Ce qui frappe les yeux du spectateur de prime abord, c’est la beauté envoûtante du nouveau métrage de Park Chan-Wook. Elle est omniprésence, enveloppante et par l’usage de nombreux travelling arrière presque Kubrickienne. On ressent une influence propre à Barry Lindon dans les longs plans d’exposition, qui fourmillent de détails pour exposer l’effort de reconstitution de la Corée des années 30. De là, on excuserait presque un scénario faiblard pour se laisser bercer par cet esthétisme salvateur. Or on se réjouit au fil des multiples rebondissements, le fond ne sert aucunement de faire-valoir à la forme.


Adaptation libre d’un roman de la Galloise Sarah Waters (Du bout des doigts), le cinéaste sud-coréen a en effet trouvé ample substance pour servir sa cause. Il aura fallu qu’il s’assagisse, pour que son cinéma trouve l’équilibre de ses sens. Chronique féministe, critique sociohistorique, analyse du désir, plaisir saphique, sadisme et sadomasochisme, tels sont les thèmes qui ponctuent le fleuve du récit.


Tout comme Rashomon de Kurosawa avant lui, l’auteur du culte Old Boy scinde son récit en trois parties chacune caractérisée par un point de vue différent. Un balancement s’immisce et voit se déployer une atmosphère tantôt érotique, tantôt anxiogène. Thriller sensuel puis drame sentimental, le film lève son voile uniquement dans sa troisième partie. Ainsi, ce Mademoiselle revêt multiples identités et prend le temps de dévoiler sa vraie nature.


L’histoire part d’un postulat simple, Sook-hee, une voleuse professionnelle est sélectionnée par un escroc qui souhaite séduire, épouser et interner Lady Hideko, une jeune héritière sous le joug d’un oncle bibliophile possessif. Sauf que le plan préparé depuis de longues années n’a pas pu prévoir une chose : le coup de foudre visiblement réciproque entre les deux femmes.


À partir de cette esquisse en apparence classique, l’intrigue dessine un labyrinthe aux multiples strates. La chute de la première partie est diablement efficace et permet, au bout d’une heure de ressaisir l’intérêt du spectateur. Chaque virage de la seconde partie offre un nouvel éclairage.


Le film, comme le roman avant lui, nous offre un passionnant récit d’émancipation de deux femmes prisonnières d’hommes vils et possesseurs. Elles sont exploitées, enfermées dans leur chambre voire battues. Le traditionnel côtoie alors la modernité, dans les relations homosexuelles, dans l’exposition des sentiments et dans le développement des connexités. Elles se défont des liens d’un passé révolu et malgré leurs origines opposées, les deux femmes transcendent leur communication : de passion corporelle, elles évoluent vers une compréhension mutuelle et puisent dans leurs expériences la clé de leur délivrance. C’est autant leur sexualité que leur destinée qu’elles s’approprient.


Le roman épousait volontairement des codes dickensiens. Il mettait surtout en avant un exercice de style, accompagné des nombreux clichés lesbiens longtemps mis en littérature avec cette touche de tragédie qui amenait une morale pudibonde : la folie et la mort accompagnent toujours ces amours-là.


Le film prend un autre parti. L’élément d’aliénation mentale ourdi par l’un des personnages constitue à la fois un ressort scénaristique et un message sous-jacent. Non seulement Park Chan-Wook reprend l’approche romanesque, mais il la bonifie par la satire. Ainsi un suicide sous les fleurs de cerisier se transforme en farce tout en gardant sa grâce visuelle.


Un autre élément dissonant se constitue à travers le personnage de l’oncle. Il enferme ses fantasmes dans son manoir victorien aux appendices japonais et permet à Park Chan-Wook d’insuffler une critique sociohistorique des vives tensions subsistant entre la Corée et le Japon. Le réalisateur, fidèle à lui-même et à ses obsessions ne peut s’empêcher en retour de hanter les bas-fonds de sa maison de poupée et y injecte sa patte gothique.


Ce que nous propose Park Chan-Wook est d’une telle splendeur qu’il est difficile de s’émanciper de la béatitude première, trop éblouie pour songer à l’analyse. Pourtant, le métrage à de nombreux sens cachés, qui se dévoilent au lendemain, derrière les portes de l’esprit reposé. On décortique avec ferveur et délice les images qui nous ont sublimé, on reste préoccuper par les agissements sombres qui rythme les demeures closes et on s’amuse de l’exercice a posteriori.


Non content de revenir sur le devant de la scène, plus mature, avec quelques réminiscences incisives, Park Chan-Wook nous offre un thriller d’époque sophistiqué sublimé par sa forme. Que l’on puisse relever du Kubrick ou du Kurosawa n’est pas un gage de qualité intrinsèque, mais il contribue à délivrer les clés qui ouvrent la demeure de Mademoiselle. On regrettera simplement une dernière partie plus tiède et surtout une dernière scène érotico-saphique inutile. À trop vouloir en montrer, on y perd l’essentiel. Attention, M. Park Chan-Wook de ne pas vous laisser submerger par vos désirs. Un dernier souffle aurait été si judicieux, plus mystérieux à l’image de vos personnages. Un dernier souffle océanique, un dernier râle, une dernière bouffée d’opium.


« C’est une chose très différente que d’aimer ou que de jouir ; la preuve en est qu’on aime tous les jours sans jouir et qu’on jouit encore plus souvent sans aimer. » Marquis de Sade

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le 2 nov. 2016

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Westmat

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