Théâtre épique et démocratie liberticide

[Critique croisée avec celle de Dogville du même réalisateur, comportant des passages communs.]


Manderlay fait directement suite à Dogville, sorti deux ans plus tard, il s’inscrit dans la trilogie « USA – land of opportunities », ici, il est toujours question de domination de l’homme par l’homme et de haine d’autrui, l’humain et les États-Unis ne sont pas épargnés. Plus politique que son ainé, Manderlay met en scène les travers de la démocratie et plus précisément des démocraties occidentales. Grace est toujours l’héroïne, mais exit Nicole Kidman et l’innocence placent à Bryce Dallas Howard et une incroyable bonne volonté éprise de justice. Elle découvrira vite que ses idéaux de liberté et de démocratie peuvent avoir des conséquences pernicieuses, « l’enfer est pavé de bonnes attentions », a-t-on coutume de dire. Véritable échec commercial avec un budget de 14 millions pour 80 000 dollars de recettes aux États-Unis, mais aussi plombé par la critique, celle-ci s’arrêtant à la soi-disant apparence sexiste et raciste du film, Manderlay n’est pourtant pas dénué de qualités.



De l’art de la réalisation



Vue d'ensemble. Quelques meubles posés ci et là au milieu d’une grande scène s’apparentant à un tableau noir où des tracés à la craie délimitent les maisons et les grands murs noirs ou blancs entourent ce terrain de jeu. Le spectateur est, dans chacun des deux films, instantanément frappé par ce décor minimaliste, mais très réfléchi. Explication d’une telle audace.



Mon défi maintenant, c'est de parvenir à une fusion entre le cinéma,
le théâtre et la littérature. ” — Lars von Trier à propos de sa mise
en scène dans Dogville et Manderlay.



Lars von Trier réalisera dès lors une fusion solide entre ces 3 genres au point de fournir deux films les transcendant. Lars von Trier hérite principalement des artifices littéraires le découpage en chapitres, cette décomposition thématique sera l’occasion de constater la progression lente où chaque scène dispose de sa propre construction narrative faisant avancer le récit global. Le narrateur omniscient est aussi hérité de la littérature permettant une prise de recul et une description objective du déroulement de l’action. Les deux films héritent aussi du cinéma avec un art de la mise en scène et de l’esthétique filmique au premier plan. Citons d’abord le jeu sur la lumière, celle-ci permet de mettre en avant les personnages et l’action, mais aussi d’exprimer les changements d’humeur du personnage principal, en effet, lorsque Grace se rend compte de l’horreur qu’on lui a fait subir, les autres habitants sont éclairés comme dévoilés au grand jour (« La lumière révélait les défauts des maisons et des gens. ») etc. En parlant des personnages, le jeu de ceux-ci est teinté de réalisme sans exagération autre que la caricature volontaire du récit (mais j’y reviendrai), la direction des acteurs est donc bien cinématographique. La caméra à l’épaule sera l’occasion de magnifiques plans sur les visages des personnages, plans d’ailleurs utilisés pour la confection des affiches des deux films, je peux aussi citer d’autres plans magnifiques comme l’ouverture des rideaux dans Dogville ou les longues séquences vues du dessus présentes dans les deux films.


Mais la principale influence provient du théâtre, influence aussi bien sur la mise en scène que narrative, et plus particulièrement du théâtre épique. Ce type de théâtre nous provient de Bertolt Brecht, metteur en scène marxiste, qui a théorisé une forme narrative ayant pour principal objectif de faire réagir le spectateur, de le confronter au spectacle pour qu’il puisse se forger une opinion. Un des principaux artifices mis en place par Brecht est le minimalisme des décors que l’on retrouve chez la trilogie de Lars von Trier, en effet que ça soit des marquages à la craie aux murs noirs délimitant la scène (blancs parfois dans le premier film), c’est un banal rocher qui indique le nom de la ville à Manderlay et chaque porte et mur sont invisibles, etc. Cela permettra de se concentrer sur les personnages et ce qu’ils disent pour renforcer le côté pédagogue des films, mais aura aussi de servir au récit en accentuant l’importance de certaines scènes notamment celle du viol dans Dogville où l’intimité disparait pour laisser place à l’horreur et celle du rapport entre Grace et Timothy dans Manderlay, avec en fond la panique des habitants, pour montrer l’impuissance et la divergence d’intérêt de l’héroïne. Les décors permettront aussi le phénomène de distanciation, particularité importante dans le théâtre épique, la création de distance (aidé par la voix off monocorde et indifférente) pousse le spectateur à prendre du recul sur la pièce et sur le caractère illusoire de celle-ci. Brecht voulait, en tant que marxiste convaincu, que le théâtre soit le lieu de la représentation de parabole illustrant les rapports sociaux et les injustices de notre monde aidant ainsi le spectateur à en prendre conscience. Lars von Trier hérite alors clairement de ce procédé, mais aussi de ce mode de pensée concevant sa trilogie comme la représentation de la domination de l’homme par l’homme.



