Mandingo
7.8
Mandingo

Film de Richard Fleischer (1975)

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« Parlez doucement et portez un gros bâton, vous irez loin. » (Proverbe africain fait sien par Theodore Roosevelt)
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« Ce que vous croyez régulier, mes frères, mes sœurs, est plus tordu qu’un bretzel. Et Dieu sait qu’un bretzel est tordu ! » (Malcolm X, l’enragé qui apprit à penser par lui-même)
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Existerait-il quelque part, enfouis dans la boue du deep south étatsunien, une espèce de chaînon manquant entre l’ancienne aristocratie du vieux monde et une certaine « redneckerie » plus contemporaine, du genre 100% pur beauf texan ? Question a priori étrange, mais qui semble émerger d’elle-même à la vision de Mandingo, tant tout dans cet improbable croisement entre Vaudou, Barry Lyndon, Les Chiens de paille et Gone Girl suinte la même obsession pour la reproduction. Reproduction du sang, bien sûr, comme le rumine toute société claquemurée sur elle-même, mais aussi d’un certain ordre des choses. Impression de déjà-vu se répétant tel un bug - et une blague de plus en plus grosse à mesure qu’elle se répète - dans la matrice de l’Histoire.


Richard Fleischer, l’homme derrière Les flics ne dorment pas la nuit et Soleil vert, était donc misanthrope ? nihiliste ? fan d’Emile Zola ? Ce serait oublier 20 000 lieues sous les mers, Le Voyage fantastique ou même encore, dans une moindre mesure, la trajectoire d’Anthony Quin dans Barrabas. Ce serait également faire peu de cas de cette capacité, exclusive à l’Homme, à projeter du sens sur tout et n’importe quoi, à tirer des plans sur la comète et - c’est là que ça redevient drôle -, quelques générations plus tard, à ne plus rien y comprendre. De quoi fissa redevenir bête et méchant, en bon poisson rouge qui s’ignore. Seulement est-ce aussi souvent-là, à la croisée des chemins entre dégénérescence et reboot du système, qu’apparaissent nos plus fins observateurs.


Prenez Richard Fleischer, au hasard. Fils d’un fameux pionnier de l’animation, ce brillant artisan formé aux écoles du théâtre, du montage d’actualités et des séries B aura au cours de sa longue carrière été témoin de l’effondrement du vieil Empire hollywoodien, puis de sa Reconstruction. Avec entre les deux cette période de flottement, ponctuée ici et là de passionnants échanges transatlantiques. Ajoutez à ça une curiosité toute scientifique pour les maux touchant esprits troubles et sociétés malades (des études de médecine spé psy, un cortège de films criminels, la recherche de l’authenticité par-dessus toute exigence artistique) et vous obtenez le candidat idéal, en fait humaniste mais surtout terriblement lucide, pour jouer au Docteur Maboul avec le plus grand tabou ricain.


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The hijacking of a southern stork


Deux mouvements d’appareil : l’un, panoramique bâbord, délaisse un majestueux arbre pour une lointaine bâtisse blanche, caricature d’antiquité en lutte avec son étouffant environnement. L’autre, comme pour nous faire descendre de notre grand cheval et mettre en position de voyeur, s’abaisse dans les fourrées à l’entrée du domaine. Raccords dans l’axe malpolis, imagerie transpirant le southern gothique, blues explicite dans ses paroles, lettrage rouge sang du générique : voilà une introduction qui montre ce qu’elle pense et ne panse pas ce qu’elle montre ! Tous les signes sont là, presque en rang d’oignons, à l’image de cette file d’esclaves entrant dans le cadre « par la petite porte ». Puis, sous l’ombrage de la demeure, l’entrée en scène du couple qui, sur le dos de ses outcasts, a fait l’Amérique : le petit propriétaire jeffersonien, détestant plus que tout qu’on légifère sur son gagne-pain, et le trader hamiltonien, mal nécessaire à tout business prospère. L’inspection des « bestiaux » (filmée comme un viol) et le négoce (dur) peuvent commencer…


