Médée est un film sublime, un peu marqué par quelques tics inhérents à l'époque à laquelle il a été tourné (1969), mais c'est un film qui me laisse une empreinte profonde.


La première partie suit en parallèle Jason, issu d'un royaume évolué, que le régent envoie chercher la toison d'or pour qu'il fasse ses preuves, et Médée. Médée dont le peuple, primitif, sacrifie des étrangers dont il répand le sang sur les récoltes, sous le regard vide d'une tête de bouc ornée d'une peau en or. Dont le peuple vit dans les villages troglodytes de Turquie, et profère des chants qui mêlent cloches, cuivre rappelant le meuglement des boeufs et ces sortes de binious turcs. Médée, amoureuse de Jason, vole pour lui la toison, avec l'aide de son frère, qu'elle tue peu après.


Ayant trahi et abandonné son pays, Médée connaît une crise en voyant le monde, qu'elle croyait habité d'esprits élémentaires, désenchanté par la troupe de ruffians sceptiques de Jason. De retour, Jason ne parvient pas à récupérer son royaume et, superbe, débande son groupe et va s'installer à Corinthe. Là, Médée comprend qu'il est amoureux de la fille du roi, Glauce. Elle envoie les deux enfants qu'elle a eu de Jason porter à la jeune femme une robe empoisonnée. La jeune femme l'enfile, puis brûle.
Puis, de manière très déroutante, le film revient en arrière. Médée est exilée préventivement de Corinthe. Elle envoie à nouveau la robe, cette fois Jason accompagne ses fils. La jeune femme, ayant revêtu la robe, se jette du haut des remparts. De désespoir, son père en fait autant. Puis Médée tue ses enfants dans leur sommeil et met le feu à sa maison. Jason tente de récupérer le corps de ses fils, mais un mur de feu se dresse entre lui et sa femme, habitée de toute sa furie vengeresse.


Le début du film est assez déroutant, on assiste à l'enfance de Jason, éduqué par un centaure, et beaucoup d'imperfections formelles sautent aux yeux. Ha, les faux raccords, et les erreurs (volontaires ?) de continuité... Le film demande aussi beaucoup de suspension d'incrédulité : le trucage facile du Centaure (dans une autre scène, l'acteur ne se déplace que sur deux jambes) ; la cithare aux cordes pendantes, dont on est censé croire qu'elle produit les sons que l'on entend, les acteurs qui chantent visiblement en playback les mélopées...


Ceci, et une narration délibérément heurtée, faite pour perdre un peu le spectateur, risque de rebuter les spectateurs non aguerris. Ha, et l'on retrouve encore une fois le fétichisme de Pasolini pour la figure de Saint Sébastien ! (un jeune condamné pendu par les poignets dans une grotte de Turquie).


Mais une fois que l'on passe ces cahots, que la route est belle ! D'abord, bien entendu, le choix de Maria Callas pour Médée, le rôle de sa vie. Que ce personnage est touchant, dans la scène où elle implore les éléments, qui ne lui répondent plus. Et son interprétation est ici en retenue, en regard de la dramatisation que l'on est censé attendre. Les scènes d'amour, où l'épaule nue de Jason ne laisse voir qu'un oeil de Médée, s'accordent fort bien à l'ethos de l'actrice.


Ensuite, les décors et leur utilisation. Que dire, sinon que Pasolini sait insuffler trois choses qui manquent trop souvent aux peplums, anciens comme modernes.



  • Tout d'abord, un sens de la simplicité. Les plans larges de rempart avec une silhouette noire ou blanche qui s'y déplace, ou ces scènes devant le palais de Corinthe composées comme des tableaux de Canaletto, avec des groupes de personnages espacés, mais aussi ces intérieurs de palais dépouillés, où l'on sent, en dépit du décorum, une chaleur domestique propre aux communautés isolées.


  • Ensuite, un sens de la beauté propre aux éléments. Je ne pense pas seulement à cette fenêtre ouverte sur un coucher de soleil, par laquelle Médée s'adresse aux puissances magiques. Je pense aussi, par exemple, à ce plan d'une rangée de soldats mâles et beaux alignés le long du bleu de la mer, qui donne à la guerre antique une composante à la fois esthétique et tragique. Ces images me parlent beaucoup.


  • Enfin, un sens de l'étrangeté. Les choix de composer des cultures à partir d'éléments de bric et de broc (chants africains, musique no, et ces parures de médailles qui cascadent autour du visage des jeunes femmes, ou encore la couronne d'or du roi de Corinthe, qui rappelle un empereur byzantin). Je pense que toutes les imperfections délibérées que j'ai citées au début sont censées aller dans ce sens, qu'elles ont une valeur brechtienne (oui c'est mal fait, pour que tu te rappelles que tu regardes une oeuvre d'art). A mon sens c'est un point faible, Pasolini aurait pu faire encore plus parfait sans que cela paraisse trop léché. Et la fin qui arrive comme un cheveu sur la soupe, bon.



Sinon l'ambiance joyeuse de la petite troupe de compagnons de Jason est bien rendue, c'était drôle de retrouver au début la bonne humeur du classique Jason et les Argonautes.


J'aime énormément ce film. D'aucuns le trouveront un peu affecté, mais derrière son apparente simplicité, son côté un peu à-la-diable, c'est une oeuvre d'une grande poésie, qui a beaucoup de choses à nous dire sur l'Antiquité, sur ce passé que nous avons perdu.

zardoz6704
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le 24 août 2015

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zardoz6704

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