Des démocraties libérales et de l’interventionnisme de celles-ci



70 ans après l’abolition de l’esclavage et 70 ans avant notre époque, Grace accoste dans la plantation de Manderlay. Cette dernière est isolée du reste et détachée du temps, ici les noirs sont encore traités en esclave par Mam. L’héroïne est scandalisée, comment une telle anomalie temporelle est-elle possible ? Pleine de bonne volonté et profitant d’une Mam mourante, elle décide d’intervenir à l’aide de ses gangsters tout juste dévoués à sa cause. S’ensuit une discussion avec son père lui rappelant un épisode de son enfance, persuadée de vouloir faire le bien, Grace toute jeune décide de libérer son oiseau de compagnie, pensant que celui-ci aspirait à la liberté, il sera finalement retrouvé quelques jours plus tard mort de froid, premier indice d’une catastrophe en devenir. Convaincue que cette erreur épisodique n’était due qu’à un manque de pouvoir de sa part, Grace décide quand même d’intervenir. Grossière erreur. En intervenant dans ce lieu qui est si étranger et qui se débrouillait sans elle, Grace incarne l’idéal de liberté des États-Unis et sa politique interventionniste (14 interventions militaires lors des 20 dernières années) alors même que la guerre en Afghanistan et en Irak se déroulait, après tout, Bush apparaîtra au générique du film. Lars von Trier ira même plus loin, Grace instaurera la notion de dividende et d’actionnaire rappelant un certain néocolonialisme au profit de la finance internationale. Les noirs passeront d’esclaves à employés ce qui n’améliorera même pas leurs conditions et reviendra au même, l’on pourrait croire que le changement de statut a une implication au moins symbolique, mais il en ressort que ceci est juste une manipulation linguistique.


Grace, sous prétexte de responsabilité vis-à-vis du passé, ira même enfoncer la condition de la famille de Mam, provoquant non pas l’apparition de l’égalité, mais le nivellement par le bas, les noirs n’ayant pas d’amélioration de condition. Non pas qu’une position dominante doit subsister, car la situation initiale est bel et bien injuste, mais la méthode de Grace, au nom de la liberté, s’avère complètement autoritaire, alors que le manque de guide et de règles instaure peu à peu le chaos et retarde la plantation, Grace se positionnera en tant que professeur ayant pour but, au cours de réunion, d’apprendre la liberté, la démocratie aux habitants, rappelant étrangement le rôle de Tom lors du premier film de la trilogie, un véritable rôle d'endoctrinement, les leçons étant obligatoires, car Grace n’hésitera pas à mettre à profit ses hommes de main pour pointer un fusil sur quiconque osera y échapper.


La réunion sera l’occasion de constater, à travers quatre débats, les limites évidentes d’un système démocratique par vote, là où Lars von Trier frappe juste, c’est qu’il ne se contente pas de critiquer le système démocratique représentatif (ou aristocratique/oligarchique, c’est selon), mais la démocratie au sens où Rousseau et Tocqueville l’entendant, à savoir la participation active de chaque citoyen.



  • Le premier problème évoqué est la possession du râteau. Flora et
    Elizabeth revendiquent tout deux que cet outil leur appartient. Il
    est dit que « personne ne pense à partager » et chacun vote, selon
    lui, pour le véritable propriétaire. Un problème, quelqu’un est
    indécis, on considère alors son vote comme nul et donc inutile,
    illustration de l’abstention et du vote blanc non reconnus. Une
    troisième voie n’est pas cherchée et donc, comme le dit Grace : « il
    y a un gagnant et un perdant, mais la communauté a parlé ».

  • Deuxième problème, les habitants trouvent le rire de Sammy
    dérangeant, sans se soucier de sa liberté et de sa dignité, les
    habitants votent pour qu’il arrête purement et simplement de rire. La
    démocratie entraîne son lot de lois liberticides, le projet de loi
    sur le renseignement oserait il témoigner ?