Revenir sur la question de l’esclavage à la mode d’Oncle Sam, c’est au préalable marcher dans les traces qu’il aura laissées sur l’imaginaire collectif. Rien n’étant aussi efficace que de commencer par du connu - ici en l’occurrence les récits d’esclavage du XIXe siècle et leur classique opposition entre vertu de l’esclave et vice du maître. Mais pourquoi faire, au juste ? Y planter ses crocs et injecter son venin ! Celui qui pervertira tout de l’intérieur façon sérum de vérité. Voyez la scène qui suit : au centre d’une composition évoquant le cinéma des années 10 - à faire passer le format 1.85 pour du 1.33 - apparaît une jeune esclave alitée, au pied duquel s’affairent docteur et autres proches. Ce pourrait être Lilian Gish chez D.W. Griffith, mais non ! Big Pearl, c’est son nom, est Noire. Et ce qui se joue là, dans un clair-obscur un rien craspec, n’a rien d’innocent. D’abord objet de toutes les inquiétudes, la convalescente est vite soupçonnée d’avoir déjà ouvert les cuisses… avant qu’on établisse le rassurant diagnostic (ouf, elle serait juste « en rut ») et prescrive le remède adéquat (droit de cuissage du maître).


Des scènes du genre, presque candides vues de loin mais réellement cruelles et satiriques derrières le jeu des conventions (hollywoodiennes comme du vieux Sud, ici les deux amants se confondent sans cesse), Mandingo les enfile comme des… heu… comme des perles. De quoi se demander si, outre Quentin Tarantino et son Django Unchained évidemment, Jordan Peele aussi, au moment de poser son vilain Get out, n’aurait pas bouffer à ce râtelier-là… Et pour cause, faire un film sur pareil sujet c’est, une fois passé les primo lacérations du regard, se poser un certain nombre de questions de cinéma. Quel(s) point(s) de vue adopter, confronter ? Quels tons privilégier ? Quelles horreurs « reproduire » ou non, et si oui comment ? Quelle distance prendre avec bourreaux et victimes ? Enfin, à supposer que la frontière soit si nette qu’on se plait à le dire entre ces deux catégories construites rétrospectivement… Et puis, parce que c’est quand même la base lorsqu’on cherche à trainer M’sieur et M’dame Tout-le-monde dans une salle pour leur y projeter tout ce dont ils ne veulent pas même entendre parler, quelle foutue histoire mettre en images ?!


Autant de problématiques auxquelles, on s’en doute, romancier adapté, producteur, scénariste et cinéaste n’auront pas répondu la bouche en chœur. Ce qui nous est fort bien expliqué dans la récente édition blu-ray du film (« exploitationnisme » de Dino De Laurentis vs militantisme de Norman Wexler vs souci historique de Richard Fleischer). Et pourtant… Prêt d’un demi-siècle plus tard et malgré une amputation d’environ 1h45min, ô miracle, Mandingo est toujours là, aussi cohérent, intègre et brûlant de virulence qu’au premier jour ! Des couilles posées sur la table qui sont peut-être d’abord celles de Norman Wexler. Le scénariste, planqué derrière le classicisme d’un script suivi de près par Richard Fleischer, tricotant le destin de ses personnages avec un joli sens de la symétrie inversée entre personnages noirs et blancs. Soit déjà tout un commentaire consistant : 1. à donner aux esclaves ce qui est pris à leurs maîtres (fécondité vampirisée) et, 2. ceci à travers une manière d’échangisme interracial où ricochent d’une scène à l’autre jalousie, frustration sexuelle, désir de domination et trop humains besoins affectifs. Traduction : plus ou moins du Paul Verhoeven avant l’heure.


Aussi reformulons. Mandingo, si l’on résume, c’est l’histoire du vieux Warren Maxwell, humble esclavagiste pressant son unique fils Hammond de lui offrir un héritier « humain » (comprendre blanc), histoire de changer des petits mulâtres issus de son élevage #faithistorique. Sauf que, problème et bruyant non-dit du film, le cher fiston, orphelin de mère et symboliquement boiteux, incline plus naturellement vers la chair du « bois d’ébène », celle de la bien nommée Ellen en particulier. Fâcheuse déformation professionnelle qui poussera sa cousine de femme Blanche Woodward (merveilleuse fausse ingénue élue dinde de cette farce) à non seulement catapulter sa plus directe et enceinte concurrente dans l’escalier, mais aussi à y faire grimper le boxeur mandingue et trophée familial, Mede. Ou comment amener les cigognes à s’emmêler les pinceaux, désorientées par un malin Deus Ex Machina jouant contre l’eugénisme la carte de la « miscégénation ».



