A mesure que se déploie une animation d’auteur, celle-ci investit des champs nouveaux : l’étude de mœurs pour adulte avec Anomalisa, la philosophie contemplative dans la Tortue Rouge, l’étude esthétique avec Tout en haut du monde… Autant de preuves que ce genre ne se limite pas à un divertissement enfantin de masse dans lequel on glisserait par intermittence des éléments parodiques ou ironiques destinés aux adultes.


Ma vie de courgette, réalisé en stop motion pendant près de deux ans, obéit à la même ambition : aborder de front des questions difficiles, comme l’enfance en foyer, l’abandon ou la mort des parents, et les mécanismes délicats de la reconstitution.


Le parti pris est pourtant de ne pas directement s’adresser aux adultes, en laissant la parole aux enfants, en filmant à leur hauteur, et les laissant exprimer à leur manière les failles qu’ils ont à combler.


On comprend dès lors bien des choix esthétiques de cette fable qui ne cherche jamais à établir une illusion réaliste. Au contraire, la simplicité épurée des décors, la rigueur austère d’une mansarde, l’insularité du foyer ou le caractère magique d’une montagne enneigée semblent directement émerger de la représentation que s’en fait l’enfance. De la même manière, les marionnettes animées s’imposent en premier lieu par leur artificialité ; c’est par la voix, l’interaction avec les autres et les ellipses qu’elles vont prendre vie, sous les yeux de spectateurs dont l’empathie va se construire progressivement.


L’animation est donc une sorte de défi tout à fait pertinent : en établissant certaines barrières préliminaires (une facticité assumée, le refus de la virtuosité, un discours épuré, des mouvements légèrement saccadés), Claude Barras établit la pudeur nécessaire pour aborder sans s’y fourvoyer un sujet aussi sensible. Céline Sciamma, à l’écriture, retrouve l’âge délicat de ses personnages de Tomboy et joue elle aussi sur les manques, la touchante maladresse propre à cet âge.


La dynamique fonctionne : les façades se craquellent et l’émotion surgit. Certes, l’écriture reste celle du conte (la tante vénale, le flic paternel, autant de figures toujours aussi extrêmes qui permettent de restructurer l’imaginaire enfantin), mais la justesse et l’authenticité l’emportent, notamment dans les éléments symboliques et silencieux qui établissent par mosaïque la communauté : la météo émotionnelle des enfants, des gestes ou des tics comme la raie qui cache le visage de l’une, l’attachement aux lunettes de ski de l’un, à une canette de bière de l’autre, le rituel d’une fillette croyant voir venir sa mère dès qu’une voiture s’arrête… En abyme, les dessins de Courgette dans ses courriers soulignent cette quête de l’adulte aux commandes : retrouver ce geste primitif, à l’image de Picasso dans ses traits, pour laisser parler l’émotion de l’enfant, dont l’adulte à tant à apprendre : par sa fragilité, certes, mais surtout par les élans irrépressibles qui le mènent à la guérison.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 28 oct. 2016

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