Suite de Dogville, Manderlay est tourné selon les mêmes principes, avec mise en scène théâtrale au sens premier. Le film est le second opus de « USA : Land of Opportunities », qui aurait pu être une trilogie, peut encore le devenir, mais le projet a plus de chances de rester en sommeil que trouver un producteur confiant, compte tenu de la vertigineuse catastrophe commerciale de Manderlay. Malgré son budget pas négligeable (14 millions de $), Manderlay est quasiment aussi dépouillé que Dogville (avec plus de plans lyriques et de pénombre). Il le dépasse même largement sur l'échelle de la sécheresse et demeure l'un des opus les moins vus de Lars Von Trier (chiffres comparables à ses premiers films comme Epidemic).

Manderlay s'en remet au même personnage principal que dans Dogville : Grace, cette fois interprétée par Bryce Dallas Howard (au lieu de Nicole Kidman). Le prétexte était l'asservissement des femmes dans le premier, c'est ici celui des noirs afro-américains dans l'Amérique passée. Prétexte est quasiment un euphémisme. Toujours est-il qu'à Manderlay, l'esclavage est toujours de mise 70 ans après l'abolition. Une propriétaire terrienne tient une vingtaine d'hommes et de femmes sous sa gouverne en occultant les lois du monde extérieur. Grace regarde cette femme mourir en lui indiquant bien que la solidarité féminine ne compte pas.

Indignée, Grace concrétise. Elle entreprend d'inverser les rôles dans cette plantation : les blancs ont une dette à payer et elle compte bien s'en charger. Mais ces hommes ne changent guère leurs habitudes et ne profitent pas de leur nouvelle position. Ils ne croient pas au chemin de la liberté tant claironné. Une fois l'émancipation acquise, existe-t-il des opportunités réelles ? Y a-t-il juste le néant et l'anomie ; à moins que ces gens-là soient incapables de construire, ou que leur destin soit ailleurs que dans la liberté ? Lars Von Trier mène le film comme un débat, avec son point de vue dominant, évidemment.

Le cinéaste a toujours été peu consensuel, mais il franchit ici des limites fondamentales. Interpréter son film comme un brûlot raciste n'est pas aberrant. Le propos s'élève au-dessus des catégories raciales cependant, traitant plutôt du caractère et d'un trait commun à l'ensemble des déclinaisons de l'Humanité. Lars Von Trier ne traite pas simplement de la mentalité d'esclave, mais aussi de l'inaptitude à la liberté et de l'impossibilité de s'épanouir lorsqu'on est déraciné, sort de cycles de brimades ou de structures autoritaires sans avoir rien connu d'autre. Les esclaves de Manderlay ne cherchent pas à rester soumis, mais ils ne croient pas aux lumières qui leur sont brandies.

Ils ont constitué un équilibre, presque une transcendance et ils ne sauraient la lâcher sous prétexte que la donne a changé. D'ailleurs, ils ne seraient pas plus fonctionnels sans cet équilibre, fut-il obsolète en apparence ou matériellement. Etre propriétaire de soi et otage de ses habitudes, dans un univers apaisé et sans surprise, est peut-être l'une des meilleures situations pour la plupart des individus. Face à cette réalité à laquelle Grace accède difficilement, tout son volontarisme de missionnaire est anéanti. Elle avait trouvé là une occasion en or de découvrir son fond mégalo, en se servant d'eux pour forger son destin de prophète du bon côté de l'Histoire ; elle n'a en fait pas plus d'opportunité que ceux dont elle prend le parti.

Lars Von Trier se moque allègrement d'elle, l'humaniste salope à la vision superficielle et vaniteuse. Il la ridiculise sous tous les angles, y compris en la montrant dans l'abandon de ses vues « progressistes » (lorsqu'elle est enivrée par la virilité exotique de ses sujets, jusqu'à coucher avec un black). Toutefois, avec la petite saillie finale du narrateur (« celui qui refuse de prendre une main secourable n'a qu'à s'en prendre qu'à lui-même »), Lars Von Trier se montre malgré tout en emphase, même s'il singe la nouvelle philosophie de Grace. Un ultime sarcasme et une grosse provocation pour conclure une dialectique d'un fatalisme ahurissant. Sur l'Humanité, Lars est au-delà du désespoir : il en arrive à penser que nous gagnerions à rester à notre place. Quand on en est là, on atteint la grâce ou la dépression. Lars a hésité puis embrassées les deux, aboutissant à Antichrist puis Melancholia.

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le 29 oct. 2014

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