  • Miscéquoi ???!!!

  • Tissa panique pas, Jar-Jar. Missa explique. Ça vouloir dire : abricot blanc + escargot noir (ou l’inverse, mais surtout dans ce sens-là quand même) = big tabou in little Tara !

  • Aaaahh, tout ça banale histoire « ça-va-ça-vient » alors, c’est ça ?

  • GNI HI HI HI HI HI HI !!!! [rire palpatinien] Tissa pas si loin du compte, Jar-Jar, et en même temps fort fort lointain…


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« Oh Lord ! You kiss by the book, sugar Judas. And now taste my flesh, till it bleeds like wine ! » « Yes Sir. And then, you’ll call me by your name, ain’t you Massa Jesus ? » (1)


Petit rappel du contexte : Mandingo débarque en 1975, autrement dit après la guerre. Les contre-cultures ? En plein raffinage. La stratégie panafricaine, celle qui consiste à prier les cousins africains ayant depuis peu leur siège à l’ONU d’y dénoncer l’Oncle Sam pour la façon dont il soigne ses propres « niggers » ? Un rêve. L’émergence d’une conscience politique noire mature par-delà les clivages « j’tends l’autre joue » / « j’te rend la pareille, whitey » ? En bonne voie sans doute, mais amputée de ses plus grandes gueules surtout (Malcolm X, Martin Luther King, le Black Panther Party : triple tap !). Et pendant ce temps, l’athlète le plus en vue du pays, un Noir au cerveau mélasse, enchaîne les pubs pour General Motors et Hertz... Étonnant d’ailleurs comme Mede ressemble à ce O.J. Simpson : deux symboles d’une oppression qui, blanche ou verte, aura toujours su mettre l’Autre en boîte comme on le tient en laisse. Alors, reflet de son époque, Mandingo ? En tout cas sûrement de cette idée, théorisée au même moment, d’un racisme institutionnel aux États-Unis. Ce qui forcément inclut le cinéma.


Car mettre en scène l’Autre, c’est faire évoluer son image au sein d’un cadre hérité : une négociation avec l’Histoire des représentations. Or, produit d’un système dont-on-ne-prononce-pas-le-nom (pas d’idéologie à Hollywood siouplait) mais néanmoins très « noir & BLANC » dans son imaginaire (sauf cas notable des « race movies »), ce cadre est ici celui où Afro-Américain = corps objet de tous les regards et fantasmes : de bête de sexe à castrer à gendre idéal en passant par l’éternelle nounou. Cela dit, changement d’époque oblige, ce corps aliéné se retourne peu à peu en sujet regardant, pensant, voire même, de façon plus ou moins active, résistant. Le très « Black Power » personnage Cicero par exemple - un ajout du film par rapport au livre adapté - à droit à ce traitement d’entrée de jeu. Pas grand-chose, hein : juste un cadrage lui offrant un espace rien qu’à lui à l’avant-plan. Mais assez pour voir ses yeux exprimer une individualité, une conscience de ce qui se trame derrière son dos (où l’on discute son pedigree) et in fine une réelle défiance, visible à sa façon de rejeter l’instrument de son humiliation (le bâton du chienchien).


Richard Fleischer fonctionne ainsi. Conscient d’où il vient, cette gamme hollywoodienne classique faite de savantes compositions étagées, discrets plans séquences et autre « montage dans le plan », le Monsieur n’est pas de ceux de qui tirent dans le tas - ça c’est Norman Wexler ! Observateur chirurgical et bien peu farouche, lui préfère récolter ce que chacun sème. Direction scénique et d’acteurs, cadrages wellesiens au ras du sol, grand angle à la Barry Lyndon, art du choc graphique… : un cinéma « by any means necessary ». Et à travers eux, décapée de toute putasserie (ou juste ce qu’il faut, merci Dino), la froide vision d’un monde corrompu, aveuglant ses enfants au point qu’eux, pour le coup, ne savent même plus sur qui tirer… Qu’on prête dès lors attention aux lignes de regards, qui jamais vraiment ne s’alignent entre dominant et dominé. Parce c’est comme ça : pas d’équité, pas de regards alignés ! Avec pour corollaire cette illusion d’une différence « naturelle », plutôt que construite de part et d’autre d’un miroir déformant. Aussi lorsqu’Hammond demande à Ellen de se redresser et plonger ses yeux dans les siens, comprend-on qu’il se passe quelque chose.


