Il faudrait, pour résumer ce dernier opus en date de celui qu'on adore détester, dire plus que : " j'ai éprouvé". Et pourtant, c'est exactement le terme qui me vient à l'esprit pour en parler, pour parler plus généralement et peut-être un peu simplement du cinéma de Kechiche (dont je n'ai pas encore vu tous les films). En soit, c'est un cinéma qui s'émerveille peut-être encore devant le simple fait de l'été, de son déroulé insouciant et flatteur (en tout cas pour les corps tous jeunes et beaux choisis par le réalisateur) qui ferait presque oublier qu'il y aura une fin, une vie. La vie, c'est ce que s'échine à filmer Kechiche de films en films avec les excès que l'on connaît. Au final, il parvient à atteindre avec ses comédiens un degré de jeu assez hallucinant, on ne sait ainsi plus en tant que spectateur comment regarder. Oui, parce que l'on ne sait plus vraiment quel statut nous devons adopter devant un tel objet filmique : sommes-nous intégrés au film, comme un membre de cette bande éclatée et jalouse, ou sommes-nous une sorte de voyeur qui observe ces corps emplis de désirs et aussi désirables ? En tout cas pour Amin, personnage fil rouge et sorte de double de réalisateur, il s'agit de regarder avec désir, mais sans pervertir les corps. Le ton est donné dès la première scène, qui fait écho à celle si décriée de La vie d'Adèle, où l'on voit Ophélie et Tony s'étreindre avec fougue et appétit sous le regard d'Amin. S'en suivra une longue discussion qui donne sa tonalité au cinéma de Kechiche : les scènes durent, mais jamais gratuitement, elles sont là pour éprouver la vie. Il n'y a ainsi que dans un film du réalisateur que l'on peut assister, sans soupirer, à l’accouchement, quasi en direct, d'une brebis. Bien sûr, ce sont aussi des tics de réalisation, mais qui ne s'épuisent pas car ils se renouvellent dans la fraîcheur de l'interprétation des comédiens, toujours tout prêts à tomber, mais qui restent debout avec ce texte à dire, à vivre, à éprouver encore une fois.


Ce qui ôte toute forme de perversité au monsieur (ou du moins à son oeuvre), c'est qu'il donne à voir des corps certes sous toutes les coutures, et particulièrement des corps féminins, mais il donne aussi une personnalité à ces corps, une voix pour s'exprimer, des yeux pour voir, une peau pour éprouver. Ophélie, Céline et Charlotte sont parfaitement identifiables, reconnaissables, elles se défendent avec leurs armes à elles, parfois bancales. Et si elles se mettent parfois en scène comme des êtres qui veulent plaire, qui ont du désir, elles le font en conscience (même si leur jeunesse leur donne une part d'insouciance). On pense notamment à cette improvisation de pole dance au milieu d'une boîte de nuit, qui n'est pas sans rappeler la lancinante danse du ventre de La Graine et le mulet, parallèle d’autant plus simple à faire qu'Hafsia Herzi fait partie des danseuses. En donnant la part belle à des personnages plus matures, notamment les mères de nos protagonistes, Kechiche permet aussi de parler de liberté sans rester au simple cliché de la jeunesse et de l'été. Il évoque sans tabou la fidélité et le mariage, sans les mettre sur un piédestal. Au final, nous avons l'impression d'avoir nous aussi passé un été à observer, comme Amin, à désirer, comme Ophélie ou encore Tony, à rire sans fin comme Céline, et à grandir, comme Charlotte. Le chemin est pour tous encore très long (canto uno, une suite nous attend-elle ?), mais pour nous leur vie aura vibré le temps d'un été excessif, parfois long, parfois trop fugace, souvent bien trop mélodramatique, mais avec une sincérité folle et un besoin de plaire qui incombe à l'humanité toute entière. Même Amin, bien souvent en retrait, veut mêler son destin (le "mektoub" du titre) à celui d'une jeune fille qu'il pourrait, osons le mot, se mettre à aimer.


PS : le titre de ma critique fait référence à une discussion-défi entre deux personnages du film qui cherchent à savoir comment on dit "je t'aime" en arabe et ne trouvent pas de terrain d'entente. Il s'agit plus particulièrement de traduire ce sentiment au-delà des corps qui se cherchent et voudraient s'aimer pour l'éternité, mais sont confrontés à une forme de vanité.

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le 31 juil. 2018

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eloch

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