C'est un fourre tout incontrôlable, bringuebalant, de loufoquerie à tout va, d'instants sans queue ni tête, de furtivité à l'extrapolation dégingandée, un océan d'absurde, et de grandeur. Là où l'incontrôlable loufoquerie d'un film incontrôlable trouve son issue dans des personnages à l'allure qui fourmille, la beauté vient s'installer dans la moindre image, dans le moindre recoin d'un échange de regard, ou d'une accolade entre deux individus qui s'aiment. C'est le prolongement d'un P'tit Quinquin, revenu des méandres de l'extase pour le bonheur même du spectateur. C'est cette tendresse venue se poser au milieu de nulle part, parmi le grotesque et l'absurde des situations, la loufoquerie des langages, des postures, des individus, dans un monde où tout est déjanté, où l'amour seul, demeure le seul repère pour un monde censé, intelligible. C'est une tendresse où la beauté du monde côtoie conjointement le burlesque, le grotesque, le rire dans ce qu'il pourrait être sans grâce.


Mais penser que le grotesque n'a pas de grâce, c'est passer à côté de Ma Loute. C'est faire demi-tour, de pas voir, ou tout simplement, ne pas rentrer dans les méandres d'un film, à l'humour grinçant, décalé, grandiloquent, mais pourtant ô combien emplit de sublime, de beauté, de vivacité, et surtout, de justesse.
Ma Loute pourrait posséder bons nombres de défauts, qu'on ne les verraient pas, tellement l'humour inonde tout, provoque un ras de marée dans l'esprit bien tranquille du spectateur, un ouragan, une bourrasque de vent.


Le rire au cinéma, lorsqu'il est juste, lorsqu'il est ample, lorsqu'il est vrai, défigure tout. Il est capable alors d'achever de probables minuscules parcelles de défauts en une beauté suprême, une magie incomparable, une lumière. Le rire n'est pas calculé. Il arrive comme si l'on en avait plus rien à faire, d'attendre, de vivre, d'être. Il arrive sans prévenir, comme un courant d'air, une porte qui claque, une fenêtre entrouverte, un éclair qui passe à tout allure dans un ciel orageux, une étoile filante qui passe en un éclair dans un ciel sans étoiles.
Ma Loute est le rire. L'extravagance. La loufoquerie. L'incalculable inconvenance d'un monde qui vit dans la seule extrapolation des choses. Dans l'excès, l'abondance, l'exagération de l'être.


Pourtant, à son début, on avait craint l'incommensurable surjeu d'un Luchini empêtré dans son rôle, sa gesticulation caricaturée jusqu'à la moelle, qui ne fait pourtant rien d'autre que du Luchini (et cela, pour l'immense plaisir du spectateur). Quel bonheur de voir un Luchini qui jubile de mots, éjectant les palabres comme un chien qui bafouille, qui ne sait même plus comment faire pour s'exprimer normalement.
Inutile encore de décrire l'incroyable jeu d'une Valéria Bruni-Tedeschi au summum de l'hilarité, qui jamais n'a été aussi proche de la perfection, donnant à son jeu une forme de retenue, mélangée d'une excentricité pleine de grâce. Magie. C'est encore cette Juliette Binoche dont on craint le surjeu à ces débuts, mais qui se déploie telle un papillon à la parure multicolore, au fur et à mesure de l'avancement d'un film.


C'est une esbroufe où la beauté côtoie le rire. C'est ce que nous montre le couple formé par Ma Loute et Billy, illustration parfaite de la divinité. La simplicité de ces instants comme protégés de l’esbroufe ambiante qui les mange, les bouffe (ici, le mot prend un sens littéral très concret), est d'une simplicité sans fard, presque angélique, pure. C'est la beauté simple de l'amour qui donne au film un envol, une parenthèse, un souffle de vent ponctuant le film d'une sorte de sublime où la loufoquerie se transforme en divinité. Ensuite, c'est la grâce et la rareté d'une musique venant ponctuer la beauté précieuse de rares instants. Ce sont ces notes de violons qui arrivent sans l'ombre d'un doute, piégeant le spectateur dans une dramaturgie soudaine, qui d'un coup chasse le rire, et fait place à la gravité théâtrale de l'amour. Artificielle beauté, mystique, hors du temps. L'amour est beau chez Dumont, parce qu’il existe comme une décontenance, un excès emplit de maladresse.


C'est une beauté qui s'immerge jusqu'au rire, pour venir s'engouffrer soudainement dans une intensité poétique où les paysages se tiennent comme des personnages à part entières, semblant asphyxier le monde du drôle, sous une cascade de grandeur, d'immensité, de vide. Chez Dumont, les paysages communiquent d'eux-mêmes, propagent leur beauté effarantes, d'un lyrisme sans issue.


C'est encore cette parodie d'une procession religieuse bringuebalante et foutraque, d'une drôlerie sans sens, comme ces paysages, d'une somptuosité sans nom, comme seul sait si bien les filmer Bruno Dumont. C'est cette divinité qui apparaît soudainement, pour se transformer en une gravité pesante, lourde, d'une beauté sidérante, dépouillée de tout carcans. C'est encore cette soudaine magie à travers le réel, Juliette Binoche qui s'envole dans les airs, comme ensuite cet inspecteur grassouillet, buvant son verre de champagne dans l'apesanteur du ciel, tenu au bout d'une corde.


Ma Loute, c'est une vérité dans les langages, une auto-dérision à elle seule, une seule et même esbroufe dans une magie intemporelle, rare, lucide, intelligente. Parce qui a dit que le grotesque était forcément dénué d'intelligence ?

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le 2 juin 2016

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Lunette

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