Le fait qu’Hammond est malade de cette « Institution particulière » auquel il se consacre pourtant corps et âme. Mal-être qu’Ellen a tôt fait de remarquer. Et l’infirmité du canard boiteux, son rituel fétichiste autour (faire enlever ses bottes) et ce qu’il exprime confusément avec (un très régressif besoin d’attention maternelle) de finir de lier les deux personnages, au moins par fantasmes interposés : elle servant son Œdipe, lui l’amélioration de sa condition. Sorte de métissage par le regard et moyen pour le réalisateur d’expliciter ce que Falconhurst, le domaine des Maxwell, disait en fait déjà plus insidieusement. Le discret lien avec le Vaudou de Jacques Tourneur et Val Lewton est même précisément là ! Pas tant dans le nom (commun d’un film à l’autre) de certains personnages, que dans la façon dont l’atmosphère exprime un autre rapport de force, plus latent, sous le niveau des regards. Prêter attention à cette atmosphère, où le blanc du crépi est depuis longtemps passé, les pièces plongées dans la pénombre et l’omnipotente gouvernante (Lucrezia Borgia, reine des cigognes) sans cesse invoquée, c’est en effet comprendre que chacun étouffe ici dans la même galère, du genre très gothique.


Une galère où tous ne triment pas, évidemment. Mais qui mieux que le serviteur est témoin de la culpabilité qui chaque jour tord un peu plus l’esprit du maître ? Et qui, plus que l’oppresseur, sait jusqu’où l’opprimé est prêt à tomber dans le non-respect de lui-même pour seulement survivre ? Allons même plus loin, puisqu’après tout Mandingo ne s’en prive pas ! Que reste-il entre l’esclavagiste et l’esclave une fois que, de ce contexte si particulier qu’est l’économie de la plantation, on a retiré le contraste de couleur ? Un deal ? Une symbiose ? Un vieux couple sadomaso ? Du genre : « C’est pas moi qui aie inventé le capitalisme. C’est lui en se vendant à moi ! » « Moi, Massa ? Mais j’suis qu’la marchandise. Aucune conscience ! » « Ah ouais, et toutes tes courbettes. C’est inconscient ça ? « Non Massa. C’est vot’étiquette, vot’hypocrisie, moi j’dis ! » « Rhaaa, arrête avec cet accent ! T’es plus hypocrite que moi. Tu crois que j’le vois pas quand tu traînes la patte en cuisine, vilaine bête noire ! » « Mais, Massa, c’est pour faire durer le plaisir de vous servir… » Bref, après l’histoire de « ça-va-ça vient », celle de la poule et de l’œuf. Certes désarmante pour qui chercherait un Grand Méchant à accabler, mais pas moins conforme à la réalité historique.


Simple constat au fond que, jusqu’à ce que la tectonique des plaques secoue tout ça (pour plus ou moins remettre les choses à leur place initiale), chacun, sauf exception, avait ici plutôt intérêt à maintenir le statu quo. Moindre mal lorsqu’on a nul horizon où se projeter.



  • Un peu comme tissa peuple avec luissa Reine sur Naboo, n’est-ce pas Jar-Jar ?

  • Oh yaïe yaïe, si tissa savais comment eussa mettre noussa…


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Whitetrash witchcraft


Un unique mouvement d’appareil : dézoomant, panotant sur la gauche et s’abaissant vers le sol, le téléobjectif de Richard Fleischer suit l’arrivée de Hammond à Crowfoot, domaine des cousins Woodford où l’attend sa promise. Là encore encadré par un de ces arbres typiques du Sud, le tableau est cette fois-ci cependant resplendissant. Demeure d’un blanc immaculé sous le Soleil, pelouse tondue et partition de Maurice Jarre digne des westerns de l’âge d’or les plus romantiques : admirez le parfait négatif de Flaconhurst ! Pourquoi cet écho ? Sans doute pour pointer, derrières le fossé des milieux et codes esthétiques (southern gothic / mélo classique), une même logique marchande. Car c’est désormais une femme, oscillant entre utérus sur pattes et arme de séduction lascive, qui va faire l’objet d’enchères. Séquence d’autant plus parlante qu’elle succède à celle du marché aux esclaves sur Congo Square. Futur Tremé de la Nouvelle-Orléans où, comme plus tard Blanche sur son perron, Mede toisait discrètement Hammond, l’enfant s’agitant aux pieds de son nouvel Ali rien qu’à lui.


