Nous revoilà pour un épisode de plus. Au tour de Manderley maintenant. On retourne dans des films plus récents, on est après Dogville. On est d'ailleurs dans un film qui se présente comme la suite de Dogville. Je ne peux pas vraiment juger ce que l'on perd à n'avoir pas vu le précédent. Le lien de l'histoire n'est pas direct et je le comprends sans me souvenir en détails de Dogville. Après, il peut y avoir des nécessités inconscientes que rentrent dans ma compréhension, parce que j'ai tout de même vu et étudié Dogville.
Au niveau de l'esthétique, on change de vue pour les Sims. Avant on était en vue sans mur du tout, ici, on a des grilles. On fait ce qu'on peut.
Enfin blague à part, l'expérience reste la même. Cela garde ce côté très expérimental, ce côté très "peu de technique" et aussi un côté "peu de moyens" qui peut être vu comme un des points importants de l'art de Von Trier (et cela même si des entorses se font dans certains films)
Des chapitres, une voix off. Un côté très artificiel, très théâtral, ou alors très conté. Je ne peux m'empêcher de voir dans ces procédés une sorte d'hybridation entre un choix de production d'images signifiantes et un attrait réel pour une création de mots, pour un littérarisation du cinéma. Une pratique de narrateur omniscient qui commente les événements qu'on vient de voir, avec un ironie très plaisante.
L'intérêt majeur du film repose sur cette ironie. Le sujet de base est l'esclavage, ou plutôt la maladresse des bons sentiments dans l'abolition de l'esclavage. Caractérisé par la combinaison d'un cœur gentil et d'une niaiserie totale, le personnage principal enchaine les erreurs. Pleine d'une bonne volonté, elle rappelle un peu le personnage de la mère dans le Barrage contre le Pacifique de Duras. Pleine d'espoir, convaincue qu'appliquer une "libération" des esclaves simple et surtout peu pensée est possible. Couper les haies et s'apercevoir des effets locaux de la déforestation; déclarer "vous êtes libres" et découvrir, comme l'a très bien vu Nietzsche, que savoir que Dieu n'existe pas ne détruit pas la moralité et la culture chrétienne. Des essais maladroits de démocratie avec une réussite digne de la "république" de Poutine, une punition des anciens maîtres blancs en leur couvrant le visage de noir. On ajoute à cela la naissance d'un désir sexuel clairement basé sur l'attraction de l'exotisme et d'une construction du noir très orientaliste.
Bref, si toutes les actions échouent lamentablement, le narrateur s'arrange pour tout souligner, pour surtout faire qu'on ne loupe aucune erreur du personnage. Tout est mis en relief et le personnage un peu trop innocent devient la figure même du ridicule.
Ma petite obsession autour du sadisme de Von Trier peut revenir assez facilement: j'ai rarement vu un réalisateur être aussi méchant, aussi vil avec son personnage. On réserve en général ce traitement à un personnage secondaire, pour faire une touche de sarcasme. Ici, c'est systématique, et on ne voit un peu que cela.
Cela manque un peu de finesse, c'est certain. Ridiculiser une blanche idéaliste dans ses maladresses, c'est facile. C'est même un peu trop facile. On peut bien sûr dire que Von Trier est en faveur d'une réflexion autour de l'action, et veut montrer les excès d'un sentimentaliste sur des questions aussi importantes. On peut lire une morale à la Black Panthers qui sous-entend que ce sont aux noirs de libérer les noirs, parce que les blancs ne comprendront jamais et que, quoi qu'ils fassent, s'ils trahissent ils redeviennent blancs, là où un noir restera noir quoi qu'il fasse. On peut malheureusement aussi lire un gentil message très limite du genre "leur vie n'est pas mieux depuis que l'esclavage est aboli, on aurait mieux fait de ne rien faire."
Et c'est là que cela me dérange. Sous-entendre qu'un blanc ne puisse pas traiter le sujet de l'incapacité des blancs à gérer les affaires de noirs, c'est une idée, et dans le cas de l'esclavage comme de la colonisation, cela s'est souvent révélé vrai. Le faire de cette manière en laissant une ambigüité de ce genre, et cela quel que soit les succès de l'entreprise, c'est un peu permettre du scandale dans le vide. On s'en passerait bien.
Comme l'aurait dit Nietzsche: who could not wish for Wagner's sake, that he had taken leave of us and of his art in some other manner [...] less ambiguous with regard to his general intent" (qui n'aurait pas souhaité dans l'intérêt de Wagner, qu'il n'ait prit congé de nous et de son art d'une autre manière […] moins ambigüe en considération de sa démarche globale")
Bon. J'écrivais en regardant. Impossibilité à me concentrer uniquement sur ce film. La fin me crispe. C'est pire que ce que je pensais. Les esclaves qui organisent l'esclavage pour le bien des noirs incapables d'être heureux en dehors de cela. Cela me reste en travers de la gorge. La scène de fouet, c'est franchement nul. Von Trier, bof bof là.
Nathaniell
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le 12 janv. 2014

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