Une chambre où on ne peut pas trouver le sommeil. Nous sommes immergés dans ces heures matinales où le monde est plongé dans les ténèbres ; dans lequel tous ces sons ont été réduits à l'état de bruit blanc doux, agréable et apaisant. Nous sommes dans un film d'Apichatpong Weerasethakul et bien sûr, comme à son habitude, sa caméra semble nous inviter à fermer les yeux. Mais pourtant il est nécessaire d'avoir les yeux écarquillés pour tenter de saisir le sens des plans défilant sous nos yeux.
Soudain, un bruit d'une grande intensité surgit. Un immense "bang". Ou un coup très fort. Quelque chose a heurté autre chose. L'ombre de Tilda Swinton, qui essayait de se reposer, apparaît.
Elle l'a aussi entendu, ou bien le spectateur a également entendu ce qu'elle seule peut saisir. Dehors, une ville calme confirme qu'il s'est passé quelque chose ici. Que ce n'était pas un rêve. Qu'elle n'a pas imaginé. Nous non plus. Dans un parking extérieur, l'alarme antivol d'une voiture se déclenche.
Il s'agit d'un chœur de cors qui a été mystérieusement activé par aucun objet identifiable. Une étrange symphonie qui dure assez longtemps pour qu'on en vienne à penser qu'en réalité, ce sont les véhicules qui dialoguent entre eux. Jusqu'à ce que, petit à petit, et un à un, ils se taisent. Et le monde redevient silencieux. Mais il est trop tard, car quelque chose a changé. On ne sait pas quoi, mais à partir de là, on ne peut plus regarder ou écouter de la même manière. Pour Jessica, magistralement interprétée par Tilda Swinton, son environnement se métamorphose en quelques instants et plus rien ne sera comme avant.


Ce personnage semble comme en dehors du temps et de toutes les autres dimensions classiques imaginables.
En d'autres termes, il y a Tilda Swinton (cette présence capable de transcender n'importe quel cadre où vous la mettez) dans la chambre où elle ne peut pas dormir, puis dans un hôpital, puis dans une morgue, puis dans un tunnel, et puis dans la partie la plus profonde de la jungle, où l'on dit qu'il existe une tribu qui se cache du monde grâce à de puissants sorts. Et on ne sait jamais comment (ou pourquoi) elle passe d'un endroit à un autre. Cette femme ne bouge pas : elle saute, d'un plan à l'autre.


Il convient de souligner que cette présence, ce corps en mouvement, ne parle pas sa langue maternelle. Au début, il semble qu'elle communique en espagnol, mais à la fin il est clair qu'elle s'exprime dans la langue d'Apichatpong Weerasethakul : pas en thaï, mais dans la langue du cinéma, qui, parmi tant d'autres vertus, redéfinit ce que nous pouvons croire et ce que nous ne pouvons pas. Et c'est que tout dans Memoria (surtout ce qui vient dans un deuxième acte qui commence après une sorte d'intermède musical) est incroyable. Un homme au milieu de la jungle nous réconforte en nous assurant que le soleil, recouvert d'un brouillard intense, apparaîtra dans quelques minutes. Et oui, ça se passe comme ça, tel quel, sans aucune coupure en salle de montage.


Weerasethakul contrôle totalement les éléments naturels, en précisant qu'il n'y a rien de plus spectaculaire que le silence là où il devrait y avoir du bruit ; qu'un gros plan suspendu dans l'éternité, dans lequel un autochtone regarde dans le vide, sans cligner des yeux peut être hypnotisant. Certains ne peuvent pas dormir parce qu'ils entendent des bruits horribles ; il y a ceux qui ne réussissent pas parce qu'ils meurent à chaque fois qu'ils essaient... et ressuscitent, bien sûr, le lendemain matin. C'est la magie d'une « mémoire » qui imprègne les objets, tout ce qui nous entoure : la clé pour faire corps avec l'incroyable beauté du monde.


Alors oui le rythme du film est souvent lent et on doit faire l'effort de s'immerger totalement dedans pour apprécier ses subtilités. Tous nos questionnements ne trouvent pas forcément de réponse mais cela importe peu.
Ce qui compte, c'est de ressentir avec tous ses sens en éveil, cette proposition de cinéma incomparable.

venusinfinitesimale
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le 17 nov. 2021

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