Mais d’abord, ce que la séquence raconte sur le papier : l’évolution de Blanche comme symétrique inversée de Big Pearl dans le regard à déniaiser de Hammond. Ou quand l’esclave passait de pute à vierge, l’aristo passe de vierge à pute ! Anti-coup-de-foudre qui, pour Hammond, revient à découvrir qu’un autre gentleman, le fieffé coquin, a pissé sur sa plante en pot avant lui ! Sauf que ce n’est pas sur Blanche elle-même que Norman Wexler se soulage, mais sur le mythe de « Dixieland » et sa plus parfaite incarnation : la Southern Lady (2). Le genre de Dame qui, plutôt que se laisser voler sa vertu par le premier Gus venu, préfèrerait paraît-il se jeter du haut d’un précipice (si si, voyez Naissance d’une Nation). À moins qu’un preux Oncle Tom passe par là et sauve ses fesses de diva (ça c’est Autant en emporte le vent qui nous le souffle). De là à dire que le soldat Wexler réécrit l’Histoire comme Aldo Raine joue du couteau... En tout cas Richard Fleischer aborde la même séquence avec un tantinet plus de distance (dans l’administration du message) et d’empathie pour ses personnages (certes grotesques mais pas pour autant des marionnettes !).


Scalpel en main, tout le travail du cinéaste consiste de fait une nouvelle fois à transformer le « regardé » en « regardant ». À ceci près que, contrairement à Cicero, Blanche a jusqu’à un certain point contrôle sur le processus. Une scène de miroir, où elle se dédouble et libère de son frangin, et voici que Mamzelle redistribue les cartes de la mise en scène. Quitte à être réduite à une image, après tout, autant imposer ses humeurs à la caméra. Enfin pour un temps… Si elle s’y entend pour sauter d’un cliché à l’autre et battre des cils comme de l’éventail, il est en effet un angle-mort dans son quart d’heure de gloire que Blanche ne maîtrise pas. Ce point-aveugle, c’est la découverte de sa non-virginité par son amant lors de leur nuit de noce. Celle-là même que ce roublard de Richard, plutôt que la filmer - pff, si banale comme approche -, préfère rappeler le lendemain matin façon pense-bête. Comment ? Par le truchement du lit de noce, presque toujours là en amorce de cadre, et d’une blancheur à double tranchant (pureté et révélation), le zélé délateur ! Un peu au fond comme cet énième miroir dans le (sur)cadre duquel notre « Lady Whitetrash » termine la scène...


Du portrait de famille (parodique de ceux du XIXe siècle) à celui des amants (compressés l’un contre l’autre) en passant par cette Sleeping Beauty prenant la pose (tandis que son prince charmant se la joue mélancolique sur le balcon), Richard Fleischer, on le voit, s’attaque à la matière même de l’imagerie hollywoodienne. Celle qui, sous patronage du Code Hays jusqu’aux années 60, parvenait encore à imposer un ordre (patriarcal, racialisé) et un sens (celui du rêve américain) aux yeux de l’Amérique. Mais voilà : en 1975, dans un pays en lambeaux, éventré par les images du Vietnam et des ghettos en flammes - sans parler des « super-mâles » de la Blaxploitation ! -, plus personne n’y croit, à tout ce sucre certifié « vu et approuvé par les exploitants de salles du Sud ». Une imagerie qui implose donc quand elle ne dégénère pas. Il faut voir à ce titre en quelle monstruosité se mue la si fordienne image du patriarche dans son rocking chair : un James Mason enfonçant ses pieds dans le ventre d’un enfant lui servant de carpette et sangsue à la fois ! Plus symbolique, tu meurs. Mais avec ce petit détail qui fait toute la différence : le gamin qui, sangsue jusqu’au bout, en profite pour siphonner le verre du vieux !