  • Autre problème, les habitants votent Jim, jeune aux aspirations
    artistiques, comme responsable de l’horloge alors que c’est bien
    au-delà de ses compétences et qu’il ne l’a demandé à personne.

  • Pour le dernier débat, les habitants iront jusqu’à voter pour l’heure
    qu’il est, au-delà de toute vérité ! Car la démocratie en recherchant
    la juste répartition des pouvoirs n’a pas pour but de dire que la
    majorité a raison, mais qu’il faut suivre l’avis de la majorité.


La recherche d’égalité de Grace ira jusqu’à un égalitarisme effronté, les parts de nourriture ne seront plus distribuées en fonction des nécessités de chacun, mais de manière égale et les blancs seront obligés de porter des « blackfaces » ce maquillage raciste que portait les acteurs de théâtre blanc jouant une personne de couleur au début des années 90. Par la suite la situation s’envenimera de plus en plus et d’autres votes absurdes auront lieu (jusqu’à la peine de mort pour une habitante qui ne le méritait pas) pour finir sur un vote pour le rétablissement de la loi de Mam et la révélation finale, cette Loi était écrite à la base par les noirs eux-mêmes.


Manderlay illustre donc les différentes fractures sociales qu’il peut exister au sein même d’une population, mais aussi les conséquences de l’interventionnisme des États-Unis et surtout l’illusion d’un idéal de liberté et les limites démocratiques. Sous ses beaux discours, Grace ne servait qu’en réalité ses intérêts privés et son désir primaire. Est-il alors utile de rappeler que la France possède toujours le droit d’ingérence, qu’elle a aidé à renverser plusieurs régimes pour aboutir sur le chaos comme en Libye et en Syrie au nom de la liberté et de la démocratie ?


Quelques références pour approfondir ou sur le même thème :


Du contrat social et De la démocratie en Amérique – respectivement Rousseau et Tocqueville pour approfondir le thème de démocratie, je cite aussi l’ouvrage de Bernard Manin, très beau complément.


Syrie : Pourquoi l’Occident s’est trompé – Pichon, sur les errances diplomatiques occidentales récentes.

Seraphinnn
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 19 mai 2015

Critique lue 1.1K fois

8 j'aime

3 commentaires

Seraphinnn

Écrit par

Critique lue 1.1K fois

8
3

D'autres avis sur Manderlay

Manderlay
Psychedeclic
9

L'enfer est pavé de bonnes intentions

Vous avez aimé "Dogville", l'oeuvre la plus dépouillée en décors de l'histoire du cinéma ? Alors il y a de fortes chances que vous aimiez, voire adoriez "Manderlay", qui, pour moi, fait partie de ces...

le 1 mars 2015

22 j'aime

1

Manderlay
Zogarok
7

Le fantôme de la liberté

Suite de Dogville, Manderlay est tourné selon les mêmes principes, avec mise en scène théâtrale au sens premier. Le film est le second opus de « USA : Land of Opportunities », qui aurait pu être une...

le 29 oct. 2014

13 j'aime

2

Manderlay
Nathaniell
5

Lars Von Trier, critique 7

Nous revoilà pour un épisode de plus. Au tour de Manderley maintenant. On retourne dans des films plus récents, on est après Dogville. On est d'ailleurs dans un film qui se présente comme la suite de...

le 12 janv. 2014

11 j'aime

Du même critique

Persona
Seraphinnn
10

L'individu existe-t'il ?

Cinéma. Bruit strident. Musique angoissante. Répétitive. Charbons du projecteur qui s’allument. Étincelle. Lumière. Pellicule. Décompte. Sexe en érection. Dessin animé. Squelette. Tarentule. Saignée...

le 29 avr. 2015

14 j'aime

9

Manderlay
Seraphinnn
8

Théâtre épique et démocratie liberticide

[Critique croisée avec celle de Dogville du même réalisateur, comportant des passages communs.] Manderlay fait directement suite à Dogville, sorti deux ans plus tard, il s’inscrit dans la trilogie «...

le 19 mai 2015

8 j'aime

3

Dogville
Seraphinnn
9

Théâtre épique et vanité hypocrite

[Critique croisée avec celle de Manderlay du même réalisateur, comportant des passages communs.] Dogville est le premier film de la trilogie « USA – land of opportunities ». Sous la forme d’une...

le 27 févr. 2015

7 j'aime