignore la cause... C'est plutôt facile mais ça marche. Je retiens en particulier l'un des premiers plans, devant une maison, sous la pluie ; pourquoi ce plan-là ? je ne sais pas, ça ne s'explique pas.


En revanche, là où je commence à ne plus vraiment adhérer à tout ça, c'est dans la deuxième partie du film, la plus radicale. Jessica y rencontre un autre Hernan, hypermnésique, qui vit seul et fait toujours la même chose pour ne pas être hanté par ses souvenirs. Je vois bien que le film essaie d'atteindre une pureté dans la radicalité, dans ce que l'on appelle communément la "contemplation" pour ne pas dire le vide. Mais je ne suis pas vraiment conquis. Je ne rejette pas ça en bloc non plus mais disons que ça me paraît léger pour faire une moitié ou un tiers de film, et que plus le temps a passé plus mon attention a décliné. Je ne suis pas contre qu'un film permette qu'on pense à autre chose en le regardant, au contraire même, mais il y a un moment où l'on a l'impression que le film ne fait plus rien pour que l'on pense à lui. Se cacher derrière une "proposition de cinéma" ne suffit pas. Soyons précis, ce n'est pas d'ennui que je parle : Memoria n'est pas un film ennuyeux. Je parlerais plutôt de sentiment de vide, d'inanité. Même le sentiment de mystère qui planait sur le reste du film n'est plus vraiment là. Peut-être que c'est de ma faute, mais j'aurais aimé un petit peu plus, et malheureusement avec Weerasethakul, je pense que je n'aurai jamais plus.


Que la scène la plus mémorable du film (et pas que pour moi je pense) soit la seule dotée d'un enjeu est très révélateur à mon avis du relatif échec de l'oeuvre. Les enjeux, la dramaturgie, les scènes, ce n'est pas bon que pour les séries, au contraire, c'est l'apanage du cinéma car la série ne sait pas déployer les scènes et ne sait pas ménager une place au mystère. Je trouve très dommage que Weerasethakul se complaise dans l'idée de proposer une "expérience" au spectateur plutôt que de faire des scènes, car au moins Memoria nous apprend qu'il sait en faire.

Neumeister
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2021

Créée

le 19 déc. 2021

Critique lue 292 fois

1 j'aime

8 commentaires

Neumeister

Écrit par

Critique lue 292 fois

1
8

D'autres avis sur Memoria

Memoria
Sergent_Pepper
8

Sound & fusion

Tout connaisseur de l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul sait qu’il ne faudra pas se laisser abuser par les apparentes nouveauté de son dernier film pour attendre de lui un brutal changement de...

le 19 nov. 2021

49 j'aime

13

Memoria
Velvetman
9

Le bruit venu d’ailleurs

Memoria d’Apichatpong Weerasethakul vient de faire son entrée dans la Compétition du Festival de Cannes 2021. Avec son style habituel aussi ésotérique que tellurique, il place la barre très haut,...

le 19 nov. 2021

30 j'aime

3

Memoria
Virgule1
3

Every Frame A Painting ?

Le cinéma est un art aux conceptions diverses, un art multiple, entre ce qui s'apparente à du théâtre filmé ou à de la littérature, ou au contraire une idée bien plus visuelle de l'art, un mélange...

le 18 nov. 2021

26 j'aime

53

Du même critique

L'Esprit de Caïn
Neumeister
9

Derrière les apparences

On a là un film étrange. Etranges aussi les réactions des spectateurs, qui apparemment ne veulent y voir qu'une série B ratée, indigne du réalisateur de Blow Out, alors qu'il s'agit selon moi de l'un...

le 8 mars 2014

14 j'aime

2

Inland Empire
Neumeister
10

Le film d'un rêve/Le mal est dans le reflet

On a beaucoup glosé sur le dernier film de David Lynch. Il faut dire qu'il venait après le triomphe - tout à fait justifié - de Mulholland Drive, le film total forcément difficile à réitérer. Lynch...

le 13 juil. 2023

13 j'aime

Nocturama
Neumeister
8

Inconséquence

Peut-être qu'il faudrait arrêter de se poser tant de questions, et s'en remettre à ce que le film propose et qui n'a pas besoin d'être interprété : la circulation des corps dans l'espace et dans le...

le 13 juil. 2023

11 j'aime

4