On imagine ce qu’un David Cronenberg aurait fait de ce couple de parasites se vampirisant l’un l’autre en circuit fermé - ne manque en fait que le cordon ombilical entre les deux. Ou bien la façon dont le sabre de Kenji Misumi aurait pu trancher la célèbre Scarlett O’hara en deux : plausible origine de ce si parfait contraste entre Blanche la toute vicieuse et Ellen la toute vertueuse. Mais surtout, on voit la double voire triple perspective avec laquelle les images sont ici traitées. Des images qui existent en tant que simples pièces dans la linéaire frise du récit. Des images qui s’inscrivent par ailleurs dans la grande tradition du révisionnisme hollywoodien, commentant ses vices de formes et tares de fond, dévoilant sa logique structurelle de censure / neutralisation / capitalisation de tout ce qui n’est pas d’origine contrôlée (cf. le sort des différents bébés, semblable à celui du « corps Autre » dans le jeu du « frappe la taupe hollywoodien »). Et des images, enfin, portées par un regard sachant ne pas surjouer l’une de ces dimensions (le discours tout sauf consensuel) au détriment de l’autre (un récit straight à portée avant tout humaine).



  • Un film qui cache drôlement bien son jeu en fin de compte, hein Jar-Jar, pas vrai ? Tissa aussi connais ça...

  • Quoi ça ? Missa ? Caché jeu ? Ah non non non ! Pas missa faute si voussa vu missa trop cocone pour donner luissa Palpatine maximax pouvoirs ! Pas missa faute ! Missa juste exécuté voussa désir revoir eussa Grands Méchants !


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Strange fruits of my boiling blood


Sur ce, répétons une dernière fois la fameuse question des Raisins de la colère : alors sur qui on tire ? Parce qu’en définitive, dans n’importe quel système totalitaire ne présentant aucune tète à trancher, le nœud du problème est là ! Esclavage, racisme et sexisme structurels, société du spectacle et capitalisme synonymes d’autophagie généralisée : autant de ventres maternels n’offrant de délivrance à leurs enfants que les pieds devant, le cordon autour du coup ou son propre « brother » - le chien ! - à ses basques. Quant à tous les autres, ceux qui se laissent sagement sucer le cerveau dans les entrailles de l’Institution, ceux qui n’auront jamais assez de recul pour percevoir ses contours aux airs de Nostromo, la règle est la suivante : être un agent de la matrice et voir sa colère aveugle se décharger de temps à autre, façon soupape, sur quelques objets de substitution. Phénomène que Mandingo décrit par le menu dans sa deuxième moitié, passant sans qu’on s’en aperçoive de la contre-Histoire à l’horreur sociale, de la satire grinçante à la plus âpre des tragédies.


Voyez Blanche. La colère, chez elle, est là d’entrée de jeu, même si lovée dans les plis de l’étiquette. Seulement, une fois désinhibée par l’ivresse et la révélation du honteux secret, cette colère devenue rage en vient à déborder son hôte, la faisant tourner en rond, rebondir sur tout et n’importe quoi : une servante, un verre sitôt rempli sitôt vidé, le fauteuil abandonné du mari, la concurrente « pleine » d’un amour qui lui était destiné, et puis enfin Mede. Pourquoi lui, d’ailleurs ? On se le demande… avant de repenser à l’obscène façon dont, face à un Hammond se pinçant presque le nez, notre Lady Whitetrash enlaçait le noir pied du lit conjugal… Combler le vide, remplir l’absence, oblitérer ce point aveugle à l’origine de toute cette frustration : il ne s’agirait donc que de ça ? Ou bien aussi de piquer le jouet du traitre d’époux. Et abuser de ce « joystick » pour finir de se salir, soi-même, sa « race » et par-dessus tout cette image de pureté pareille à une malédiction ? Comme d’autres fichent un coup de pied dans le tabouret et se laisse étouffer, Blanche se foutrait ainsi en l’air avec son piédestal…


Trop élaboré, vous-dites ? « The Devil finds work for idle (oisives) hands », rétorquera-t-on avec James Baldwin. Et puis, dans le genre « je tends le bâton pour me faire battre avant de réaliser où celui-ci était logé depuis le début », Mede concoure dans une toute autre catégorie. Lui qui dans un long premier temps se bat, non pas contre sa condition, mais contre tout ce qui risquerait de l’en faire prendre conscience ! Un aveuglement tel qu’il faudra toute une série de rencontres, leçons et autres couleuvres avalées pour qu’il commence enfin à se servir de ses yeux… jusqu’à manquer de se les faire crever ! Le prix de la vérité ? Ou la juste rétribution d’un Judas allé au bout de ce que son « sauveur blanc » attendait de lui ? Au point de se retourner contre son propre reflet (Topaze) et, à l’issue d’un match de boxe au croisement du combat de chiens (filmage sauvage) et de gladiateurs (scénographie en arène), lui arracher la jugulaire ! Une scène d’autant plus troublante que ces drôles de corps-à-corps, filmés sous certains angles en plongée, nous font hésiter (font-ils l’amour ou la guerre ?) comme sans doute hésitent également les frères ennemis (c’est lui ou moi !).


Un récit d’apprentissage de « la haine par l’amour » et de « l’amour par la haine » donc, pourrait-on dire avec Malcolm X cette fois-ci. Le premier cas (la haine par l’amour) définissant ici les rapports de maître à esclave. Relations placées sous le signe du malentendu permanent. Lequel trouverait son origine dans un paternalisme vite confondu avec l’idée de respect, voire d’affection, par des esclaves traités tantôt comme du bétail, tantôt comme des enfants. Le deuxième cas (l’amour par la haine) qualifierait quant à lui les rapports d’esclave à esclave. Relations pour la plupart bien plus frontales, mais témoignant aussi d’un certain souci d’autrui, du moins de sa capacité à survivre en suivant à la lettre les règles du jeu. Parce que jouer les hypocrites avec son cher « Massa », c’est évidemment savoir naviguer entre deux régimes rhétoriques (vérité et mensonge), mais bien plus encore comprendre que l’un et l’autre sont relatifs (suivant quelle bouche les prononce). Leçon essentielle dont Mede ne prendra la pleine mesure que trop tard, une fois démontrée par l’ennemi, à savoir Blanche et son fantasme de viol par un « étalon noir ». Le genre de « légende » qu’on imprime plus volontiers que son négatif…


Résultat : victoire par K.O. de l’Institution ou bien éphémère convergence des luttes ? Là encore, notre cœur balance avec les personnages. Mede et Blanche font-ils l’amour ou la guerre ? S’il y a clairement lutte pour la domination, il y a aussi échange de plaisir, et jusqu’à l’orgasme ! De même, si le point de vue de Blanche semble d’abord prévaloir - c’est elle que la caméra suit dans la chambre, elle dont le regard érotise le corps de Mede -, une fois nombril contre nombril, l’impression est plutôt à la (con)fusion. De celles suscitée par l’image en plongée (comme lors du combat de boxe) d’un corps à deux têtes et quatre membres. Dernier plan d’une scène où tout conspire par ailleurs à refuser le prêt-à-voir-et-penser confortable, de la musique, version glauque du thème romantique évoqué plus tôt, aux lumières de Richard H. Kline, entre le verdâtre et le mordoré. De quoi rappeler deux autres fameuses scènes de viols bien ambiguës : celles de Sweet Sweetback’s Baadassssss Song et des Chiens de paille. Deux films qui, comme Mandingo, donnent leur plaisir aux personnages là où le surmoi puritain / hollywoodien ne peut que sévir. D’où peut-être cette sorte de tension sado-masochiste. Le film finissant effectivement par sévir, en tuant dans l’étoffe des apparences le fruit du plus tabou des tabous : la Femme en tant que sujet désirant.


Ne pas s’y tromper cependant : rien de réac’ ici, mais juste une question de lucidité politique et dramaturgique. Comme une façon de finir de charger une balle dont la trajectoire achèvera (et n’achèvera pas) celle d’une violence sans queue ni tête.



  • Missa rien capté.

  • Normal, Jar-Jar. Il y a ceux qui tirent et ceux qui sont des balles. Tissa une balle.



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And after you pee on my story, kiss my « X » !!!!


Épilogue : abandonnant Falconhurst dans une série d’images semblant rembobiner le prologue, Richard Fleischer referme sa page d’Histoire malade telle une parenthèse forclose. Les raccords dans l’axe de la demeure se répondent, les panoramiques s’annulent, l’arbre-témoin n’a pas bouger d’un iota, et Muddy Watters le bluesman d’avouer ne pas comprendre ni savoir qui blâmer. Quête de sens pathologique en plein cimetière moral, Mandingo se situe finalement là : entre les deux bornes d’une sorte d’effet Koulechov qui n’aura pas été sans réaction.


« Le film a été haï et massacré, PARTOUT. Je crois pourtant que c’est l’un des films les plus importants que j’aie fait. Mais les critiques ont été d’une férocité invraisemblable, de celles qui ruinent les carrières. » (3) Voilà comment, des années plus tard, Richard Fleischer se remémorait l’accueil critique réservé à son anti-Gone with the Wind. Une énième histoire de violence se trompant de cible, en somme. Comme si le propos du film sur le déni et l’aveuglement s’était prolongé au-delà de lui-même, histoire de boucler la boucle.


Trop frontal et grimaçant, Mandingo ? (4) Malgré un certain succès en salle, il fut en tout cas effacé de la mémoire collective peu après sa naissance. Censure de fait si ce n’est dans les règles rappelant le sort du bébé de Blanche et Mede : pas d’image, pas d’existence, l’immaculée disparition. Phénomène tout sauf exceptionnel, dira-t-on, mais loin d’être anodin lorsqu’il enterre ainsi la progéniture non désirée d’un récit national ayant semble-t-il assez d’un génocide sur le dos. De quoi s’interroger face au retournement de tendance de cette fin de décennie 2010.


D’un ciblage à un autre, l’un supprimant après coup cet Afro qui dit « Non ! », l’autre le transformant en bouton like - « lui » mais aussi « elle », sa fidèle compagnon d’arme féministe ! - , n’y aurait-il pas là quelque chose de l’ordre du trompe l’œil et de l’effet Streisand ? Une façon de prendre ladite mémoire collective pour une ardoise magique : allez hop, on secoue, on efface et re-markette tout ça ! Et de dire après qu’on est le premier (…film de superhéroïne, …film sur l’esclavage depuis Naissance d’une nation, etc.) sur le dos de quelques pionniers sans gloire ni trop d’histoire.


Enfin, moi j’dis ça mais, faut avouer : où serait ce plaisir quasi archéologique à redécouvrir de telles pépites sans ce fameux syndrome du poisson rouge ?



  • Missa bien une idée mais ça pas plaire tissa, missa pense.



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Notes et références


(1) Extrait de Judas & Jesus, by Shilliam Wakespeare, date inconnue.
(2) « La maitresse de la plantation, la Southern Lady, raffinée, pure et chaste, passionnément dévouée à la cause du Sud, caractérisait, plus ou moins volontairement, toute la société sudiste, ses aspirations à l’aristocratie, son sens de l’honneur. Mais dans sa vérité profonde, cette femme idéalisée symbolisait tout autant l’hypocrisie fondamentale du Sud, qui pervertissait toute la société, libre et esclave, ainsi que son obsession de la transgression sexuelle. Le piédestal de la perfection où on élevait la Dame de la plantation devait la protéger du désir impur de l’homme noir, et l’inciter à fermer les yeux sur les relations que son mari pouvait entretenir avec les esclaves noires, et sur la naissance inopinée de petits mulâtres au teint clair […] L’hypocrisie des Blancs tentait d’occulter la violence omniprésente, garantie de survie d’une société supposée toute de grâce et d’élégance. L’hypocrisie des Noirs visait, elle, à se maintenir en vie et à se soustraire aux sévices des maîtres. » Nicole Bacharan, Les Noirs américains. Des champs de coton à la Maison Blanche, Panama, 2008, p.37-38.
(3) Richard Fleischer cité dans L’énigme Richard Fleischer, Christophe Chavdia, Rimini Édition, 2018 (d’après une interview de Leonard Haddad et Gaël Gohlen initialement parue dans DVDvision, n°32, mai 2003).
(4) Comme le fait très justement remarquer Nicolas Geneix à propos du western révisionniste : « Le révisionnisme autocritique doit composer avec le politiquement correct, les ennemis de l’un pouvant croiser les adversaires de l’autre. » (Positif – n°698, Dossier : Le western crépusculaire (et après), p.106).

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le 27 mai 2019

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